« Combien de fois n’ai-je pas entendu ce rappel déclamé sur un ton solennel par ma mère », se souvient le journaliste et linguiste Nicolas Trifon, qui revient sur une histoire familiale ancrée dans le multiculturalisme de la Transylvanie.
Nicolas Trifon est linguiste, membre de la rédaction de la revue « Au sud de l’Est » et du « Courrier des Balkans ». Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Les Aroumains : un peuple qui s’en va » (Éditions Non lieu, 2013).
Cet article a été publié une première fois le 6 juin 2020.
Du côté de ma mère, pour ce qui est des générations qui l’ont précédée, il y a eu plusieurs personnages qui ont été amenés à jouer un rôle, sans doute modeste mais suffisant pour que leur nom soit mentionné dans les livres d’histoire de la Transylvanie. Parmi tous ces personnages dont elle entendait transmettre la mémoire, sa mère, ma grand-mère, Eleonora Lemeny-Rozvan (1885-1949), occupait une place à part. Sa participation à la cérémonie de la signature du traité de Trianon qui entérinait il y a un siècle, le 4 juin 1920, l’intégration à la Roumanie de territoires administrés jusque-là par la Hongrie dans le cadre de la monarchie austro-hongroise sonnait comme une sorte d’apogée de la gloire familiale.
« Ta grand-mère était à Trianon ! » : combien de fois n’ai-je pas entendu ce rappel déclamé sur un ton solennel par ma mère, une personne qui savait s’imposer quand le sujet lui semblait important. Très impressionné par la vénération qu’elle vouait à ma grand-mère, décédée en 1949, l’année de ma naissance, j’ai conservé au départ dans un coin de ma tête la mémoire de cet exploit familial sans trop savoir où se trouvait au juste ce Trianon et sans trop chercher à en savoir plus.
Il aura fallu un incident mineur, lors de mon adolescence, pour qu’un doute s’empare de moi. Nous étions en visite à Budapest depuis une semaine chez la seconde épouse de mon grand-père qui ignorait le roumain et avec laquelle ma mère communiquait en allemand. En nous rendant un jour au centre-ville, ne sachant pas comment procéder pour acheter les tickets, nous avons été surpris dans le bus par des contrôleurs. Et là, surprise, ma mère s’est mise à parlementer en hongrois avec eux et la question fut vite résolue. Sur le coup et à d’autres reprises par la suite, jusqu’à la fin de sa vie, elle s’est toujours refusée de reconnaître qu’elle parlait le hongrois. Pourquoi une telle obstination dans la dénégation chez une personne aussi cosmopolite que ma mère et alors que je n’ai jamais eu droit à la maison aux antiennes anti-hongroises si fréquentes en ce temps à Bucarest ? J’étais d’autant plus intrigué que mon père qui provenait d’une famille aroumaine installée de longue date à Belgrade et Sofia – où elle n’a pas eu toujours la vie facile – était ravi quand des Serbes ou des Bulgares avec lesquels il lui arrivait de s’entretenir le prenaient pour un des leurs.
Née en 1915, à Sibiu (Hermannstadt, Nagyszeben), ma mère est arrivée quelques années plus tard à Cluj (aujourd’hui Cluj-Napoca, Kolozsvár, Klausenburg), où sa famille venait de s’installer. La majorité de la population de cette ville était hongroise, raison pour laquelle elle avait appris le hongrois. Je ne l’ai jamais entendu raconter un quelconque épisode désagréable lors de sa vie à Cluj. Le tournant est intervenu très précisément au lendemain de l’entrée en vigueur le 31 août 1940 de l’arbitrage imposé par Berlin et Rome, aux représentants de la Roumanie et de la Hongrie, le diktat de Vienne selon l’historiographie roumaine. Chez nous, on l’appelait cedarea Ardealului, « la cession de la Transylvanie ». Toute sa famille, elle, qui venait de finir ses études de médecine, sa mère et ses petits demi-frères, des tantes, etc., ainsi que tant d’autres familles proches, ont quitté du jour au lendemain la ville passée sous contrôle hongrois. Le récit, sobre mais cinglant, qu’elle en faisait ne laissait aucun doute sur le choc qu’elle a subi. Ce choc a dû être autrement plus traumatisant pour sa mère.
Née à Săliște (Szelistye) en 1885, de père roumain et de mère saxonne, Eleonora Lemeny-Rozvan a grandi à Sibiu puis étudié à Cluj, Budapest et Genève. En 1908, elle obtient le titre de docteur en philosophie et lettres. Féministe de la première heure, elle participe à toutes sortes d’initiatives et collabore à des revues de Budapest. Parallèlement, marié à Eugen Rozvan, né à Salonta (Nagyszalonta), elle s’engage dans le mouvement socialiste. A la fin de la guerre, elle se sépare de ce premier mari, mon grand-père, qui va connaître un parcours politique différent : cofondateur du Parti communiste roumain, élu député de Bihor en 1926, alors que le parti venait d’être interdit, il se rend peu après en URSS où il sera arrêté et exécuté en 1938.
En août 1918, ma grand-mère sera élue sur les listes de la section roumaine du Parti social-démocrate de Hongrie au Conseil directeur du Conseil national roumain au sein duquel elle sera chargée du Département du travail et de la protection de la santé. Ses harangues en faveur des droits des femmes font une grosse impression lors de l’assemblée réunissant des dizaines de milliers de personnes d’Alba Iulia (Gyulafehérvár, Weissenburg), qui proclame l’union avec la Roumanie le 1er décembre. Si on ajoute à cela le rôle qu’ont pu jouer ses prédécesseurs en ligne directe pendant la révolution de 1848, lors notamment de l’assemblée de Blaj (Balázsfalva, Blasendorf), on verra dans sa présence moins de deux ans après à la signature du traité de Trianon l’aboutissement heureux d’un combat de longue date. En tout cas, c’est à cette version que s’accrochait ma mère. Il aurait suffi de regarder de plus près ce qui s’est passé entre la proclamation de l’union, le 1er décembre 1918, et la signature du traité de Trianon, le 4 juin 1920, pour comprendre que les choses n’étaient pas si simples. Peut-être lui aurait-elle prêté plus d’attention s’il n’y avait pas eu le « diktat » de 1940.
En effet, quelque mois après la proclamation de l’union avec la Roumanie, les socio-démocrates roumains allaient se retrouver en minorité au sein du Conseil directeur qui faisait office de gouvernement provisoire de la Transylvanie. En républicains conséquents, ils refuseront de se lever lors de l’hommage rendu au roi de Roumanie, ce qui entraînera leur démission du Conseil. Enfin, pour ce qui est de l’autre point sur lequel le Conseil s’était engagé solennellement, le droit de vote pour les femmes, le Conseil refusera de se prononcer en estimant que ce n’était plus de son ressort. Il n’entrera en fonction que bien plus tard. Autant dire que l’honneur rendu à ma grand-mère en la faisant participer à la cérémonie de Trianon ne pouvait pas lui ôter toutes les craintes sur les difficultés à venir. Elle se retirera d’ailleurs peu après de la vie politique tandis ses collègues socio-démocrates, de grands noms de l’union, furent vite marginalisés sur l’échiquier politique de la Grande Roumanie. Évidemment, l’accumulation de ces déceptions ne saura amortir le choc subi lors de la signature de l’arbitrage/diktat de 1940.
Les raisons qui peuvent expliquer le choc dans le cas de ma grand-mère ne sont pas tout à fait les mêmes que celles de ma mère. Ce sont peut-être les différences dans ce genre, parfois infimes, qui peuvent aider à couper définitivement le cordon ombilical mémoriel. En tout cas, c’est ce qui m’arriva à moi. A vrai dire, après l’adolescence, je n’ai pas mis longtemps à me débarrasser de ce réflexe anti-hongrois induit, sinon par la famille comme dans mon cas, par l’école, le service militaire ou les médias à tant de membres de ma génération. En revanche, c’est bien plus tard que j’ai retrouvé la sérénité nécessaire pour réconcilier mémoire familiale et histoire historienne. Je l’ai réalisé ces dernières années lorsque, au cours de mes longues promenades à Budapest, j’ai eu le sentiment que c’est aussi un peu ma ville, que je suis en quelque sorte chez moi, en pensant à ma grand-mère, à son féminisme, à son socialisme et à tant de mes prédécesseurs pour lesquels cette ville chargée d’histoire fut jadis aussi « leur » métropole.
Post scriptum
En laissant de côté ces spéculations d’ordre psychologique auxquelles je me suis laissé aller à la demande de la rédaction du Courrier de l’Europe centrale et que d’aucuns ne manqueront de trouver déplacées, voici quelques mises au point. Soixante-quinze ans après la restitution de la « Transylvanie du nord » à la Roumanie, qu’en est-il du réflexe anti-hongrois en Roumanie ? Les surenchères nationalistes sous Ceauşescu et celles, non moins allusives et cyniques, de ceux qui lui ont succédé sur le danger révisionniste hongrois ont eu un effet contradictoire. A force d’en faire trop, les apprentis patriotes lassent quand ils ne suscitent un retour contraire à celui attendu… Le changement de l’état d’esprit des jeunes générations me semble assez net. J’ai pu le constater à l’occasion du centenaire de l’union de 1918 lorsque j’ai été invité le 1er décembre 2018 pour évoquer ce moment historique devant une bonne quarantaine de personnes dans les caves aménagées d’une pizzeria du quartier latin où travaillaient des Roumains. Non seulement mes observations critiques n’ont pas rencontré d’opposition mais elles ont été reprises par mes interlocuteurs, venus pour certains à l’appel d’une formation politique libérale récemment fondée, l’Union Sauver la Roumanie. On attendra cependant en vain une quelconque ouverture en la matière de la part des principales formations politiques qu’il s’agisse de l’héritière de l’ancien parti unique, le Parti social-démocrate, du Parti national libéral, du Parti national paysan, en perte de vitesse, ou même de l’Union citée plus haut qui a le vent en poupe. Enfin, peu nombreux sont ceux qui sortent de leur réserve pour intervenir dans l’espace public en faveur d’une solution rationnelle et équitable des demandes formulées par les citoyens roumains de nationalité hongroise.