Il est stupéfiant de parler de nouveaux réacteurs en France et en Slovaquie, alors que les chantiers existants en sont même pas terminés, déplore Mycle Schneider, auteur du Rapport sur l’État des Lieux de l’Industrie Nucléaire.
Mycle Schneider est consultant indépendant de l’énergie et du nucléaire basé à Paris. Avec son équipe, il publie tous les ans le Rapport sur l’Etat des Lieux de l’Industrie Nucléaire. L’édition de 2019 a été présentée fin septembre à la Central European University à Budapest.
Selon le Rapport sur l’État des Lieux de l’Industrie Nucléaire de 2019 que vous venez de publier, le nucléaire n’est pas une bonne solution pour une réduction rapide des émissions de gaz à effet de serre. Pourquoi insistez-vous autant sur la notion de temps ?
La perception du changement climatique a été beaucoup modifiée par la notion d’urgence. Le terme « urgence climatique » est très récent. Depuis un an et demi, il y a tout un mouvement des unités administratives – villes, régions, États – qui ont déclaré un état d’urgence climatique. La notion de temps est capitale et le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) y insiste grandement. Le GIEC a aussi clarifié que l’urgence augmente : on réduit toujours le temps qui nous reste. C’est d’autant plus qu’il faudra faire en moins de temps. Si aujourd’hui on veut faire une politique climatique responsable, il faut la combinaison de l’efficacité économique et du temps qui est essentielle pour le choix politique de stratégie de protection du climat.
Le problème des émissions croissantes ne se retrouve pas en Europe, mais en Chine, peut-être aux États-Unis, sûrement en Inde et la Russie. En plus, dans les pays comme l’Inde il y a toujours beaucoup de gens sans électricité. Pour électrifier le pays, il faut des grandes capacités de production. Est-ce que le nucléaire n’est pas la bonne solution dans ces pays où il faut commencer de zéro et ou les renouvelables comme le solaire et l’éolien ne peuvent pas livrer autant d’énergie ?
La Chine et l’Inde en sont le contre-exemple. Ils produisent déjà plus d’électricité avec des éoliennes toutes seules qu’avec le nucléaire. Le fait qu’il faut beaucoup de capacités dans ces pays-là ne veut pas dire que ces capacités doivent être centralisées. L’Inde a une très faible production nucléaire, mais les deux dernières années elle a vécu une explosion de l’industrie solaire centralisée et décentralisée. Le nucléaire y a presque été rattrapé par le solaire qui a un délai de réalisation très court. L’Inde a beaucoup de problèmes à aboutir avec son programme nucléaire. Quand les sept réacteurs en construction vont-ils commencer à produire ? Entre temps, on a fait du solaire qui produit déjà. On voit aussi un phénomène absolument fascinant du point de vue économique. Le nouveau solaire en Inde est compétitif avec le charbon existant.
Vous avez constaté que la durée moyenne de construction d’un réacteur s’élève à dix ans. En même temps, 29 des 46 réacteurs en construction sont en retard. Est-ce que vous avez comparé de manière complexe la durée chez le nucléaire d’un côté et l’éolien et le solaire de l’autre côté ?
Nous ne l’avons pas fait pour une raison très simple : pour le nucléaire il s’agit de 46 unités, pour le solaire et l’éolien il s’agit de milliers d’unités. Or, on peut dire qu’un site important d’éolien ou de solaire – des centaines des mégawatts installés – compte une durée de construction d’un à deux ans. La comparaison serait complexe, mais les ordres de grandeur sont clairs.
Même si un nouveau réacteur dispose d’une capacité d’au moins mille mégawatts ?
In fine, ce n’est pas la capacité, mais la production qui compte. On peut dire – à juste titre – que par mégawatt installé le nucléaire va produire plus d’électricité qu’un mégawatt éolien ou solaire. Même si on tient compte de ce facteur-là, on voit la vitesse folle avec laquelle la production solaire et l’éolienne augmente en Inde et Chine, nettement plus vite que le nucléaire.
« Il n’y a aucune possibilité d’investir de l’argent privé dans le nucléaire ».
L’industrie nucléaire dit que même si le nucléaire est, certes, cher, beaucoup de renouvelables impliquent beaucoup d’investissements dans le réseau. Est-ce que vous en tenez compte ?
Beaucoup d’arguments de cette nature sont avancés. Mais quand on regarde de plus près, on peut faire l’argumentation exactement inverse : les grandes centrales nucléaires, ou celles alimentées par le gaz ou charbon demandent une complexité de réseau qui n’est pas nécessaire pour les renouvelables décentralisées. Je produis de l’électricité solaire depuis plus de 30 ans au Canada, au fin fond de la forêt, hors réseau. Évidemment, au début ça valait déjà le coût parce que construire une ligne électrique sur cinq kilomètres était plus cher que de mettre des panneaux solaires sur le toit. On a calculé la rentabilité du solaire par rapport à la distance au réseau. Aujourd’hui, ça se calcule en centimètres plutôt qu’en mètres. Il est plus cher d’ouvrir le béton sur le trottoir que de mettre un panneau solaire sur un parcmètre.
J’utilise la logique économique de « bottom-up ». La première chose à faire est d’optimiser la mise à disposition de services énergétiques au niveau local par des moyens passifs – améliorer l’isolation pour chauffer les gens ou la lumière naturelle pour l’éclairage d’usines, d’écoles et des résidences. Puis, on met les panneaux solaires sur le toit. Les nouveaux bâtiments peuvent et devraient avoir un bilan énergétique positif. Le problème, ce sont les bâtiments existants et les infrastructures d’industrie et de transport existantes. Si on ne s’attaque pas à l’existant, on ne réglera pas le problème climatique.
Par le passé, on a construit quelques grandes centrales, puis on a créé le réseau et on a arrosé le consommateur. Mais on n’est plus dans ce schéma-là. Il faut changer de mentalité. Aujourd’hui on est dans le monde des « prosumers ».
… des gens qui veulent produire eux-mêmes de l’électricité…
…qu’ils consomment ensuite. Des papetiers en Scandinavie qui sont des grands consommateurs d’électricité font leurs propres centrales offshore ou semi-offshore, où ils produisent massivement pour leur propre consommation. Ils injectent le reste au réseau. Les solutions hybrides sont particulièrement prometteuses. En France, un data center, Qarnot Computing, installe ses processeurs gratuitement dans des habitations comme chauffage. Le « radiateur intelligent » permet aussi le wifi, le chargement sans fil de portable, la supervision de chaleur et d’humidité, ainsi que de la sécurité. Le tout gratuit. Ça vaut le coup pour l’entreprise, car elle baisse le coût du refroidissement des processeurs qui représente souvent 70 % des frais d’un data center.
A l’échelle mondiale, c’est la Chine qui construit le plus de nouveaux réacteurs. En Europe, il y a des chantiers en France et Finlande, mais les nouveaux projets apparaissent surtout à l’Est : en Slovaquie, en République tchèque, en Hongrie, en Pologne. Est-ce qu’il est là, l’avenir du nucléaire ?
La réalité est que 95 % de la capacité connectée au réseau dans l’UE en 2018 étaient des renouvelables. Il n’y avait pas de nucléaire. En Europe centrale, il y deux réacteurs en construction depuis quelques années – pour ne pas dire depuis 1985.
Vous parlez de la Slovaquie.
Oui, des Mochovce 3 et 4. Il est tout à fait stupéfiant qu’on puisse parler de nouveaux réacteurs alors qu’on n’a pas terminé les chantiers existants. En France aussi, on n’arrive pas à terminer Flamanville 3 et aujourd’hui-même (le 25 septembre) l’EDF lance un appel d’offres pour un second EPR.
Il n’y a aucune possibilité d’investir de l’argent privé dans le nucléaire. Point. Ce n’est pas mon opinion, c’est comme ça. Ce sont les banques et l’industrie nucléaire elle-même qui le pensent. Pour la centrale construite en Angleterre, l’industrie française a demandé un tarif de rachat de l’électricité garanti de 92,5 livres par mégawattheure. A l’époque c’était deux fois plus que le prix de l’électricité sur le marché du gros. Étant donné l’indexation du tarif, ça sera sans doute trois fois plus que le prix de marché – s’il devait jamais produire du courant. S’il existe une façon de réduire les émissions qui représente favorablement la combinaison des facteurs du temps et du coût, ce n’est certainement pas le nucléaire. Un État peut dire qu’il s’en moque et qu’il voudrait quand même dépenser de l’argent dans le nucléaire. Mais dans ce cas-là, la motivation est très différente de la recherche d’une option efficace pour réduire les émissions à court terme. Et je trouve capitale qu’on discute alors de l’autre motivation.
Quelle est l’autre motivation ?
Elle peut être d’ordre géopolitique, militaire, ou une combinaison des deux. Elle peut être une question d’image, de fierté. Un projet nucléaire peut aussi faire l’objet d’un « package deal » entre deux gouvernements.
Les Allemands sont en train d’arrêter leurs centrales nucléaires dont une partie est remplacée par le charbon. On voit apparaître aussi des projets de gaz comme le nouveau gazoduc Nord Stream 2. Les émissions allemandes ne décroissent pas. Est-ce que l’Allemagne est le bon élève ?
Non, il n’y a pas de substitution par le charbon. L’Allemagne n’est pas un modèle. Mais les chiffres disent que l’Allemagne réduit les émissions de CO2 et, logiquement, l’utilisation des énergies fossiles non seulement dans la production de l’électricité, mais aussi dans la production de chaleur. La substitution du nucléaire se fait non par le charbon, mais par les renouvelables. Depuis 2010, la production nucléaire a baissé de 64,5 TWh, alors que les renouvelables ont produit 121 TWh de plus. En plus, la consommation a baissé et les exportations nettes ont augmenté.
Pourquoi donc l’Allemagne n’est pas un bon élève ? Un, les avancées sur l’efficacité énergétique sont très largement insuffisantes. Deux, la politique du gouvernement actuel sur les renouvelables est catastrophique. Mais pendant un certain nombre d’années, le bilan était extrêmement positif et le monde entier en a profité. C’est l’Allemagne qui l’a payé.
Et l’Allemagne ne va pas atteindre ses propres objectifs en termes d’émissions.
Exactement. Dans le secteur électrique le problème est essentiellement le lignite – le charbon particulièrement sale.
Et la sortie n’est programmé que pour les années 2030.
Exactement. En plus, la taxe carbone, fixée par le gouvernement il y a quelques jours à 10 euros par tonne, est sans doute une gifle à toute politique climatique. En Suède, le prix est dix fois plus élevé.
A terme, le prix allemand devrait atteindre 35 euros.
Ce n’est pas suffisant. Le point de départ et le point d’arrivée sont insuffisants. Une politique qui ne peut pas atteindre ses propres objectifs n’est pas une politique modèle. Les émissions baissent beaucoup trop lentement. Et l’Allemagne a les moyens d’adresser ces problématiques-là de façon totalement différente et autrement plus efficace.