Il y a 25 ans, le groupe de musique allemand Scorpions chantait « Wind of change » (Le vent du changement) pour fêter la chute du Mur de Berlin et la désintégration de l’Union Soviétique et du « bloc socialiste ». Avec cette douce mélodie on nous parlait de fraternité, des rêves des nouvelles générations. A l’Est, 25 ans plus tard il n’en est rien ; ou plutôt si : misère, chômage, corruption, inégalités.
Article publié originellement le 12 juin 2015 dans Révolution permanente. |
Mais depuis quelques années, on assiste dans la région à des crises sociales et politiques, et surtout à des mobilisations populaires. Cette instabilité sociale et politique qui commence à inquiéter les capitales occidentales est-elle en train de marquer la fin d’une période de paralysie des classes populaires dans la région ? La dernière crise en date est celle qui secoue actuellement la Macédoine où des milliers de personnes ont défilé contre le gouvernement après un énième scandale de corruption impliquant les hautes sphères de l’Etat. Mais cette mobilisation, dans un pays qui ne nous avait pas habitué à des mobilisations populaires ces dernières années, n’est pas un cas isolé.
En effet, ces dernières années, toute une série de pays a été touchée par des révoltes populaires, explosions sociales et crises politiques. C’est le cas de la Slovénie, de la Bulgarie, de la Roumanie, de l’Ukraine, de la Bosnie-Herzégovine et de la Moldavie. En Hongrie, en Croatie, au Monténégro et en Albanie, on a aussi assisté à des mobilisations populaires, mais de moindre importance.
Evidemment, ces mouvements et crises ont eu des degrés de profondeur et d’intensité différents selon le pays. Dans certains cas, ils ont réussi à faire tomber des gouvernements locaux et/ou nationaux ; dans d’autres cas ils n’ont pas été suffisamment forts pour le faire. En même temps, nous devrions signaler que la crise en Ukraine, bien qu’elle fasse partie de cette série de conflits dans la région, par sa gravité, ses implications et conséquences géopolitiques, constitue un cas à part.
Dans tous ces exemples nous avons pu voir des dynamiques similaires se reproduire. Même si le mécontentement populaire pouvait éclater pour des questions ponctuelles (des augmentations des tarifs des services publics, une répression à une manifestation, des scandales de corruption, des soupçons de fraude électorale, etc.) très rapidement la remise en question de « l’élite » politique devenait l’un des axes principaux de la lutte, voire le principal.
Au-delà des limites réelles de ces mouvements, la première chose qu’il faudrait remarquer c’est que les masses de cette région sont en train de prendre peu à peu « l’habitude » de l’action directe, de la lutte dans les rues contre des gouvernements corrompus et répressifs. On ne peut pas nier que cela soit, dans une large mesure, le résultat d’un certain effet de contagion des mobilisations populaires contre les attaques des capitalistes, qui ont eu lieu aussi bien dans les pays du sud de l’Europe que dans le nord de l’Afrique.
Egalement, cet élément leur donne un caractère différent de ce qui ont été les dites « révolutions de velours », qui étaient fomentées par des ONGs et des fondations impérialistes afin d’installer des gouvernements marionnettes favorables aux puissances Occidentales. Evidemment, cela ne veut pas dire que les impérialistes au travers de leurs institutions internationales, fondations et alliés politiques et de la « société civile » au niveau local, n’essayent pas de canaliser et dévier le mécontentement populaire vers ses propres objectifs géopolitiques et économiques dans la région (sur ce point l’exemple ukrainien est emblématique).
Quoi qu’il en soit, cette nouvelle tendance à la mobilisation des masses en Europe de l’Est semble exprimer un début de changement dans la prédisposition des masses à lutter. Et cela d’autant plus si l’on prend en considération la grande démoralisation et la perte de confiance dans la force collective de la classe ouvrière en mouvement qui se sont répandues dans la région tout au long des années 1990-2000. Il est clair que l’héritage de la période stalinienne et du processus de restauration capitaliste (qui a signifié un profond recul social, culturel et économique pour les classes populaires) pèse encore. C’est cela que les limites objectives et subjectives des mobilisations récentes suggèrent. Mais il est important aussi de prendre en compte ce que ce changement ouvre comme possibilités pour la classe ouvrière et les opprimés de la région.
Restauration capitaliste et démocraties en décomposition
Cette nouvelle situation d’agitation sociale, à laquelle les dirigeants des puissances occidentales doivent s’adapter, contraste avec la période antérieur de triomphalisme bourgeois, au cours de laquelle l’impérialisme a utilisé la restauration capitaliste dans l’ex-« bloc soviétique » comme l’un des éléments centraux de sa propagande. La restauration capitaliste en Europe de l’Est a représenté en effet une des plus grandes victoires du capitalisme dans le XXe siècle, dont les conséquences ont encore un poids considérable sur les masses.
Dans les pays de l’ex-« bloc socialiste », ou ce que l’on pourrait appeler plus correctement les ex-Etats ouvriers bureaucratisés, la réintroduction du capitalisme a impliqué un profonde dégradation des conditions de vie des classes populaires ; des privatisations (mafieuses ou non) qui ont eu comme conséquence des fermetures d’entreprises et des licenciements massifs. Dans des pays comme l’ex-Yougoslavie, ce processus a déclenché en outre les conflits armés les plus sanglants dans le continent européen depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Ce processus de restauration capitaliste a eu lieu parallèlement à l’instauration de régimes de démocratie bourgeoise. Cela a aussi été un élément important de la propagande politique de l’impérialisme étant donné que l’on affirmait qu’il y avait une corrélation entre le capitalisme (néolibéral) et la « démocratie ». En même temps, le communisme, et tout régime qui ne soit pas la démocratie bourgeoise, était (et est encore) assimilé au totalitarisme, à la dictature.
Mas ces régimes de démocratie bourgeoise qui ont été instaurés dans les ex-Etats ouvriers bureaucratisés (ainsi que dans d’autres régions du monde) étaient d’une qualité pitoyable. Et cela même du point de vue des capitalistes. Le caractère dégradé et décomposé de ces « démocraties » peut être constaté non seulement par la corruption endémique et le clientélisme qui règne, mais par la qualité même des institutions.
Ce que l’on appelle habituellement « l’Etat de droit » est complètement faible dans ces pays. Non seulement les travailleurs, mais les masses en général, ne peuvent pas faire confiance aux institutions (Justice, parlement) qui sont complètement inféodées à des gouvernements ou oligarques.
La complicité qui existe entre, par exemple, la Justice et les grandes fortunes locales et les entreprises multinationales se présente complètement ouvertement, sans aucun scrupule. Ainsi, face aux violations répétées des droits déjà faibles des travailleurs de la part du patronat national et étranger, les travailleurs savent qu’il est pratiquement inutile d’avoir recours à la Justice.
Un autre exemple de ce lien direct entre la bourgeoisie et l’Etat se reflète dans les nombreux cas où des magnats de tel ou tel secteur de l’industrie sont en même temps députés ou ministres, au niveau local ou national (pour reprendre un exemple ukrainien, l’actuel président, Petro Porochenko, est à la tête d’un grand groupe chocolatier). Autrement dit, la bourgeoisie locale, qui est issue essentiellement de l’ancien appareil bureaucratique stalinien, exerce souvent elle-même le pouvoir politique.
A tout cela il faudrait ajouter le contrôle total des grands médias par des groupes oligarchiques liés directement au gouvernement et/ou à l’impérialisme… Sans parler des cas de répression directe contre des journalistes d’opposition ou simplement critiques des autorités.
Cette situation représente un problème même pour les capitalistes, étant donné que la corruption et l’absence tout indépendance, ne serait-ce que de forme, entre les institutions de l’Etat, les gouvernements et les classes dominantes locales crée les bases pour des possibles crises de légitimité de l’Etat. Et cela pourrait se développer non seulement parmi les travailleurs, mais aussi parmi les classes moyennes, y compris ses couches les plus privilégiées. Ce n’est pas par hasard que des ONGs, des fondations et des dirigeants impérialistes insistent autant sur l’importance de renforcer « l’Etat de droit » et la lutte contre la corruption dans ces pays.