Matthias Nawrat et Alice Zeniter : journaux de deux écrivains à Budapest

Une écrivaine française, Alice Zeniter, et un écrivain allemand né en Pologne, Matthias Nawrat, sont allés à Budapest au mois de novembre dernier pour prendre le pouls de la capitale hongroise et croiser leurs regards et leurs perceptions. Voici leurs journaux de voyage.

Cette correspondance a été publiée sur le site internet du projet « Allons Enfants ! », initié par le Literarisches Colloquium Berlin avec le soutien du Ministère allemand des Affaires étrangères. Dans le cadre de ce projet, huit tandems d’auteurs franco-allemands ont voyagé dans autant de villes européennes. Le journal de Matthias Nawrat a été traduit vers le français par Stéphanie Lux, celui d’Alice Zeniter vers l’allemand par Paula Rauhut.
12.11.2017

La première chose qui me frappe à la livraison des bagages dans l’aéroport Liszt Ferenc, c’est le style vestimentaire un peu inhabituel des gens. Je me dis soudain que j’ai toujours la même impression quand j’arrive dans un autre pays européen. Ici, à Budapest, les gens ne sont pas vêtus plus pauvrement ou plus richement qu’ailleurs, ni mieux ni moins bien, juste un peu différemment, comme si la mode en soi était tout aussi nuancée que chez nous ou ailleurs, mais aussi légèrement décalée. Je crois voir un peu plus de couleurs pastel sur les manteaux d’hiver des femmes, des chaussures d’hommes un peu plus futuristes (j’aperçois ainsi à plusieurs reprises des sortes de rangers olive dont la semelle comprend une sorte de coussin en gel, qui ne seront à mon avis vraiment utiles que sur Mars.) Comme je viens d’acheter une veste outdoor, mon regard est plus sensible à ce type de vêtements. Tandis que nous attendons la valise de Solveig, je crois avoir deviné la raison de ce décalage entre les styles d’habillement européens : en Hongrie, il y a d’autres marques, des marques que je ne connais pas. C’est la même chose en Pologne, où on trouve, dans les magasins de matériel de sport outdoor, les produits de la marque française Quechua. En Roumanie, il y a deux semaines, j’ai vu d’autres marques encore, que je ne connaissais pas non plus. Il doit sûrement y avoir, en Hongrie, dans de nombreux secteurs de l’habillement, me dis-je en attendant dans l’espace de livraison des bagages, des sociétés inconnues de moi qui fabriquent des produits qui ne ressemblent pas à ceux qu’on trouve ailleurs. En définitive, nous nourrissons tous le même espoir d’élégance et de protection du vent, de la pluie et du froid – mais les Hongrois ne ressemblent pas tout à fait aux Polonais, les Polonais ne ressemblent pas tout à fait aux Allemands, qui eux-mêmes ne ressemblent pas tout à fait aux Roumains ou aux Français.

Dans le hall de l’aéroport nous attendent deux jeunes femmes munies d’une pancarte où figure le nom de Solveig. Une fois que nous nous sommes présentés, celle des deux qui tient la pancarte efface le nom de Solveig de son doigt, comme pour se souvenir plus tard qu’on est bien venu nous chercher. Pendant le trajet, notre chauffeur parle dans un téléphone portable; un deuxième appareil est fixé sur un support à gauche du volant. À droite du volant, un iPad, lui aussi sur un support, indique la route à suivre. Lorsqu’il n’est pas au téléphone, je peux voir par-dessus l’épaule du chauffeur que celui-ci cherche quelque chose sur Google puis lit un texte. Malgré la pluie et la lumière éblouissante des phares des véhicules venant en sens inverse, sa conduite est sûre.

Aéroport

Nous sommes en novembre 2017. J’arrive à l’aéroport Liszt Ferenc de Budapest. Quand je me suis installée à Budapest, en 2008, c’était l’aéroport Ferihegy.

Il a changé de nom, comme une vingtaine de lieux dans la capitale.

La place Moscou (Moszkva tér) a été rebaptisée Széll Kálmán. La place Roosevelt est devenue Széchenyi István. Et la place de la République (Köztársaság) s’appelle désormais place Jean-Paul II. Le député-maire de Budapest, István Tarlós, a également décidé – pour des raisons qui me sont plus obscures – de rebaptiser place Elvis Presley une petite place de l’île Margit.

Le pays lui-même a cessé depuis quelques années de s’appeler République de Hongrie. Il ne s’appelle plus que Hongrie. C’est moins fastidieux à écrire, je suppose. La Constitution de 2011 rappelle les racines chrétiennes de ce pays qui n’est plus une république, en affirmant que la Sainte Couronne en est le symbole. Le préambule de ce texte affirme par ailleurs que « les cadres essentiels de notre vie en communauté sont la famille et la nation, les valeurs fondamentales de notre unité sont la fidélité, la foi et l’amour ». Lorsque le texte avait été voté, je vivais encore à Budapest et j’essayais de suivre les nouvelles à la radio. Je devais toujours aller regarder le sens des mots nouveaux dans le dictionnaire. J’avais ainsi réalisé que personne ne m’avait parlé de fidélité depuis que je m’étais installée ici : je n’avais jamais entendu le terme. Aujourd’hui encore, je me demande comment « la fidélité », en elle-même, c’est-à-dire sans point d’attachement défini, peut être la valeur fondamentale de quoi que ce soit. Quant à l’amour, et au droit d’un État à s’arroger un discours sur lui, c’est un problème qui a secoué mon pays quelques années avant la Constitution hongroise. « La France, tu l’aimes ou tu la quittes ». La formule de Philippe de Villiers avait été reprise, très légèrement édulcorée, par Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur, en 2006. Elle appelait évidemment un certain nombre de questions, dont certaines tout à fait absurdes : comment l’État comptait-il établir la présence ou non de cet amour ? Sur quels critères ? Y aurait-il des tests d’amour à l’échelle nationale ? Uniquement sur les groupes soupçonnés de porter leur préférence ailleurs ? À quel degré de désamour serait-on prié de faire ses valises ? Au premier signe ? À la récidive ?

Le même préambule affirme que « le fondement de la force de la communauté et de la dignité de l’Homme est le travail » et c’est ainsi, pour que tous les hommes soient dignes et forts, que le gouvernement d’Orbán a instauré des programmes de travail public pour les chômeurs, dans lesquels ceux-ci sont payés au-dessous du salaire minimum.

Parmi d’autres points inquiétants, la Constitution de 2011 rappelle que le mariage ne peut avoir lieu qu’entre un homme et une femme. Elle garantit le droit à la légitime défense et la protection de la vie depuis la conception. Lors de mon avant-dernier voyage à Budapest, les murs des stations de métro étaient couverts d’affiches incitant les Hongroises à ne pas recourir à l’avortement. Cette campagne – ai-je appris plus tard – avait été financée par des fonds européens destinés à favoriser l’avancement de la parité.

Cette fois, c’est le visage de Soros qui m’accueille partout le long de la route que le taxi remonte à vive allure en direction du centre-ville.

Appartement

Le logement dans lequel nous habitons, Solveig, Matthias et moi, est typiquement budapestois. Il est situé dans un de ces immeubles construits en carré autour d’une grande cour qu’entoure à chaque étage une coursive de fer forgé. L’appartement fait plusieurs mètres de hauteur sous plafond. Lorsque je vivais ici, c’était commun lors des fêtes des étudiants Erasmus de gonfler des ballons à l’hélium et de les regarder monter jusqu’en haut de la pièce, comme si les invités avaient besoin d’éprouver concrètement la distance à laquelle se situait le plafond de la pièce pour diminuer – ou accroître – le vertige.

Lorsque je suis retournée vivre à Paris après trois années, grosso modo, passées à Budapest, l’exiguïté des appartements m’a été insupportable.

Budapest est une ville dans laquelle – encore aujourd’hui, alors que je me promène en compagnie de Matthias et Solveig – il y a de la place. Partout, des panneaux « À vendre » ou « À louer ». Les bars s’étendent parfois sur des centaines de mètres carrés. Ils ne sont jamais pleins. On peut y débarquer en bande.

L’interdiction de fumer dans les lieux publics est passée après mon départ. Je ne m’habitue pas à voir de petits groupes de fumeurs sur les trottoirs, devant les cafés, les restaurants. L’image de la ville qui reste gravée dans mes souvenirs n’en contient pas, et ils m’irritent chaque fois que je les aperçois, comme une pièce de puzzle qui refuserait de s’emboîter avec le reste.

13.11.2017
La ville

De bon matin, je vais chercher un espresso dans un espresso bar de notre rue et je me dirige vers le fleuve. Sur la rive, un jogger en haut jaune fluo et collant noir me dépasse. Le conducteur d’un SUV blanc s’arrête au passage piétons et me fait aimablement signe de passer. Arrivé à hauteur du Pont des chaînes, je contemple le Danube et, au loin, en dehors de la ville, les collines à demi dissimulées par le brouillard. Les Budapestois s’y rendent sans doute le week-end, me dis-je, pour faire du sport, de la randonnée, pour prendre l’air. Les plus riches d’entre eux y ont peut-être même une maison. Exactement, me dis-je, comme dans n’importe quel autre pays européen.

Pourquoi, alors, la majorité des gens votent-ils Orbán ?, me demandé-je.

Un long tunnel creusé sous la colline du château m’amène dans un quartier plus calme. J’entre dans un parc et me promène un peu. Soudain, j’aperçois un peu plus loin, devant un buisson, une dame d’un certain âge en bas de jogging rouge avec un chien en laisse. Nous sommes les seuls promeneurs dans ce parc désert, le brouillard lèche le tronc des arbres, les bruits de la ville ne nous parviennent qu’atténués. J’avance en cherchant le regard de la dame, bien décidé à lui sourire et à lui dire bonjour. Elle garde les yeux fixés sur son chien, devant son buisson, et arbore une moue étrangement crispée. Je passe à un mètre d’elle, tourne la tête dans sa direction, mais elle continue à fixer obstinément son chien, si bien que je regarde le chien moi aussi, et fais semblant, en poursuivant mon chemin, de m’être seulement intéressé à l’animal.

Tunnel au Clark Ádám tér
© Matthias Nawrat
Structures

Je ne connais rien de la vie institutionnelle ici. Je ne sais pas dans quel réseau de dépendances, d’humiliations ou de possibilités les gens sont pris dans ce pays. Je porte un jugement sur le comportement de la dame du parc sans rien savoir de la situation de départ, du contexte, des injustices auxquelles les gens sont soumis. Je ne sais pas non plus de quelle manière la situation globale actuelle se répercute sur la situation locale. Je n’ai rien à envoyer par la poste, je n’ai pas besoin de chercher du travail ni de travailler, je n’ai aucune demande à faire, ni besoin de trouver un logement, d’inscrire des enfants à l’école ou de me pencher sur les programmes éducatifs. Je juge en fonction de mes propres conditions de vie, tout en croyant pouvoir en déduire quelque chose d’universel.

Le Budapest d’aujourd’hui

Sur Tarasz Sevcsenko tér, une petite place non loin du Danube, une ancienne mosquée surmontée de trois coupoles en cuivre a été transformée en musée. Juste en face, de l’autre côté de la place, on trouve le Görögkatolikus Templom, église catholique de l’époque de la monarchie des Habsbourg, à la façade caractéristique, peinte en jaune. Dans une des rues non loin de notre appartement, j’ai vu une synagogue aux fenêtres poussiéreuses, cassées par endroits, à la façade délabrée, couverte de graffiti. Dans une rue, je tombe en arrêt devant une Lancia rouge de plus de trente ans d’âge, garée juste à côté d’un SUV couleur chocolat. Quelques rues plus loin, je vois une voiture électrique se recharger à une borne. Nous ne sommes plus au XIXème siècle, comme essaient de le faire croire au touriste que je suis les édifices pompeux, joliment rénovés. Nous sommes dans les années 10 du XXIème siècle. La pauvreté et la détresse sont ailleurs aujourd’hui. Une nouvelle forme de démocratie fait son apparition.

Hier soir, après notre installation dans l’appartement, Alice, tandis que je me souviens de cette première matinée passée dans la ville, m’a raconté qu’il y a sept ans, elle a passé quelque temps ici pour travailler à un projet de pièce de théâtre avec un metteur en scène anglais. Orbán venait d’instaurer des quotas pour les emplois dans le secteur culturel. Désormais, un certain pourcentage d’emplois devaient revenir à des citoyens hongrois. Alice et le metteur en scène anglais avaient perdu leur financement et dû interrompre leur projet.

Après la lecture

Une dame vient me trouver à l’issue de notre lecture au Palais de l’Université Andrássy. Elle s’adresse à moi en allemand et me félicite pour le débat qui vient d’avoir lieu. Elle porte un béret et un châle en laine verts, un manteau bien coupé, un maquillage discret. À côté d’elle, sa fille et l’ami de celle-ci sourient timidement. La mère me raconte que la semaine dernière encore, elle était avocate dans une entreprise autrichienne installée à Budapest. Depuis un certain temps, l’entreprise avait des difficultés avec la nouvelle administration d’Orbán. Tant et si bien qu’elle a fini par retourner à Vienne. Malheureusement, me dit cette dame, on ne lui a pas proposé de poste à Vienne, elle est donc à la recherche d’un nouvel emploi. Or de nos jours, on ne peut obtenir un emploi de juriste que si l’on soutient le nouveau gouvernement. Ou si l’on fait au moins semblant. Nombre de postes-clés, me dit-elle, ont été confiés à des gens qui soutiennent le parti Fidesz ou, du moins, ne contestent pas le régime. Je connais un certain nombre de juristes qui ont mis de l’eau dans leur vin, parce qu’ils ont une famille à charge, me dit la dame. Je donne des cours privés d’allemand, je pourrais en donner plus et renoncer à exercer mon métier, mais les cours ne rapportent pas assez. Soudain, sa fille dit : Ne cherche pas d’emploi de juriste. J’ai entendu tout à l’heure qu’elle a l’intention d’aller faire ses études à Berlin. Mais comment veux-tu que je finance ton séjour à Berlin ? lui demande sa mère. Je travaillerai, répond la fille. La mère me raconte que son fils étudie à Londres, où les études sont encore bien plus chères qu’à Berlin, elle ne pourra bientôt plus lui envoyer d’argent. C’est une décision difficile à prendre, dit la mère. Elle rit. Sa fille aussi. Mais la fille semble plus préoccupée que la mère. Peut-être parce qu’elle n’a pas fait, contrairement à sa maman, l’expérience de la dictature avant 1989, puis des années de la Transformation. Pour la mère, la démocratie d’Orbán, me dis-je alors, n’est qu’un nouveau système de plus, dans lequel elle doit prendre ses marques. Elles me disent au revoir et me souhaitent une bonne continuation. En partant, la mère, voyant mon air sombre, me dit de ne pas m’inquiéter. Son fils aura fini ses études à Londres d’ici un an, ils trouveront bien une solution.

Péter

Péter, qui a participé avec nous à la lecture à l’Université Andrássy, a déclaré, durant le débat sur nos différentes perspectives sur l’Europe d’aujourd’hui : Je ne suis plus tellement heureux de vivre en Hongrie. Le pays a changé depuis quelques années. Il me rappelle plutôt la Hongrie de ma jeunesse, d’avant la Transformation. Plus tard, je lui montre une affiche sur une colonne Morris que j’ai prise en photo dans la matinée, et sur laquelle on voit le visage d’Orbán encadré. Sur l’affiche, le visage d’Orbán est déformé par une grimace. Péter m’explique qu’il s’agit d’une publicité pour un journal télévisé critique envers le gouvernement. Enfin, encore une histoire un peu particulière, me dit-il. Le chef de cette chaîne de télé, Hír-TV, me dit Péter, s’appelle Simicska, et c’est l’ancien meilleur ami d’Orbán. C’était l’oligarce préféré d’Orbán, il s’occupait des finances du parti Fidesz. Puis ils se sont disputés, et maintenant il est contre Orbán. Mais pas pour des raisons politiques. C’est plutôt comique, me dit Péter.

Je l’ai accompagné devant l’entrée du Palais, où il fume une seconde cigarette. Il porte un manteau noir sur un sweat-shirt gris mal mis. Il pleut, les lumières se reflètent sur les pavés, de l’autre côté de la place, la silhouette d’un bâtiment monumental se dresse dans le ciel nocturne de Budapest. Il me semble que Péter, écrivain lui aussi, dégage la même sérénité que la juriste au chômage de tout à l’heure. Une sérénité découlant d’une expérience réelle, concrète d’un système autoritaire, et non simplement de ce qu’on peut apprendre en lisant des livres, en écoutant des récits, en regardant les informations, comme c’est mon cas, moi qui n’ai connu la Pologne d’avant 89 qu’à travers mon regard d’enfant ; une sérénité qui vient d’un ancrage dans la réalité, dans laquelle la vie continue normalement. On travaille, dans les rues circulent des voitures, des bus, des tramways, il y a des restaurants et des cafés, on voit sa famille et ses amis, on peut visiter n’importe quelle grande ville d’Europe en achetant un billet d’avion low cost, on peut commander des livres, des magazines ou du dentifrice sur Internet, les enfants vont à l’école ou font des études. Une vie normale en 2017. Ma mère affiche la même sérénité que Péter et la juriste lorsque nous parlons des évènements qui se déroulent actuellement en Pologne, elle en parle comme si elle n’était pas étonnée du comportement des gens, comme si tout cela était normal.

La grande salle de l’université Andrássy dans laquelle se tient la table ronde à laquelle nous participons le lundi soir est démesurément vaste. Elle est éclairée par de grands lustres aux fines pampilles de cristal et ses murs aux moulures élaborées sont d’une blancheur presque douloureuse. Y débarquer dans nos jeans et nos anoraks paraît absurde, presque impoli. Je trouve étrange de constater que, confrontée à ce luxe impérial vieux de plus d’un siècle, ce n’est pas lui que je trouve anachronique mais nous que j’estime immédiatement ne pas être conformes.

© Draskovics Ádám / Képszerkesztőség
Piketty ?

Lors du pot qui suit la table ronde, je discute avec mon amie Veronika, venue de Zurich où elle vit depuis quelques années, et qui a été mon étudiante lorsque j’enseignais à Budapest, puis la traductrice en hongrois de mon roman Sombre Dimanche. Vera et Solveig étaient les deux seules membres de l’assistance ce soir capables de comprendre mes interventions sans avoir besoin des traductions au casque. Elles étaient les deux seules à hocher la tête ou à froncer les sourcils au moment où j’affirmais quelque chose et pas quelques secondes plus tard. De mon côté, j’étais la seule à avoir besoin du casque pour comprendre toutes les prises de parole en allemand et en hongrois. Je riais en décalé des plaisanteries des intervenants.

Un jeune homme arrive à notre table et commence à me parler dans un anglais décousu du livre de Piketty qu’il m’assure avoir lu plusieurs fois. L’idée de l’Europe défendue par Piketty lui parle beaucoup, me dit-il. Et c’est justement parce que cette Europe lui est si importante qu’il pense qu’il faut empêcher les migrants d’entrer sur le sol européen par tous les moyens. Je lui réponds que je ne vois pas le rapport et que Piketty dirait probablement le contraire. Il me dit que c’est lui qui a raison et que c’est une croisade.

Vera et moi posons nos verres et partons, sans grand souci de politesse. Nous gagnons la cour où nous fumons une cigarette en tentant de nous abriter de la pluie.

–Tu sais que la peur des migrants est devenue maladive, ici, me dit-elle, partagée entre le fou rire et le dégoût. Il y a quelques semaines, une vieille dame a appelé la police pour signaler une horde de migrants dans son village. En fait, il s’agissait de prêtres catholiques réunis pour je ne sais quel évènement international. Mais une partie d’entre eux étaient noirs.

–Alors forcément…

–Exactement.

14.11.2017
Café Europa

En parlant avec le philosophe Mihály Vajda, qui a quatre-vingts ans, j’ai, l’espace d’un instant, le sentiment de pouvoir toucher du doigt cette entité obscure qu’on désignera peut-être sous le nom de peuple, un corps indolent, mais capable d’une violence radicale, qui sommeille en permanence sous les dernières découvertes et les acquis culturels d’une civilisation en matière d’esthétique ou de morale, à n’importe quelle époque. Mihály Vajda, qui a survécu à l’holocauste alors qu’il était enfant, me parle des affiches sur lesquelles on voit George Soros, millionnaire d’origine juive. Les affiches mettent en garde contre la soi-disant volonté de Soros de vendre la Hongrie à des investisseurs libéraux et de faire venir de plus en plus d’étrangers dans le pays pour prendre la place des Hongrois. Mihály m’explique que le parti au pouvoir a récemment eu l’idée démocratique d’organiser des « consultations nationales ». Chaque citoyen reçoit un questionnaire par la poste, censé lui permettre d’exprimer son avis. Parmi les questions posées : Pensez-vous vous aussi qu’il ne faut surtout pas qu’un million de migrants arrivent chaque année en Hongrie pour y vivre et y faire des enfants ? Je lui demande quelle valeur est accordée aux réponses des gens, ce que le gouvernement en fait. Ce qui l’intéresse, me répond Mihály, c’est de pouvoir dire aux informations ce que la population veut, soi-disant – pas les intellectuels et les élites, mais les vrais Hongrois. Voilà ce qu’est la nouvelle démocratie, on demande son avis au peuple, me dit-il avec un sourire. J’ai jeté cette lettre à la poubelle aussitôt reçue. Quelques jours plus tard, une jeune femme du parti Fidesz est venu sonner chez nous pour nous demander si nous avions déjà rempli et renvoyé le questionnaire. On prend la démocratie très au sérieux, dans ce pays.

d.g.à.d. Alice Zeniter, Tibor Keresztury, Matthias Nawrat, Pétér Méses, Mihály Vajda.
© Solveig Bostelmann

Péter nous dit alors qu’un vieux monsieur a reçu la visite de deux jeunes hommes qui lui ont demandé s’il avait rempli son questionnaire ; lorsqu’il a répondu par la négative, les deux jeunes hommes l’ont tabassé. Tout cela pour constater que le vieil homme était aveugle.

Personne ne m’a tabassé, dit Mihály. Je ne suis pas au courant de ce genre d’incidents. Je mène une vie tout à fait normale à Budapest. Il y a des restaurants, des théâtres, des cinémas, les gens ont de grosses voitures, il y a des touristes étrangers, je peux voir mes amis, je peux me promener, il y a des magasins partout. Tout est normal, je peux écrire et penser ce que je veux. Je peux lire et publier tout ce que je veux sur Internet. Personne ne m’interdit quoi que ce soit. Nous autres intellectuels, on nous laisse tranquilles, personne ne s’intéresse à nous.

Péter déclare que le fait qu’Orbán se fasse construire un stade gigantesque dans sa ville d’origine, qu’il renomme certaines rues de Budapest d’après les héros politiques de la période de Horthy, pendant l’entre-deux-guerres, le fait qu’il soit ami avec Poutine, et qu’une société russe s’apprête à construire une centrale nucléaire en Hongrie, rien de tout cela ne dérange les Hongrois. L’ennemi, ce n’est plus Moscou, mais Bruxelles. Pas l’Europe, précise Mihály, mais l’UE, le régime totalitaire des bureaucrates libéraux.

Tibor, qui a organisé notre séjour à Budapest, a l’air absent, même pendant notre conversation au Café Europa. De temps à autre, il me lance un regard triste, lointain. C’est vraiment formidable que vous soyez là, nous dit-il. Après la soirée à l’Université Andrássy, il est venu me voir, m’a posé une main sur l’épaule et m’a dit : C’était formidable, merci beaucoup.

Helsinki Committee

L’après-midi, András, du Helsinki Committee, une organisation non gouvernementale rassemblant des avocats défenseurs des droits de l’Homme, nous raconte l’histoire suivante : Dans une petite ville, quelque part à la campagne, un jeune homme est arrêté par la police parce que la lumière de son vélo ne fonctionne pas. La loi étant plus stricte depuis qu’Orbán a promis de lutter contre la criminalité et les infractions au code de la route, le jeune homme écope d’une amande de cent euros. Actuellement au chômage, il effectue un « service volontaire », un programme destiné aux chômeurs – là encore, une invention du nouveau gouvernement censée rendre les chômeurs utiles à la société et éviter qu’ils restent sans rien faire. András nous apprend que dans le cadre de ce « service volontaire », le jeune homme touche une indemnisation mensuelle d’une centaine d’euros. S’il ne paye pas cette amende de cent euros, le jeune homme devra passer un mois en prison. Or dans ce cas concret, il ne peut pas payer l’amende, puisqu’il ne gagne que cent euros par mois, et il a une femme et un enfant. Il n’a donc pas d’autre choix que la prison. Mais sa femme n’a pas le permis de conduire, et puisqu’il est en prison, personne ne pourra emmener leur fille à l’école dans le village voisin. La fillette devra donc manquer l’école pendant un mois, ce qui est problématique, car en Hongrie, si les parents n’envoient pas leur enfant à l’école, ils enfreignent leur devoir parental. L’Office de protection de la jeunesse va s’en mêler, la garde de l’enfant risque de leur être retirée. Le jeune homme à la lumière défectueuse, conclut András, ne peut pas payer son amende, mais ne peut pas non plus se permettre d’aller en prison. La plupart des gens qui s’adressent à nous dans ce type de situations sont des Roms. Les policiers décident arbitrairement de qui ils arrêtent sur un vélo sans lumière ou en train de traverser la rue au feu rouge ou même une route où il n’y a pas de feu. Ici, à Budapest, je traverse tout le temps la rue sans faire attention aux feux. À la campagne, il y a des centaines de villages où il n’y a aucun feu, or il faut bien que les gens traversent. Aussi bien les Roms que les « vrais Hongrois ». Pourtant, dans plus de 80% des cas, ce sont des Roms qui sont arrêtés. On dirait que les vrais Hongrois ne traversent jamais la rue.

András sourit en nous racontant cette histoire, dans la salle de réunion d’un appartement transformé en bureau. Il s’exprime dans un anglais choisi, il a l’air très instruit. Au début de notre rencontre, il a évoqué la chasse aux sorcières dirigée par le gouvernement contre ses collègues et lui-même, nous a parlé des barrières juridiques que connaissent depuis six mois les organisations privées à « financement étranger ». Il nous dit qu’ils en ont parlé entre eux et ont décidé de ne pas se déclarer, comme on leur demande de le faire, de ne pas lister leurs sources de financement. Ces démarches administratives qu’on exige de nous sont faites pour nous détourner de notre travail. Nous sommes vingt à travailler pour cette association et nous avons 1600 clients par mois, la plupart sont des gens qui ont fui la guerre en Syrie, en Irak ou en Afghanistan, qui sont demandeurs d’asile et attendent dans des camps à la frontière. Nous estimons que notre temps est plus judicieusement employé si nous le mettons à la disposition de ces gens.

Les jeunes poètes

Lors de la rencontre avec les auteur.e.s du cercle József Attila, l’association des jeunes poètes et poétesses hongrois.e.s, leur présidente, Kata, évoque les problèmes que rencontrent les jeunes auteur.e.s à se faire publier, car ils sont encore inconnu.e.s. C’est quasiment impossible. Elle nous dit que les maisons d’édition n’ont pas assez d’argent pour investir dans leurs projets. Kornélia nous parle d’un réseau de 160 mentor.e.s bénévoles qu’ils ont créé dans le but d’accompagner pendant un an les projets de lycéen.ne.s et de jeunes auteur.e.s. Il s’agit d’une réaction à une initiative du gouvernement, nous explique Kornélia de manière très pragmatique, consciente du problème. Cette académie proche du gouvernement, nous explique Ferenc, se compose de seize écrivain.e.s jouant le rôle de mentor.e.s auprès de trente étudiant.e.s. Le gouvernement a investi beaucoup d’argent dans ce programme, et prévoit de créer sur le même modèle une académie pour les journalistes. On sait évidemment ce que cela signifie pour le journalisme. Tous nous disent qu’aucun d’entre eux ne gagne sa vie grâce à l’écriture. Ferenc travaille aux archives, Kornélia à l’université. Kata, qui a une fille, est professeure dans un lycée. Et vous, vous arrivez à vivre de votre plume ? nous demande Kornélia. J’évoque le système de subventions pour les auteur.e.s, les lectures rémunérées, les bourses. Elle acquiesce. C’est bien, dit-elle.

Ákos, qui n’a pas dit un mot de toute notre conversation, et a l’air un peu triste, me raconte plus tard, une fois que les autres sont partis, qu’il donne des cours à des enfants de réfugiés, ce qui lui vaut des critiques permanentes de la part de ses parents. Ces migrants, lui dit son père, ils sont encore pires que les Roms ou les Juifs. Eh oui, c’est comme ça, me dit Ákos, souriant comme pour s’excuser. Il me montre également la photo d’une des affiches de George Soros. Quelqu’un a gravé une étoile de David sur son front. Pendant notre discussion, Ákos fait de gros efforts pour trouver des mots allemands, et appelle son père « Vati ». J’ai soudain honte de ne pas parler (ni comprendre) un seul mot de hongrois.

© Solveig Bostelmann
Le bar

Pour notre dernière soirée à Budapest, Péter veut nous emmener dans un bar qui existait déjà dans les années 1970. Au rez-de-chaussée des immeubles, cafés, bars et restaurants éclairent les rues nocturnes. On devine des graffiti sur les façades délabrées. Un groupe de jeunes filles un peu ivres et de garçons hilares est rassemblé devant une baraque de fast-food. Nous nous arrêtons dans un restaurant juif pour manger un tcholent. Ákos est toujours aussi timide. À un moment, il me rattrape et me demande si j’aime jouer au baby-foot. Parce que moi oui, beaucoup, me dit-il. Nous marchons côte à côte, en silence. Je sens qu’il a envie de parler de tout un tas de choses, mais qu’il ne trouve pas les mots en allemand.

Le seul autre client dans le bar, qui se trouve dans une cave voûtée, est un Australien qui discute en hongrois avec la patronne. Nous sommes installés depuis un moment autour d’une table lorsque quatre hommes font leur apparition dans la cave ; obèses, ils me font penser à des bébés adultes. Péter nous explique qu’il s’agit des fils de la patronne. Ils sont en costume-cravate et portent un étui à violon : ils rentrent du travail, ils ont joué dans un hôtel. Ils disparaissent dans le fond de la cave, s’installent à une petite table dans un coin et fument quelques cigarettes. Puis soudain, ils sont juste devant nous, l’un d’eux se met au piano, et ils semblent remplir l’espace du bar tout entier lorsqu’ils se mettent à jouer un mélange de jazz et de valses au violon et au piano, rien que pour nous, apparemment, puisque, l’Australien parti, nous sommes désormais les seuls clients. Mais peut-être jouent-ils aussi pour leur mère qui, derrière le bar, ne cesse de lever les yeux vers l’immense portrait au-dessus d’elle, un portrait de son mari, mort il y a plus de vingt ans, nous apprend Péter.

© Solveig Bostelmann

Ses quatre fils plaisantent en jouant, riant lorsque l’un d’entre eux se lance dans un thème particulièrement kitsch ou un solo inattendu et tout à fait improbable à ce moment du morceau. Ákos commande à leur mère une tournée de Pálinka pour eux, ils nous remercient chaleureusement. La scène a l’air d’un cliché, mais elle est bien réelle et se déroule dans le Budapest d’aujourd’hui. Je connaissais cette façon de plaisanter qu’ont les musiciens, de communiquer par des citations, des pans de mélodie. Péter a les larmes aux yeux en se levant. Il est 23 heures, il doit attraper le dernier train. Je resterais bien toute la nuit ici à boire avec vous, mais j’ai une commande de texte pour demain. Il faut que je me remette au travail, dit-il.

Hollywood

Lorsque nous sortons des bureaux du Helsinki Committee, il fait un soleil éclatant et il est difficile de ne pas plisser les yeux. András avait des cernes creusés, sombres et rugueux comme j’en avais rarement vus. Et ce qu’il a raconté de l’acharnement du gouvernement à construire un système absurdement répressif m’a donné la nausée. Je ne sais pas si Matthias, Solveig ou Tibor ont ressenti la même chose mais j’étais presque gênée de me trouver dans le bureau à accaparer le temps d’András alors même que je prenais conscience de la somme massive de travail que le peu d’employés du comité doit fournir chaque jour.

Ce qu’a décrit András, à l’intérieur de ce bureau, est un fonctionnement de dictature, le dérèglement maladif d’une autorité paranoïaque. Nous marchons à pas lourds sous le soleil blanc qui paraît presque déplacé et, alors que nous prenons la direction du Menza, sur la place Liszt Ferenc, pour déjeuner, nous croisons sur le passage piéton, tout sourire, l’acteur Daniel Brühl.

Ce moment est d’une schizophrénie qui représente toute la situation actuelle de Budapest : une capitale ensoleillée qui traverse ces fameuses « heures sombres » dont les politiques français nous rebattent les oreilles, sans cesser d’être un pôle attractif. Le nombre de séries et de films américains ou européens tournés ici est impressionnant. (Il y a quelques années, je m’étais ainsi retrouvée à ouvrir la porte de l’appartement d’une amie chez qui nous faisions la fête à Jeremy Irons). Les rues regorgent de nouveaux magasins, de nouveaux restaurants qui effacent de la carte les dernières cantines de travailleurs héritées du socialisme ou les boutiques de fripes où se vendaient à la dizaine des manteaux de fourrure mités. Les terrasses exhibent des bandes saoules d’Anglais et de Français venus enterrer leur vie de garçon sous les chopes bon marché. Les monuments sont entourés de minuscules murailles d’appareils photo.

Et Daniel Brühl, donc. Comme un rappel que ce pays peut être à la fois l’Orbánistan et Hollywood.

Une langue solitaire

J’ai dit beaucoup de mal de la Constitution hongroise de 2011. Et c’est sans doute un problème – comme l’avait souligné Péter dès la table ronde à l’université Andrássy – que ce tour d’Europe des écrivains soit en réalité un diorama des crises de l’Union dans une sélection soigneusement établie de pays. Nous partons d’un pied critique pour nous lancer dans la dissection d’un corps d’emblée désigné comme dysfonctionnant, ne serait-ce que par sa proximité sur la liste avec les corps voisins (Serbie, Angleterre, etc). Impossible, donc, d’y flâner simplement en posant sur les décors des rues des yeux curieux et admiratifs. Difficile, même, de dire ici pourquoi j’ai tant aimé la Hongrie. Tout disparaît devant l’urgence de dire qu’elle va mal. Je vois que ce corps est dysfonctionnel, pas seulement dans ses rapports conflictuels à l’UE (j’ai moi-même des rapports conflictuels à l’UE, à mes heures perdues), mais de nombreuses manières : censure de la presse, antisémitisme, homophobie, favoritisme exacerbé, etc. Il y a les cernes d’András. Le rictus de Soros sur les affiches. Il y a l’épuisement triste – mais pas défaitiste – des jeunes écrivains du cercle Attila József. Comment ne pas vouloir dire le détestable emballement de la machine Orbán ?

Et pourtant, il faudrait dire le reste aussi. Je n’aurai pas le temps de tout raconter. Mais puisque j’en ai déjà parlé, revenons sur la Constitution et surtout, revenons sur les jeunes écrivains hongrois. Le hongrois est une langue solitaire, affirme le texte de 2011, et en tant que tel doit être défendu. Le hongrois est une île (la Hongrie est un pays sans mer et une île, selon le point de vue adopté), au milieu des pays de langue slave et des pays de langue latine. Le hongrois est aussi une langue agglutinante, une langue qui connaît plus de vingt cas grammaticaux différents, une langue d’une opacité hilarante pour ceux qui ne l’ont jamais apprise – parce qu’elle ne ressemble à rien de connu, ni à l’œil ni à l’oreille. Le hongrois est une langue qui n’a guère plus d’une dizaine de millions de locuteurs et, donc, écrire en hongrois ne nourrira ni son homme ni sa femme puisque le nombre de lecteurs est considérablement réduit. Pourtant, les écrivains que nous avons rencontrés à la fin de notre séjour, ceux qui nous ont expliqué comment le gouvernement leur retirait peu à peu leurs subventions alors qu’il distribuait des millions à une nouvelle institution créée par lui pour former auteurs et journalistes à sa botte, ceux dont les récits nous ont donné l’envie – il faut bien l’avouer – de nous mettre à boire des pintes de bière alors qu’il était 15h, ces jeunes hommes et femmes au sourire triste non seulement écrivent mais ont fondé une maison d’édition, un programme de tutorat pour les aspirants écrivains, des rencontres d’été au cours desquelles ils peuvent échanger et apprendre encore. Ils vivent dans leur langue solitaire, abrités par elle et la protégeant, agglutinant patiemment ses suffixes et ses préfixes dans leurs pièces, leurs poèmes, leurs romans et quand nous leur demandons s’ils vivent de l’écriture – au sens où ma langue l’entend, c’est-à-dire au sens de l’argent – ils répondent que oui, parce qu’ils ne vivent que de ça et qu’il n’y a rien d’autre à répondre, même s’ils sont serveurs, professeurs, publicitaires ou salariés d’une ONG.

15.11.2017
Retour

Rencontrer ces Hongrois de mon âge, me dis-je le matin de notre départ, sentir leur optimisme, un optimisme farouche, vif, voir la franchise avec laquelle ils nous ont accueillis et nous ont parlé, nous ont interrogés sur nos points de vue, nos expériences, parce qu’ils cherchent des solutions à leur propre situation, m’a profondément touché et conquis.

Sur le chemin de l’aéroport, je remarque désormais, entre les publicités, les immenses affiches représentant le visage de Soros. Alice me traduit la question en légende : « Es-tu vraiment prêt à accepter ça sans rien dire ? » À l’aéroport, j’achète un magnet avec les emblèmes de la ville. Nous buvons un café dans un Coffee Fellows. Contrôle de sécurité. Duty-free labyrinthique. Parfumeries, bijouteries, boutiques de vêtements. Un magasin Nike, une boutique Victoria’s Secret, un Burger King. Tandis que nous patientons à la porte d’embarquement, assis sur des sièges en cuir, j’écoute la conversation de trois hommes assis derrière nous qui parlent polonais. Ils s’assurent mutuellement que leur produit va bien marcher dans le pays, ce qu’ils déduisent, semble-t-il, des discussions qu’ils ont menées ici au cours des derniers jours.

À côté de nous, sur ces rangées de fauteuils noirs : des jeunes, des enfants, des vieilles dames. Un peu plus loin, sur un stand, deux femmes vendent des chocolats hongrois. Au centre du hall, un SUV protégé par un cordon est exposé sur une plate-forme ; il constitue le gros lot d’une sorte de tombola. Nous sommes dans un pays européen tout ce qu’il y a de plus normal. Et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser à la Hongrie en tant que Hongrie, pas simplement comme une région d’Europe ou du monde. Je ne peux m’empêcher de me percevoir moi-même comme quelqu’un venu d’ailleurs et qui s’apprête à retourner dans cet ailleurs. Tout semble se ranger en catégories. Le défi consiste à refuser ces catégories et penser à Péter et Tibor, András du Helsinki Committee, Kata, Ferenc, Ákos et Kornélia du Cercle József Attila non simplement comme à des Hongrois, mais des individus à part entière.

Europe

Dans la salle de réunion du Helsinki Committee, András a conclu son récit avec l’exemple suivant : on l’a invité récemment à un débat dans un village où vit un certain nombre de descendants de Souabes du Danube, germanophones, en présence du maire, du prêtre et d’un élu local du parti Fidesz. Les gens lui ont demandé comment il pouvait s’engager pour ces migrants qui arrivaient par millions en Hongrie. Il a essayé de leur expliquer que presque tous quittaient la Hongrie dès que possible car ils ne bénéficiaient ici d’aucune aide à l’intégration et devaient passer des mois à attendre dans des camps de réfugiés. Un des habitants du village a alors objecté que ces gens étaient des étrangers. Là, surprise, l’élu du Fidesz s’est levé et a fait remarquer que la plupart des habitants du village, y compris l’homme qui venait de parler, étaient des descendants de Souabes du Danube, que leurs ancêtres avaient donc eux aussi été un jour étrangers en Hongrie. Le villageois, qui ne s’attendait pas à ça, s’est rassis, l’air songeur. Les gens sont mal informés, il faut parler avec eux de ce qui les préoccupe, nous dit András. À la fin de la soirée, nombre des villageois.e.s étaient choqué.e.s de voir comment on traite les demandeurs d’asile en Hongrie. Tous les débats ne se passent évidemment pas comme ça, conclut András, mais ce genre de succès le motive à continuer.

Juste avant le départ de l’avion, je repense à ce que Kornélia nous a dit hier. On a appris récemment que l’un des mentors de l’académie d’écriture proche du gouvernement, un écrivain célèbre, est accusé de harcèlement sexuel. Le Cercle József Attila a décidé de thématiser en son sein les relations homme-femme, pour sensibiliser à ces problématiques. L’espace d’un instant, j’ai l’impression de saisir ce qu’est l’Europe. On aurait bien du mal, de nos jours, à arrêter aux frontières la diffusion des idées. Cela peut poser problème, car les nationalistes et les fascistes communiquent eux-aussi par-delà les frontières, et créent des alliances européennes. Mais il se crée évidemment aussi des alliances de gens tolérants, philanthropes, au raisonnement nuancé.