Madeleine avait 84 ans lorsque nous avons fait connaissance en 1990. Sa vie, un roman, couvrait l’espace et le temps du XXème siècle.
Je faisais distraitement la queue à la caisse d’un ABC de Pécs, sorte de supérette standardisée comme il y en avait à tous les coins de rue dans la Hongrie communiste. Une voix me fit tourner la tête et tendre l’oreille, une vieille dame devant moi, discutant avec la caissière, parlait un hongrois coloré des mêmes fautes que les miennes, mélangeant sans logique les « a » [ɒ] et les « á » [aː]. Après avoir payé je me dépêchai de la rejoindre devant l’étagère, là où l’on pouvait encore moudre le café et le pavot achetés en grains. Je m’adressai à elle en hongrois: « vous êtes étrangère? Vous parlez le hongrois de façon originale ! » J’eus l’impression que je la dérangeais, qu’elle me trouvait peut-être indiscrète ou qu’elle était effrayée. Elle me jeta: « je suis hongroise mais je suis née en France« , tourna les talons, me planta là et prit la petite rue montant sur le Mont Mecsek, traînant de grosses cantines en aluminium.
Pendant des semaines cet ABC devint mon ABC préféré, j’y passais tous les jours en sortant de l’hôpital pour y faire mes courses dans l’espoir de la revoir. A l’époque je pensais encore que nous n’ étions que deux Françaises à Pécs, Sophie, l’épouse d’un chanteur d’opéra hongrois travaillant au Théâtre de la Ville et moi-même.
Normande, Madeleine rencontra Kálmán le Hongrois en 1937 à Marseille où elle avait trouvé un emploi. Kálmán, lui, y travaillait pour les usines Ford. Ils se marièrent et y vécurent jusqu’en 1942 une vie modeste mais tranquille. Mais depuis l’entrée en guerre de la Hongrie, Kálmán était torturé par le mal du pays, la conscience de ne pas être tout à fait là où il devrait être. Après beaucoup d’hésitations il convainquit sa jeune épouse de le suivre dans son pays, c’est ainsi que Madeleine s’installa à Pécs en pleine guerre.
Après de nombreuses rencontres à l’ABC, Madeleine m’invita chez elle. Sa minuscule maison, non loin du centre ville sur la pente du Mecsek, une chambre-cuisine en hongrois, était sans confort aucun. Elle y vivait seule. Dans la cour, la hache, les bûches, la grosse pelle, le seau à cendres laissaient aussi deviner que Madeleine faisait un travail physique très dur pour son âge. Pour compléter sa toute modeste pension de veuve elle portait à domicile les repas aux personnes âgées de son quartier, parcourant des kilomètres à pied, chargée de ses lourdes cantines dans les rues tortueuses et pentues. Kálmán, lui, était décédé dans les années 70. « C’était un homme bon » me dit Madeleine « il ne m’a jamais fait de mal, son seul reproche était que je cuisinais « blanc« . Sans paprika ! Inimaginable en Hongrie.
À chacune de mes visites Madeleine devenait plus confiante et se racontait avec des détails émouvants et parfois révoltants: les dures années de guerre dans un pays ennemi, la vie sans enfant, la manière dont les Hongrois, menaçant son mari, l’obligèrent à prendre la nationalité hongroise au début des années 50, le mensonge de ces mêmes autorités lui faisant croire que plus jamais elle ne serait française. Et surtout elle parla de son attachement à sa langue maternelle, du soin qu’elle prit à ne pas l’oublier. Sans possibilité de la parler, elle continua tous les jours à lire à haute voix une pile de vieux Paris-Match envoyés par ses sœurs, s’appliquant à prononcer et écouter en même temps pour se rappeler les sons. Toutes les deux, qui parlions le hongrois en utilisant le tutoiement très habituel dans le monde communiste, nous n’avons jamais abandonné l’usage du vouvoiement et du « Madame » quand nous nous adressions l’une à l’autre. Cela nous faisait rire.
Quelques années plus tard j’appris que l’Ambassade de France avait la possibilité d’octroyer une allocation de solidarité aux ressortissants français avec très peu ou sans ressource et sans famille. Étant persuadée que Madeleine remplissait toutes les conditions pour être aidée, je me renseignai à l’Ambassade à Budapest. L’accueil fut favorable à la condition de prouver que Madeleine était bien française à l’aide d’un document, même périmé. Pendant des semaines elle protesta: « Non, non, puisque je vous dis qu’ils m’ont dit, les Hongrois, que je n’étais plus française!, il n’y a rien à faire« . Sans doute un jour ai-je été plus déterminée, plus convaincante: « On ne peut pas renoncer comme ça à son identité, avez-vous déclaré une seule fois que vous ne vouliez plus être française? Non? Eh bien vous l’êtes ! » Elle me prit simplement la main et m’emmena au fond de la cour dans l’appentis qui abritait son bois coupé et là, de derrière les fagots, d’une brique déplacée, elle tira un passeport bleu périmé depuis longtemps, celui avec la belle couverture, écrit à l’encre en belles lettres calligraphiées. Madeleine D. épouse T. née à Dieppe, de nationalité française, était couturière. Elle me le confia avec beaucoup de réticence, je compris sa méfiance après ce qu’elle avait vécu et l’assurai de mes bonnes intentions. Nous sommes restées proches jusqu’à son décès, dans des conditions décentes, à l’âge de 93 ans.