Varsovie métropole nous raconte l’histoire d’une ville et de ses habitants depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. La rencontre entre un historien et une illustratrice ayant tous deux vécu en Pologne donne tout son relief à un ouvrage où s’entremêlent textes et dessins.
[zotpress items= »NWSX3EWG » style= »le-tapuscrit-author-date »]Varsovie est un palimpseste, c’est-à-dire un manuscrit constitué d’un parchemin maintes fois utilisé, dont les inscriptions sont continuellement effacées pour y écrire de nouveau. Mais elle est un palimpseste déchiré, de nombreuses fois rapiécé, métaphore d’une ville éclatée, fragmentée et confuse dont la lecture n’est pas des plus aisées.
Le « portrait de ville » que nous livrent l’historien Matthieu Gillabert[1]Docteur en histoire contemporaine de l’université de Fribourg, spécialiste des relations culturelles Est-Ouest à l’époque de la guerre froide. et l’illustratrice Fanny Vaucher[2]Illustratrice indépendante, auteure du blog et de l’ouvrage éponyme Pilules polonaises (2014). (éditions Noir sur Blanc) essaye de donner au lecteur une grille de lecture adaptée à cette absence de linéarité dans l’histoire récente de Varsovie. Refusant de caler leur récit de ville aux grands événements de la chronologie polonaise, les auteurs privilégient dans leur ouvrage une exploration par sphères et paysages : ceux du travail, de la consommation, de la culture, du quotidien, de la politique… L’encastrement du texte – solide et synthétique – à l’illustration – précise et poétique dont le trait rappelle celui de l’immense Lewis Trondheim – sert bien cet objectif assumé de restituer l’histoire de Varsovie dans toutes ses dimensions.
Dans ce livre quasi objet, l’on prend plaisir à saisir par bribes et en pointillés l’histoire sociale de la ville, allant de la question du logement à celle du mouvement ouvrier, en passant par la place des femmes et la Varsovie juive. Les illustrations de Fanny Vaucher sur le quotidien des Varsoviens pendant la période communiste rappelleront sans doute aux initiés celui des Budapestois et des Praguois, que l’on songe à la vie dans les grands ensembles, aux week-ends dans les supermarchés d’État (Supersam à Varsovie, Skála et Corvin à Budapest) ou aux moments de loisir en famille au bord de l’eau. Ce travail pictural, associé à la détermination de Matthieu Gillabert de nous restituer une histoire « par le bas », permet de donner à cette histoire ses géographies : celle des hauts lieux, celle des lieux de la vie ordinaire, sans oublier celle des lieux de mémoire.
« Plus qu’aucune autre ville du continent, Varsovie a connu des destructions particulièrement brutales au cours de son histoire récente (…) Et à chaque fois, la réponse a été une volonté de rebâtir », rappelle Matthieu Gillabert (p.99). Quel que soit l’angle que l’on prend, Varsovie s’est toujours trouvée au croisement des abords : ceux de l’ère d’expansion maximale de l’empire russe vers l’Ouest, ceux bien entendu du voisin prussien puis allemand vers l’Est. Il en résulte comme pour toutes ces autres capitales de marges la conviction d’une centralité parallèle et discrète, qui résiste aux russifications et germanisations « par intermittence ». Cette représentation d’eux-mêmes permet aux Varsoviens de faire de leur ville une ville, car ils lui confèrent, ce que Michel Lussault et Jacques Lévy nommeraient une « substance ». D’autres diraient une identité.
Faut-il « aimer Varsovie » ?
Cette identité est évidente tant qu’elle n’est pas définie. Car s’y projettent qui veulent, de la manière dont ils le veulent. La chute du communisme en Europe centrale semble avoir réveillé les tourments de la « ville-Phénix » quant à son héritage et son avenir. Le sentiment de « perte d’identité » décrit par Matthieu Gillabert traduit surtout un double vertige : celui du traumatisme de pouvoir désormais détruire volontairement le patrimoine (ici soviétique) et celui concomitant de la nouvelle Varsovie à construire. Échappant aux routes toutes tracées du « rattrapage », théorisé à l’excès par les économistes occidentaux, Varsovie s’assume désormais dans son hybridité de métropole européenne et cosmopolite en construction.
L’achèvement de l’ouvrage peut néanmoins laisser le lecteur sur un petit sentiment de frustration. En fermant le livre, on a l’impression désormais d’en savoir trop ou pas assez sur Varsovie, et la bibliographie succincte ne semble là que pour nous démontrer à quel point la documentation francophone sur les villes d’Europe centrale est lacunaire et partielle. On se prend à rêver que ce livre ne soit que la version pilote d’une plus grande collection à venir. Pour approfondir Varsovie, et pourquoi pas explorer d’autres mondes urbains.