Le journal Ukrainska Pravda s’est entretenu par téléphone avec Serhiy Jadan, romancier culte et emblème de la ville de Kharkiv, martyrisée par l’armée russe.
Entretien paru dans Ukrainska Pravda datée du 20.03.2022, signé par Roman Kravetz, traduction de l’ukrainien au roumain par Maria Hoșciuc, puis en français par Nicolas Trifon.
Ukrainska Pravda : Que fais-tu pour le pays, du volontariat ?
Serhiy Jadan : Oui, on peut appeler les choses ainsi. Maintenant, à Kjarjiv, je viens de revenir d’un centre qui regroupe les volontaires, après avoir donné quelques petits entretiens. Je veux attaquer un article pour le New York Times qu’ils m’ont demandé. Je suis tout le temps occupé, en mouvement, je facilite la communication entre des gens pour les médicaments, pour des aides humanitaires, pour établir des contacts… Nous sommes tous comme des fourmis.
Avec New York Times, tu fais un travail de journaliste…
Oui, je reçois tout le temps des demandes pour écrire quelque chose, mais je n’ai pas assez de temps ni la patience pour expliquer à nos partenaires occidentaux ce qui se passe chez nous. Mieux vaut donc écrire.
Je n’ose pas imaginer à quoi ressemble la ville ?
Pareil qu’avant la guerre, sauf qu’elle est secouée par des explosions de temps en temps. Je parle du centre-ville, d’autres endroits et quartiers sont très affectés, Saltivka est détruite. Le centre-ville est bombardé, de manière assez chaotique, il n’y a pas de cible précise. On éprouve une sensation étrange : la ville est vivante, les gens circulent, mais il y a moins de monde et de voitures. La plupart appartient aux volontaires, on les reconnaît tout de suite. Elles sont tout le temps en train de livrer quelque chose, d’aider ceux qui sont restés en ville. Les gens s’habituent vite à ce genre de situations, la plupart n’accordent plus d’attention aux sirènes alors qu’au départ la ville se vidait dès qu’elles se mettaient en marche. Les peurs ont baissé en intensité. Puis, il y a l’état d’urgence, le soir la ville est désertée.
Quel est l’état d’esprit des gens avec lesquels tu es en contact ?
Ils font preuve d’une force intérieure extraordinaire. Parmi eux on compte surtout les volontaires, les activistes, ceux qui sont restés dans la ville de leur plein gré et non pas parce qu’ils ne pouvaient pas la quitter. Ils parcourent la ville en long et en large, donnent des coups de main, font preuve d’un courage exceptionnel. Sincèrement, je ne m’attendais pas à ce que mes amis soient si fous pour courir sous les tirs pour aider les retraités, livrer des aliments et des médicaments. En fait, la guerre a révélé qui sont vraiment les gens, qui a encore des réserves de force et de courage.
Lire aussi cet entretien avec Serhiy Jadan daté de 2015 publié dans la revue Contretemps : La guerre du Donbass vu par un artiste militant
Où en sont les politiciens locaux ?
J’ai vu le maire, il est à son poste, il travaille. Tous les services publics travaillent et il en va de même pour les personnes de l’entourage du maire dans tous les départements. Chacun est à sa place, tous sont motivés et soutiennent le pouvoir ukrainien. Le pouvoir local est en contact permanent avec l’armée, tout est dans l’ordre.
Sur les réseaux sociaux j’ai lu tes idées sur la langue en temps de guerre. Pourrais-tu expliquer comment la guerre change la langue ?
Là-dessus, nous aurions beaucoup à discuter puisque, après tout ce qui vient de se passer, certaines choses ont perdu de leur valeur, d’autres ont pris de l’importance. Quand tu vois des enfants morts, fauchés par des balles, il devient clair que l’on ne peut plus parler de la grande tradition humaniste de la culture russe. Quand tu vois des écoles bombardées, on ne peut plus évoquer une coopération culturelle avec notre voisin. Trop de choses viennent de se passer, il y aura certainement une nouvelle façon de voir les choses.
En quoi la guerre nous a-t-elle changés ?
Tant le paysage politique que les sentiments et notre façon de voir le pays ont changé. Si nous nous rappelons la guerre pendant les années 1917-1920, alors pour notre histoire ukrainienne ce qui comptait c’était les événements qui ont eu lieu surtout à Kiev, au centre et à l’ouest de l’Ukraine. Maintenant, il se trouve que les événements marquants ont lieu dans l’est et dans le nord du pays, dans des régions proches de la Russie considérées traditionnellement comme pro-russes dans notre politique. Eh oui, l’histoire s’écrit autrement aujourd’hui pour nous tous, l’image de ces régions change, comme celle des hommes qui y habitent. Tout devient différent. La géographie est réformée, réécrite, avec le sang des Ukrainiens. Avec tout ce qui vient de se passer, je ne sais pas qui oserait encore affirmer que des villes comme Tchernihiv ou Sumy ou encore d’autres villes de la frontière avec la Russie ne sont pas « tout à fait » ukrainiennes.
Des pourparlers avec la Russie sont en cours, à quels compromis faut-il s’attendre ?
Je ne suis pas un bon négociateur, raison pour laquelle je ne saurais me prononcer là-dessus et je ne veux pas que mon opinion soit utilisée comme argument ou contre-argument. En ce moment, j’ai entière confiance dans les autorités ukrainiennes et je suis de près la façon dont elles se comportent et luttent pour ce pays. En tout cas il faut suivre de près et se tenir au courant des négociations en cours.
Ton opinion sur Zelensky a-t-elle changé par rapport à 2019 ?
Absolument, et j’ai supprimé la chanson „Vova achère un billet pour Rostoke” – dans laquelle le Président était critiqué. Elle n’existe plus, c’est tout. En temps de guerre, nous devrions oublier la politique et nous concentrer sur la défense de notre pays. Nous devons rester unis. Nous sommes dépendants les uns des autres, et nous devrions étouffer cette bonne vieille tradition populaire ukrainienne d’obsession de la trahison. Autrement nous ne vaincrons pas.
Par les temps qui courent, j’ai l’impression que tout le monde se concentre sur l’unité plutôt que sur la crainte de la trahison.
En effet. J’ai eu à un moment donné une prise de position sur la jeune génération arrivée à la direction du pays en 2019 dans laquelle j’exprimais une sorte de scepticisme à son égard. Il s’est avéré que ces jeunes ont une colonne vertébrale. Je répète, il ne s’agit pas de l’idéaliser, de tomber dans un romantisme excessif. Je pense qu’il faut appeler les choses par leur nom. Dans cette guerre, beaucoup de gens ont montré leur vrai visage.
Nous avons appris que l’Académie des sciences de Pologne t’a proposé pour le prix Nobel de littérature. Est-ce vrai ? Qu’en penses-tu ?
Je suppose que c’est vrai, mais je n’ai aucune opinion. Je suis reconnaissant à mes collègues, mais selon moi il s’agit là avant tout d’un geste politique de soutien à l’Ukraine. Le plus important aujourd’hui c’est que nous ne soyons pas oubliés, que tous nous soutiennent!
En temps de guerre, consacre-tu du temps à la création ? Écris-tu ?
Il n’en est pas question. La création n’a aucun sens si nous perdons notre pays, l’Ukraine. C’est la chose la plus importante, les autres suivront après notre victoire.