La politique de réarmement de la Pologne fait apparaître des lignes de division dans le consensus pro-occidental des élites politiques, écrit le politologue Frédéric Zalewski.
Par Frédéric Zalewski, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
À la faveur de la guerre en Ukraine, la Pologne a vu son image s’améliorer sensiblement en Europe. Varsovie a, en effet, massivement accueilli les réfugiés de guerre ukrainiens et fourni des armes à l’Ukraine, mettant à profit la proximité technique des matériels entre les deux pays.
Le gouvernement polonais a également marqué sa différence en envoyant son premier ministre à Kiev dès mars 2022 en même temps que ses homologues tchèque et slovène, soit trois mois avant que les chefs d’État et de gouvernement allemand, français et italien en fassent de même. Le parti de droite Droit et Justice (PiS), au pouvoir depuis 2015, s’est appuyé sur les atermoiements dont certaines capitales ouest-européennes ont fait preuve au début du conflit pour tenter d’accréditer la thèse d’un glissement du leadership européen vers l’est de l’UE.
De plus, en donnant davantage de visibilité aux enjeux de sécurité du flanc Est de l’OTAN, le conflit a semblé valider les positions dures de Varsovie à l’égard de la Russie – des positions qui font du reste l’objet d’un solide consensus en politique intérieure depuis plusieurs décennies, au moins en apparence.
Dans ce contexte, le ministère polonais de la Défense multiplie depuis quelques mois les annonces en matière d’achats d’armements, avec l’objectif revendiqué de construire une « grande armée » capable de résister au choc d’une agression armée de la Russie. L’analyse de cette politique de réarmement fait apparaître des lignes de division dans le consensus pro-occidental des élites politiques polonaises. Elle permet également de mettre en évidence les contours de l’ordre géopolitique que le PiS appelle de ses vœux, en Europe et au-delà.
Un effort militaire sans précédent
Le gouvernement, qui a annoncé que 3 % du budget seraient désormais consacrés à la défense, entend modifier le format de l’armée de terre, qui devrait passer de quatre à six divisions ; elle disposerait ainsi à terme de près de 300 000 combattants, contre 115 000 actuellement. Elle verrait également sa puissance de feu considérablement augmenter, en cohérence avec la doctrine de défense du pays, qui exclut les frappes préventives mais vise à dissuader toute agression armée.
L’activisme de Varsovie porte aussi bien sur des acquisitions d’armements « sur étagère » (c’est-à-dire déjà existants) que sur des partenariats susceptibles de renforcer l’industrie nationale de l’armement.
Les futures acquisitions devraient porter sur des chars lourds et des hélicoptères américains, ainsi que sur des missiles HIMARS, dont l’efficacité a été prouvée lors des combats en Ukraine. D’autres contrats ont été conclus avec la Corée du Sud, notamment pour renforcer l’artillerie en nouveaux canons automoteurs. Surtout, les achats auprès de Séoul semblent inclure des transferts de technologie et des coopérations qui pourraient, à terme, rendre plus autonome l’industrie de défense polonaise, et même la poser en concurrente de ses homologues ouest-européennes.
Ce processus de modernisation ferait alors de l’armée de terre polonaise la plus puissante en Europe. Le site Méta Défense souligne ainsi le « renforcement spectaculaire des capacités des armées polonaises, qui aligneront à la fin de la décennie 1 500 chars modernes, autant de véhicules de combat d’infanterie, 1200 systèmes d’artillerie mobile et plusieurs milliers de blindés légers, soit davantage que les forces françaises, allemandes, britanniques, italiennes, néerlandaises et belges réunies ».
Au fil de ces annonces, les industries de défense de l’UE ont cependant été systématiquement écartées au profit d’équipements américains ou britanniques, ainsi que coréens (après Airbus, c’est l’Italien Leonardo qui a fait les frais du choix polonais en faveur des hélicoptères Apache produits par Boeing). Récemment, le ministère de la Défense a englobé sa nouvelle politique sous le label de « Model 2035 », même si les orientations générales de ce plan n’ont pas été communiquées à ce jour.
Le PiS préfère « le grand large » à l’UE
L’ensemble de ces annonces illustre « l’imaginaire géopolitique » réaliste qui travaille le PiS et une large partie des milieux conservateurs polonais, et éclaire incidemment leurs positions européennes.
Depuis le début des années 1990, la droite polonaise privilégie l’intégration à l’OTAN par rapport à l’appartenance à l’UE, tandis que les libéraux et les modérés affichent plus ouvertement des positions favorables à l’intégration européenne. Même si de telles nuances ont longtemps été noyées dans le souci plus général de rejoindre dans un même mouvement les organisations internationales européennes et occidentales, elles prennent aujourd’hui une vigueur inédite.
Pour le PiS, l’appartenance au camp occidental est avant tout assimilée à l’OTAN, tandis que l’UE apparaît comme un espace secondaire, d’autant qu’elle n’hésite pas à aller au bras de fer avec Varsovie quand elle estime que le gouvernement polonais s’affranchit de certains principes européens.
L’annonce de nouvelles coopérations avec la Corée du Sud montre clairement que le gouvernement PiS entend s’affranchir de toute dépendance et de toute solidarité interne à l’UE en matière de défense, pour créer des partenariats susceptibles de faire basculer le pays de sa position périphérique vers un statut d’acteur global.
On peut relier ces orientations aux tentatives amorcées dès janvier 2022 de créer une nouvelle alliance avec la l’Ukraine et le Royaume-Uni, après le Brexit, lui-même adossé à une idéologie de Global Britain. En creux, s’affichent ainsi des préférences idéologiques souverainistes, qui montrent que l’UE n’est aux yeux du PiS que l’une des modalités d’accès à la globalisation libérale, plus qu’un projet d’intégration et de solidarités nouvelles entre États-membres.
Un réarmement tous azimuts qui ne fait pas l’unanimité
Ces annonces se sont toutefois retrouvées sous le feu des critiques de l’opposition, qui tente de constituer une coalition pour les élections de 2023, autour de la Plateforme civique (PO), le parti de Donald Tusk. Les partis d’opposition dénoncent l’improvisation, l’incohérence et le peu de crédibilité de cette politique, au regard des perspectives économiques et démographiques du pays ; ils tentent, fait nouveau, d’en faire l’un des thèmes de la campagne électorale à venir, comme l’a montré le récent colloque consacré à ces enjeux par deux anciens présidents polonais, Aleksander Kwasniewski et Bronislaw Komorowski.
De plus, si les partis d’opposition ont unanimement soutenu la loi « Défense de la patrie » qui porte à 3 % du budget l’effort en matière de défense, certaines voix dénoncent la surenchère de Jaroslaw Kaczynski, président du PiS et véritable leader du gouvernement, qui soutient que ce ratio devrait à l’avenir atteindre les 5 %.
Selon d’anciens ministres de la Défense qui ont occupé ce poste entre 2011 et 2015 dans le gouvernement de la PO, comme Tomasz Siemoniak, cette frénésie d’acquisitions va conduire à l’empilement de systèmes d’armes hétérogènes et se faire au détriment de l’industrie locale. Pour donner du poids à cet argument, ils rappellent que le directeur de l’entreprise polonaise produisant des canons automoteurs a récemment démissionné, pour protester contre le choix d’un nouvel équipement développé avec la Corée du Sud.
L’affaire des Caracals français, qui date de 2016, ressurgit également, à travers des fuites de mails internes au gouvernement appelant à tout faire pour instiller dans le débat public l’idée que ces appareils étaient peu performants. Les hélicoptères Caracals d’Airbus devaient être livrés à la Pologne entre 2017 et 2022, tandis que les 96 Apache américains viennent à peine d’être commandés et que seules 18 livraisons sont pour l’instant actées – et ce, en dehors de toute procédure d’appel d’offre, au grand dam de l’opposition.
Celle-ci dénonce d’autres goulets d’étranglement, par exemple avec les HIMARS, dont la production est lente et doit être répartie entre l’armée américaine elle-même et les clients des États-Unis.
Les leaders de l’opposition dénoncent, last but not least, les positions anti-européennes du PiS et soulignent que l’UE doit être l’un des espaces de coopération occidentale en matière de défense. Ces critiques attestent d’un réaménagement au sein du consensus pro-atlantique, comme si les ambiguïtés de celui-ci ne résistaient pas au contexte nouveau de la guerre en Ukraine. Au total, les partis d’opposition promettent de revoir l’ensemble de cette politique en cas de victoire aux élections de 2023.
Des projets annulés si le PiS perd en 2023 ?
De fait, l’actuelle politique de réarmement se déploie dans un contexte électoral de plus en plus défavorable au PiS, dont les intentions de vote s’effritent dans les sondages. À la crise du Covid sont venues s’ajouter l’inflation, la plus élevée depuis les années 1990 (près de 16,4 % en 2022) et diverses crises mal gérées par le gouvernement, comme la catastrophe écologique de l’Oder durant l’été 2022.
L’explosion des prix de l’énergie et les pénuries apparaissant sur le marché du charbon pour les particuliers risquent en outre de pénaliser les groupes les plus enclins à voter pour le PiS (ménages âgés ou ruraux, zones géographique de moindre dynamisme économique), qui pourraient moins se mobiliser aux législatives de l’année prochaine.
Dans cette situation difficile, l’activisme du PiS en matière de défense et de discours souverainiste permet de raviver des lignes de clivage et de polariser le jeu politique, notammennt en jouant la carte anti-allemande. Jaroslaw Kaczynski a récemment déclaré, à propos de l’effort de défense annoncé en Allemagne par Olaf Scholz qu’on pouvait « se demander contre qui il était dirigé » – réactivant une fois de plus un vieux mantra de la propagande du pouvoir communiste d’avant 1989 qui faisait de l’Allemagne fédérale une menace pour la paix en Europe.
En outre, le PiS a réussi à imposer dans le débat public la question des réparations que l’Allemagne devrait à la Pologne pour les destructions de la Seconde Guerre mondiale. Reste qu’il n’est pas certain que, cette fois, ces « grosses ficelles » électorales fonctionnent aussi bien que par le passé.
Frédéric Zalewski, Maître de conférences en Science politique, membre de l’Institut des sciences sociales du politiques (ISP, CNRS), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.