A Prague, rue Stepanka, à quelques pas de l’Institut français, se trouve l’une des entrées du passage de la Lucerne. Je ne manque jamais de l’emprunter quand je me rends à Prague, simplement pour le plaisir de m’arrêter au pied de l’escalier du cinéma et, de son premier étage, de regarder les fenêtres et la verrière multicolore, le cheval du sculpteur David Cerny, les passants, et de m’amuser à imaginer l’écart qui peut exister entre le vrai passage de la Lucerne, et le monde du « Passage » qu’inventait Karel Pecka il y a 40 ans.
Article publié le 3 mai 2017 sur le blog littéraire Passage à l’Est.
Tvrz se mit à prêter attention aux différents bruits qui animaient l’espace : on eut dit que le passage respirait de manière audible.
Antonin Tvrz est, avec le passage couvert qui donne son nom au roman, l’un des deux héros de ce livre. Homme important, homme pressé, habitué à porter un regard rationnel sur toute chose : c’est ainsi qu’il nous est décrit au moment même où, à la faveur d’une averse, il met sans le savoir le pied dans un engrenage saugrenu qui le verra passer du monde officiel de rendez-vous et d’obligations variées, au microcosme labyrinthique du Passage.
De fil en aiguille, d’une rencontre avec un vieux revendeur de places de cinéma à la perte de son porte-documents, Tvrz découvre un tout autre monde, avec ses gens, son organisation spatiale et, surtout, ses nouvelles possibilités d’existence à la marge. Tout au long du – court – roman, nous suivons Tvrz alors qu’il se laisse prendre dans cet univers parallèle, puis fait le choix délibéré d’y rester.
Au-delà des descriptions d’un petit monde assez fascinant de salles de jeux, de bains publics, de cinémas, de kilomètres de couloirs souterrains dont nul ne sait toute l’étendue, et de pater nosters, sont soulevées à travers les péripéties de Tvrz toutes sortes de questions sur le sens de la liberté, de la normalité, et des choix individuels, qui sont tout aussi pertinentes pour le lecteur de samizdats clandestins tchécoslovaques en 1974 que pour celui d’aujourd’hui.
Peu à peu, les choses lui devenaient claires : à l’extérieur, l’enchevêtrement écrasant de rencontres humaines, d’intérêts, de buts, le fardeau des objets possédés, le ligotaient de plus en plus serré ; ses acquis et ses gains n’étaient qu’apparences ; en fait, tout cela le tenait prisonnier et le forçait à coopérer sous le fouet d’un ordre sans cesse réitéré : « Il le faut ! ». Dans le passage, il n’avait pas d’obligations, ou il en avait si peu que le sentiment de liberté, d’indépendance, apparaissait à portée de sa main avec une intensité inconnue jusque-là.
Ainsi, par exemple, de la question du travail et du temps personnel : Antonin Tvrz est, on l’a dit, un homme dont le temps est minuté, régi par un agenda dont « la couverture fatiguée » et les « pages cornées » montrent l’importance à la fois pour l’organisation des journées de travail et pour celle, tout aussi minutée, des rares moments de loisir. Ironiquement, l’une des tâches qui préoccupe le plus l’esprit du sociologue qu’est Antonin Tvrz est la rédaction d’une étude sur le temps libre, censée apporter des éléments de réponse aux problèmes de la société. C’est avec tout son sérieux professionnel que Tvrz, inopinément forcé de s’attarder dans le Passage, choisit de prolonger une conversation avec un retraité revendeur de places de cinéma, afin d’inclure un nouveau chapitre sur le temps libre des couches non-productives de la population. Mais sa relation au temps, au travail, à l’argent, et au rôle qu’ils jouent dans notre conception d’une vie réussie, est justement l’un des aspects les plus importants de l’évolution du personnage de Tvrz au cours du roman. La question parlera à plus d’un lecteur au XXIe siècle mais, au cours de ma lecture, je me suis surtout demandé si Pecka avait, lui, le droit de travailler au moment de l’écriture de ce roman, ou s’il faisait partie des opposants au régime à qui le choix libre de travail n’était pas toujours permis.
Par-delà cette question du temps s’en pose une autre, encore plus politique, touchant à l’organisation de la société et au rôle de l’individu. En se retirant du monde extérieur au Passage, en prenant aussi ses distances avec le parti des Purs dont il avait jusque là soutenu les projets d’ordre nouveau, Tvrz tente de se créer une nouvelle liberté, sur une base tout à fait individuelle. Vraie liberté ou nouvel asservissement – ce sera là l’étape suivante du cheminement de Tvrz et, à ses cotés, du lecteur.
Par un concours de circonstances j’ai passé tout l’après-midi d’aujourd’hui dans le passage et ce que j’y ai vécu m’a surpris. J’ai rencontré un homme qui échange des appartements, un retraité qui revend des billets de cinéma, j’ai vu une vieille qui récupère les restes au self. J’ai comme le sentiment que ce sont là des fragments isolés d’un ensemble, d’une réalité qu’il ne m’est pas donné de comprendre, que derrière les occupations apparentes il existe d’autres plans.
Ce livre, publié dans une excellente traduction de Barbora Faure, et la préface de Jean-Francois Vilar, sont parmi les rares traces que j’ai pu trouver de l’existence de Karel Pecka. Je ne peux donc que reprendre les quelques éléments biographiques fournis par la quatrième de couverture, et espérer en savoir un jour davantage sur celui que les éditions Cambourakis présentent comme « l’une des grandes figures de la littérature tchèque. » Né en 1928, décédé en 1997, Pecka fut condamné dès l’âge de 21 ans à 11 ans de travaux forcés alors qu’il tentait de fuir vers l’Allemagne. C’est au cours de son emprisonnement dans des camps qu’il commença à écrire, principalement sur son expérience de prisonnier politique, mais il est interdit de publication à partir de 1969. Parmi l’un des premiers signataires de la Charte 77, il reçoit en 1997 du président Vaclav Havel l’ordre Tomas Garrigue Masaryk. Son roman Le carré d’honneur a également été traduit en français (paru en 1991 aux Editions de l’Aube).
Karel Pecka, Passage (Pasáž, 1974). Trad. du tchèque par Barbora Faure. Cambourakis, 2013.