Dans le dernier opus traduit en français de György Dragomán, Le bûcher, la jeune héroïne Emma semble participer sans le savoir à une quête pour la vérité qui la dépasse. Ainsi les dessins de sa grand-mère dans la farine blanche se font-ils, comme les images des bûchers qui marquent chaque extrémité du roman, l’expression de réponses différentes à la question de comment se positionner face au passé.
Cette chronique a été publiée le 7 décembre sur le blog littéraire Passage à l’Est ! |
D’emblée, Le bûcher demande de ses lecteurs de lui donner toute leur confiance : une jeune fille de 13 ans, pensionnaire d’un internat depuis le décès, récent et tragique, de ses parents, voit apparaître une femme âgée qui dit être sa grand-mère et vouloir la ramener avec elle. Cette jeune fille n’a jamais entendu parler de sa grand-mère, ni d’un quelconque autre membre de sa famille mais, troublée par la forte personnalité de cette femme, et par l’image qui apparaît dans le marc de la tasse de café qu’elle tient dans ses mains, décide de la suivre. Au terme d’un long voyage en train, elle débute une nouvelle vie dans la ville d’origine de sa grand-mère.
Emma, c’est son nom, est alors doublement transplantée dans une nouvelle réalité, la mémoire de ses parents formant un lien ténu entre elle et, d’une part, un passé dont elle se refuse à parler et, d’autre part, sa grand-mère qui possède ses propres souvenirs accumulés au fil des années.
Ce choix de l’auteur permet de faire d’Emma un personnage qui, par son statut d’étrangère dans la ville, va faire ressortir, petit à petit et dans la douleur, l’histoire de la grand-mère et celle, très récente, de la ville.
Très vite, Emma comprend qu’elle n’est pas bienvenue dans sa nouvelle école, tout comme sa grand-mère est vue avec hostilité en ville. Les autres enfants, et même quelques professeurs, ne se privent pas de reprocher à Emma ce qui est en fait reproché à sa grand-mère : sa folie, sa pratique de la magie, et surtout son rôle au cours des décennies précédents et de la période trouble et meurtrière qui vient de secouer la ville.
On comprend que cette période devait marquer la fin de nombreuses années de mensonges et de menaces, mais qu’elle n’a fait qu’engendrer une nouvelle ère de semi-vérités et d’accusations. On comprend aussi, bien que ce ne soit jamais mentionné sauf sur la quatrième de couverture, que l’arrière-plan est celui de la Roumanie des années sombres, et que les portraits arrachés des murs des classes et brûlés dans la cour de l’école sont ceux de Ceaușescu et de ses acolytes. On comprend, enfin, que la fin de cette période n’a fait que permettre l’éclatement au grand jour des rancœurs individuelles accumulées durant des décennies et dont la résolution se fera dans la violence et non par la justice.
« Je me penche en avant, j’avance tête baissée, face au vent, je ne veux pas savoir où je suis, je ne veux pas savoir où je vais, je ne regarde ni devant moi ni en l’air, je fixe mes chaussures sur l’asphalte, mes chaussures sur les pavés, mes chaussures sur les dalles de céramique, mes chaussures sur les marches d’escalier, mes chaussures martèlent le sol, elles martèlent : indic-indic, mouchard-mouchard, je ne veux pas entendre ça, j’accélère le pas, je me mets à courir plus vite, peu importe la direction, je dois seulement grimper, mes cuisses et mon dos me font mal, je me souviens de ce que maman me répétait à propos de la respiration, mais je ne le fais pas, je commence à ressentir un point de côté, la douleur me transperce, peu m’importe qu’elle me transperce, qu’elle me transperce jusqu’au cœur. »
Le passé, la mémoire, les distorsions volontaires ou non du premier par la seconde, le choix de se souvenir ou d’oublier, l’impossibilité de se souvenir ou d’oublier : ce sont des thèmes omniprésents, même dans les activités les plus anodines. Ainsi Emma, pratiquant comme avant elle sa mère la course d’orientation, participe-t-elle sans le savoir à une quête pour la vérité qui la dépasse. Ainsi les dessins de sa grand-mère dans la farine blanche se font-ils, comme les images des bûchers qui marquent chaque extrémité du roman, l’expression de réponses différentes à la question de comment se positionner face au passé. Ainsi s’entremêlent aussi, pour Emma, un passé proche qui la hante, et les différentes couches de passé de cette communauté qu’elle découvre et ne comprend pas encore. Cela, à un moment charnière pour cette communauté comme pour Emma elle-même, forcée, par son déracinement et par son passage de l’enfance à l’adolescence, de s’interroger sur la personne qu’elle veut devenir.
Car Emma n’est pas qu’un symbole, elle est d’abord une jeune fille qui va à l’école, fait de la course d’orientation et du dessin, et dont les goûts s’affirment au fur et à mesure qu’elle grandit et se fait à son nouvel environnement. Surtout, elle est la narratrice du roman, et quelle narratrice : silencieuse, observatrice, assez distante et plutôt froide malgré la narration toute au présent et à la première personne (à l’exception des quelques passages où se fait directement entendre la voix de la grand-mère).
« J’attends. Je regarde le parc par la fenêtre. De chaque côté de l’allée, il y a des oiseaux perchés en haut des arbres dénudés. Ce sont des corneilles.
J’observe les corneilles. J’attends.
Je me demande ce que la directrice me veut. »
Cette omniprésence du « je » rend d’autant plus surprenantes les intrusions d’épisodes où la réalité du quotidien cède le pas à une deuxième épaisseur, à la frontière entre magie et surnaturel. C’est là que le roman demande à nouveau du lecteur qu’il se laisse porter par les événements sans trop les remettre en cause, même lorsque ceux-ci prennent la forme d’une poupée pleurant dans le noir, d’une figure à taille humaine émergeant de l’argile dans laquelle elle a été façonnée, ou d’un grand-père mystérieusement décédé réapparaissant dans la buée d’une vitrine de bibliothèque ou par un crissement invisible dans la neige.
« Le rubis lance une étincelle sur le rebord de la cuvette, le benzine prend feu, s’embrase en sifflant, je me vois de l’extérieur, mes cheveux brûlent, flottent, grésillent, se tordent comme des serpents de feu, je suis dans une cuvette de feu, je brûle, et je n’ai pas mal. »
Quelle est la valeur de ces phénomènes ? Pour qui, d’Emma ou de sa grand-mère, sont-ils réels ? A chacun de décider mais s’ils forment l’un des aspects enrichissants de ce long roman initiatique, ils en forment aussi un aspect des plus déroutants. Le langage froid et factuel d’Emma, l’impression constante qu’elle accorde une importance égale à relater l’activité des fourmis dans le jardin et les souvenirs que lui présente sa grand-mère, sont l’autre élément surprenant du roman. C’est un vrai parti-pris de la part de l’auteur, et Dragomán réussit très bien, et de manière très crédible, à maintenir la voix distinctive de son personnage principal, malgré son caractère omniprésent. Mais cela rend parfois plus difficile de décider ce qui est important de ce qui l’est un peu moins et, en général, de s’attacher à Emma, personnage par ailleurs si vivant et que l’on voit grandir, au fil des pages, jusqu’au spectaculaire dénouement.
György Dragomán participait au festival Un week-end à l’Est et j’ai pu m’entretenir avec lui de questions de mémoire, d’écriture et de géographie. Cela fera l’objet du prochain billet, qui paraitra aussi (comme celui-ci) sur le site d’information Le Courrier d’Europe centrale.