Un an après le début des grandes manifestations qui ont secoué l’ex-république soviétique dans la foulée de l’élection frauduleuse du 9 août 2020, le désarroi gagne la dissidence bélarusse, dont une bonne partie s’est exilée en Pologne pour fuir la répression. Le Courrier d’Europe centrale est allé à la rencontre de ces opposants à Alexandre Loukachenko qui ont récemment trouvé refuge dans l’Est de la Pologne, à deux pas de la frontière avec le Bélarus, plus fermée que jamais.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
(Envoyés spéciaux à Biała Podlaska et Terespol) – Autour du poignet, son bracelet blanc intrigue : un petit accessoire, simple en apparence, qui a néanmoins une dimension sentimentale aux yeux de Yulia (tous les prénoms ont été modifiés). « Ce bracelet [symbole de l’opposition bélarusse], je le porte depuis l’an dernier, c’est l’emblème de l’espoir d’un changement, d’élections libres, je l’enlèverai quand c’en sera fini, quand le Bélarus sera démocratique », affirme celle qui a épaulé la campagne de l’égérie de la révolte bélarusse, qui suivi la fraude électorale du 9 août 2020, Svetlana Tikhanovskaïa. Un vent d’espoir soufflait alors. De ce soulèvement pacifique contre Alexandre Loukachenko, qui règne sans partage depuis 27 ans, les « rassemblements du dimanche » dans la capitale en sont certainement le symbole le plus fort : drapés du blanc-rouge-blanc, couleurs de la contestation, des centaines de milliers de Bélarusses s’y rassemblaient, semaine après semaine, pour réclamer l’organisation d’élections libres. Yulia en était une adepte, elle qui a multiplié les coups d’éclat militants comme « écrire aux parlementaires pour les forcer à agir », participer à la « résistance à l’échelle locale », peindre « des fresques dans [son] quartier »… « Avant l’élection, je ne connaissais pas mes voisins de tour d‘immeuble, désormais nous sommes devenus une grande famille, une solidarité s’est forgée entre Bélarusses », se remémore-t-elle. Autant dire que l’heure était à l’optimisme, dans la « dernière dictature d’Europe » : jamais l’ancienne république soviétique n’a connu un tel élan de la société civile, longtemps considérée comme apolitique.
Le ministère des affaires étrangères révélait récemment à l’agence de presse polonaise (PAP) avoir accordé plus de 178 00 visas à des citoyens bélarusses entre le 1er juin 2020 et le 31 juillet 2021, dont plus de 12 000 visas humanitaires.
Mais un an plus tard, force est d’admettre que la ferveur des débuts a fait place à un profond désarroi, alimenté par la crispation d’un autocrate prêt à tout pour écraser la dissidence. Un jeudi après-midi de juin, Le Courrier d’Europe centrale a rencontré Yulia devant l’enceinte du centre d’accueil pour demandeurs d’asile de Biała Podlaska, à une trentaine de kilomètres de la frontière avec le Bélarus. Au printemps, avec son fils en bas âge, elle a dû se résoudre à l’exil, par crainte d’être persécutée par le régime. Son cas est tout sauf anecdotique : ils sont des dizaines de milliers, comme elle, à avoir fui en Pologne voisine, l’une des principales bases arrière de l’opposition bélarusse. Le ministère des affaires étrangères révélait récemment à l’agence de presse polonaise (PAP) avoir accordé plus de 178 00 visas à des citoyens bélarusses entre le 1er juin 2020 et le 31 juillet 2021, dont plus de 12 000 visas humanitaires. Plus de la moitié d’entre eux ayant été octroyés depuis le 1er janvier 2020. À cela s’ajoutent les 282 statuts de réfugiés (ou de protection subsidiaire) accordés aux mêmes ressortissants, entre le 1er janvier et le 30 juin. Soit un taux d’obtention de 100%.
L’exode n’a fait qu’aller crescendo, au rythme des salves de répression menées par le régime, ces derniers mois. « L’espoir de se réveiller le lendemain dans un nouveau pays était énorme au début, tout semblait alors possible. Mais quand j’ai vu autour de moi différents organisateurs [de manifestations] se faire arrêter un à un, j’ai su que ce serait bientôt mon tour », souffle Yulia, la voix altérée par l’émotion.
Le bilan de la répression, brutale et implacable, ne cesse de fait de s’allonger. « La situation est terrible, imprévisible », résume Ihar Barysau, 39 ans, chef de « Narodnaya Gramada », le parti social-démocrate bélarusse. « Beaucoup d’activistes quittent le pays. Un de nos membres vient d’être condamné à deux années de prison pour avoir participé à un meeting politique il y a un an. Tous les jours, quand je regarde les infos et que je vois qu’une connaissance a été arrêtée ou que le KGB a fait une incursion soudaine, ça m’inquiète. Il est dangereux de rester ici, mais comme militants démocrates, nous pensons qu’il est important de continuer de lutter, sur place. Si tout le monde quitte, la vie sera encore plus difficile, et la base pour un changement démocratique sera complètement détruite. »
« Prison à ciel ouvert »
Aux 3 000 cas de torture documentés à ce jour par Viasna, une organisation bélarusse de défense des droits de l’homme, s’ajoutent plus de 600 prisonniers politiques. Rares sont les médias indépendants et les ONG qui échappent à cette répression — liquidation de titres et emprisonnements à la clé —, et les témoignages de manifestants tabassés en pleine rue par les forces antiémeutes sont devenus monnaie courante. À l’étranger aussi, les détracteurs du régime sont traqués, comme en témoigne le retentissant détournement d’avion, orchestré par Loukachenko en mai, afin de procéder à l’arrestation du journaliste Roman Protassevitch, une des bêtes noires du régime. Depuis, le Bélarus est presque coupée du reste du monde, comme si un nouveau « rideau de fer » s’était érigé aux portes de l’Union européenne : en juin, Bruxelles a condamné l’espace aérien bélarusse. Or, voilà des mois qu’à l’initiative de Minsk, la frontière terrestre avec la Pologne a été verrouillée, en évoquant le prétexte de la pandémie. Les échappatoires légales rapides, faciles et peu coûteuses des Bélarusses craignant d’être persécutés se sont réduites comme peau de chagrin, surtout que la frontière ukrainienne est désormais elle aussi « fermée », sauf à ceux qui possèdent comme en Pologne un contrat de travail.
« Il est dangereux de rester ici, mais comme militants démocrates, nous pensons qu’il est important de continuer de lutter, sur place. Si tout le monde quitte, la vie sera encore plus difficile, et la base pour un changement démocratique sera complètement détruite. »
De quoi faire du Bélarus une « prison à ciel ouvert », en quelque sorte, dont Yulia fait d’ailleurs les frais : censés venir la rejoindre, son mari et son fils plus âgé, restés au pays, doivent désormais emprunter un itinéraire complexe qu’elle se refuse à divulguer par mesure de sécurité. « D’un côté, je me réjouis qu’enfin, des sanctions fermes de l’UE soient prises contre l’espace aérien bélarusse. Mais de l’autre, en tant que maman, je me préoccupe aussi du sort de ma famille qui se trouve toujours là-bas. Si j’avais un message à transmettre à l’UE, ce serait celui-ci : les Bélarusses sont reconnaissants à l’égard de cette solidarité internationale, mais attendent davantage d’actions concrètes, car tous les jours, la souffrance continue. »
Derrière elle, Andreï a également demandé l’asile. Lui est arrivé à Biała Podlaska à la mi-juin. Sa fuite, le jeune homme autour de la vingtaine la raconte sur un ton banal, comme si elle n’avait rien de stupéfiant. Un soir, « pour éviter d’être retracé », il se rend en auto-stop jusqu’à la frontière, seul. Son seul objectif : gagner la Pologne voisine, en cachette, pour y requérir l’asile. Andreï sait le risque encouru pour échapper à un procès inéquitable prévu quelques jours plus tard au pays. Son échappée clandestine pourrait lui coûter cher s’il est démasqué par les autorités bélarusses. Il risque deux ans de prison pour participation à une manifestation réclamant le départ d’Alexandre Loukachenko.
Une fois à la frontière, Andreï s’élance dans l’obscurité de la forêt, avant d’arriver face au Boug, la rivière qui, tout à l’est de la Pologne, délimite la frontière entre les deux pays. Andreï a prévu le coup. « J’ai mis passeport et effets personnels dans un sac étanche, et j’ai traversé à la nage, raconte-t-il. J’entendais les chiens de la police bélarusse aboyer, c’était stressant. En plus, dans l’eau, je me suis fait attaquer par un castor ! » Vers deux heures du matin, il aperçoit des traces de pneu et décide de les suivre. « Il faisait froid, j’étais tout mouillé, je cherchais les gardes-frontières polonais. Au loin, dans un champ, il y avait de la lumière et j’angoissais à l’idée que ce soient des agents bélarusses à ma recherche… ». Le lendemain, le jeune dissident se retrouve finalement en lieu sûr, en sol polonais. « Je n’ai pas fermé l’œil pendant les deux jours qui ont suivi cette expérience intense. »
« J’ai mis passeport et effets personnels dans un sac étanche, et j’ai traversé à la nage, raconte-t-il. J’entendais les chiens de la police bélarusse aboyer, c’était stressant. »
Les fuites comme celle d’Andreï restent exceptionnelles. « Entre septembre 2020 et le 14 juin 2021, nous n’avons relevé que trois passages illégaux de la frontière », nous informe par écrit Wojciech Kopeć, responsable des relations avec la presse pour les garde-frontières de Nadbużański, qui surveille 171 kilomètres de frontière dans la région de Lublin, incluant Terespol. Sur l’autre section de la frontière polono-bélarusse mais également sur le tronçon de la frontière polono-lituanienne, en date du 8 juin « aucun ressortissant bélarusse n’avait traversé illégalement la frontière » pour l’année 2021, précise Katarzyna Zdanowicz, porte-parole des garde-frontières de Budzisk, en Podlachie.
Soutien psychologique
Plus à l’est encore, en lisière de Biała Podlaska, se dresse un deuxième camp de réfugiés, coincé entre une autoroute bruyante et un parterre de verdure. Devant le complexe aux briques rouges, apparaît la silhouette frêle d’Olga, une Bélarusse au regard fuyant, encore marquée par le traumatisme qu’elle a vécu l’an dernier. « Dans la petite ville où j’habitais au Bélarus, j’ai été battue en août 2020, quelques jour après l’élection. J’ai alors perdu conscience, c’est un ami qui m’a ramenée à la maison. Même ici, en Pologne, je ne me sens plus en sécurité, et voir des policiers en uniformes m’effraie. » Arrivée en octobre, elle a pu travailler un temps en Pologne grâce à un permis de travail, dont l’expiration l’a forcé à demander l’asile, en janvier dernier. Elle loge, depuis, dans le camp de réfugiés, où de l’aide psychologique est offerte. Au moment de notre passage, il y a un mois, Olga était toujours dans l’attente d’une réponse pour officialiser son statut. « Ça me fait froid dans le dos de me dire que je ne peux pas rentrer à la maison, alors que la frontière est à quelques kilomètres d’ici », confie la dissidente, dont l’éveil politique s’est opéré « à la suite de toutes ces détentions de masse et ces gens torturés », dans la foulée de la réélection de Loukachenko. « Le désir de rentrer m’envahit, mais ça n’apporterait que des problèmes. Je suis en contact avec ma famille restée au pays, et à chaque échange, nous effaçons tous nos messages pour éviter de révéler que je suis en Pologne. La police est à mes trousses, on a traqué le téléphone de mes proches. En plus d’un quart de siècle de dictature, le Bélarus a été démoli progressivement, et même si Loukachenko part, le pays prendras des années à se remettre sur pied avant des années. C’est pourquoi je pense rester en Pologne à moyen-terme. »
Aleksander Ryazancev, la cinquantaine, ne peut qu’opiner : « Mon sixième sens me dit qu’à la fin de l’été prochain 2022 Loukachenko sera parti, mais les structures implantées durant son gouvernement risquent de perdurer encore un moment… Cela va prendre des années avant qu’un vrai changement ne s’opère ». C’est en catastrophe que cet employé du secteur informatique a dû quitter son appartement de Minsk, avec sa femme et ses deux petites filles, en janvier : direction Varsovie, visa humanitaire en poche. « Il s’agissait de faire vite, nous avons même dû laisser la voiture au Bélarus. Nous sommes partis juste à temps, puisque la police s’est présentée à mon travail quelques semaines plus tard. Récemment, j’ai aussi appris que mes affaires avaient été saisies au Bélarus sur décision de la justice », explique le père de famille, vêtu d’une vyshyvanka, ces jolies chemises arborant la broderie nationale.
Menaces du Consul bélarusse
À Biała Podlaska, où Aleksander a élu domicile depuis peu dans un appartement avec sa petite famille, Aleksander a fait la connaissance de Pavel Anushka, un Bélarusse volubile installé en Pologne depuis six ans, apprécié de ses pairs. C’est que Pavel a mis en place, à l’automne dernier, la Fondation de solidarité de Biala Podlaska avec le Bélarus, une organisation venant en aide à ses compatriotes réfugiés. Dans un relais routier dans les faubourgs de Biała Podlaska, assis autour des cafés servis à toute la tablée, Pavel Anushka est catégorique « Ce n’est pas comme l’été dernier, il y a beaucoup moins de Bélarusses qui franchissent la frontière avec la Pologne. Celle-ci est bien moins ‘ouverte’, mais il y a également moins de manifestations et plus de répression et les gens restent cloîtrés chez eux. » Mais ce qui a changé, révèle ce naturalisé polonais, c’est que « le gouvernement bélarusse a créé des forces spéciales destinées à cibler les dissidents à l’étranger, surtout les leaders de l’opposition. En ce qui me concerne, le Consul du Bélarus à Biała Podlaska m’a déjà menacé dans un magasin, me disant que si continuais d’assister aux rassemblements près du Consulat, j’aurais des problèmes au Bélarus comme jamais. »
« Le gouvernement bélarusse a créé des forces spéciales destinées à cibler les dissidents à l’étranger, surtout les leaders de l’opposition.«
Aux alentours, les tables du restaurant restent désespérément vides, un constat confirmé par le propriété des lieux qui confie avoir perdu 90 % de clientèle. À Biała Podlaska, le commerce transfrontalier florissant jusqu’alors d’un côté comme de l’autre de la frontière est au point mort. Ce que la pandémie n’avait pas réussi à arrêter, l’arbitraire de Loukachenko l’a fait. Encore plus à l’Est, à Terespol, ville polonaise qui borde la ville de Brest au Bélarus, c’est la désolation. La guichetière de la gare se morfond : « Vous devriez voir la gare d’habitude, cela grouille de partout ! » Le terminal ferroviaire international, partagé entre les deux États, est tout simplement verrouillé. « Depuis le début de la pandémie, plus aucun train de passager ne circule », explique l’employée, trop heureuse de pouvoir converser un instant.
Des clients, Agnieszka, qui officie à quelque pas de là dans un bureau de change, n’en a vu que trois en cette journée de juin, contre une cinquantaine avant le double effet de la pandémie et de la mobilité transfrontalière entravée. Cette Polonaise a d’ailleurs eu l’impression de vivre à distance la révolte des derniers mois, alors que Brest n’est que de l’autre côté du pont. « Je pouvais entendre les forces de l’ordre bélarusses réprimer les manifestants, en août 2020 », affirme celle qui se dit solidaire de la cause prodémocratie.
Juste derrière Agnieszka, la douane polonaise tue le temps : en 45 minutes, on ne compte que deux voitures en cette fin de journée. Dont une belle berline noire, qui achemine parents et enfants direction Bialystok. « Côté Bélarus, ils ont contrôlé jusqu’à nos traductions assermentées », précise le père de famille. « Nos permis de travail et les inscriptions des enfants à l’école : tout y est passé. Côté polonais c’est à peine s’ils ont regardé ! » Ce sera un aller simple pour cette famille, même si l’homme préfère euphémiser. « On part pour un petit bout de temps », dit-il manifestement chagriné, avant de conclure, en refermant la portière: « Partir ou rester : le choix a été difficile.