Il y a dix ans, disparaissait la Kavárna Medůza, un café emblématique du Prague des années 90 et 2000, situé à l’adresse Belgická 17 à Vinohrady. Si Prague a compté plusieurs très beaux cafés, le Medůza était suffisamment singulier pour avoir marqué son époque, celle des années Václav Havel, pleines d’espoir et de nostalgie. Quant au destin du Belgická 17, c’est aussi une part de l’histoire de Prague, impitoyable et gentrifiée.
Les années 1990 – l’Europe centrale n’est pas encore unie à son pendant occidental, mais n’est déjà plus sous tutelle soviétique. C’est dans cette décennie située entre-deux mondes qu’apparaissent des cafés pragois qui lorgnent vers un art de vivre disparu. Niché sur les hauteurs de Vinohrady, le Medůza voit le jour en 1994. Salon nostalgique, l’endroit semble habité par une époque faite de meubles en bois, de gravures et de tableaux aux murs, d’un amour de la conversation et de la lecture. Brassant artistes-peintres, musiciens, écrivains et étudiants, le café Medůza s’éloigne du populaire restaurace ou de la kavárna de quartier, sans tendre vers un embourgeoisement arrogant. C’est un lieu qui cultive une certaine idée de la bohème, en Bohême.
À l’origine du Medůza, trois amies exilées à New York et en Australie rentrent au pays, nanties d’un amour pour les cafés de l’entre-deux guerre. Elles trouvent un local à l’adresse Belgicka 17, une de ces rues arborées et colorées, un peu « haussmanniennes » de Vinohrady. Elles utilisent des meubles de famille et arrangent leur nouveau café avec minutie. L’endroit correspond à « l’esprit des années Václav Havel », explique Lucie Kluzáková, fondatrice et tenancière. Comprendre : un esprit cultivé, ouvert. Cependant, pour trois femmes « monter une affaire était extrêmement difficile. Personne ne nous prenait au sérieux ».
Du vin et des rencontres
Pendant 16 ans, le Medůza demeure un café de caractère, parfois même une galerie d’exposition, et accueille passants et habitués dans une atmosphère « vieille Europe » où le vin coule à flots. En dépit du passé viticole de Vinohrady, le choix du bar à vin s’avère audacieux dans une ville largement portée sur la bière.
Fidèle des années 2000, Atom se souvient de l’endroit avec une mélancolie un peu embrumée. Alors bassiste, il fréquente le Medůza avec ses compères musiciens et surtout avec son meilleur ami, l’écrivain et scénariste Jaroslav Rudiš, auteur de La Fin des punks à Helsinki et d’Alois Nebel. « Mes souvenirs ne sont pas racontables, dit Atom, timidement. Quatre bouteilles de vin par soirée… » La bande délaisse le Medůza lorsque Rudiš quitte Prague pour Berlin. Plus tard, Atom se met en couple avec une ancienne habituée.
Vinohrady étant gay friendly, les homosexuels étudiants, touristes ou expatriés font aussi du Medůza un classique de leurs soirées.
Pour Atom, la fin du café constitue « une perte assez personnelle ». Lucie Kluzáková confirme avoir reçu des témoignages similaires après la fermeture, certains habitués disant avoir « grandi avec ce café ». C’était un endroit de premières rencontres, parfois de ruptures. « La lumière était tamisée, tout le monde était beau, c’était propice aux rendez-vous », confie malicieusement l’ancienne propriétaire.
Lieu de brassage, le Medůza attire une population variée au tournant du siècle. Vinohrady étant gay friendly, les homosexuels étudiants, touristes ou expatriés font aussi du Medůza un classique de leurs soirées. Il est alors perçu comme plus familier et cosmopolite que les bars de sous-sol, comme le Piano Bar ou le Klub 21 et leur attachante atmosphère de film porno à petit budget. Coïncidence de la vie pragoise, le café bohème disparaît presque en même temps qu’un emblématique club gay du quartier, le Valentino. Jusque-là, une soirée entamée dans l’un pouvait souvent s’achever dans l’autre.
2011 : coup d’État pour un café
Prisé des lecteurs le jour, le Medůza s’anime le soir. C’est le début possible d’un circuit menant de bar en bar sur les hauteurs de Vinohrady et Žižkov, via le joli Bukowski et ses cocktails abordables, puis le Palác Akropolis pour un dîner roboratif, avant d’aller finir la nuit sous les baffes d’un club ou dans un canapé plus ou moins familier. Le Medůza ouvre de nouveau en fin de matinée pour les insomniaques et les errants matinaux qui désirent noyer leur migraine dans un bon café au calme. Jusqu’en 2011.
La fermeture du Medůza intervient brutalement à la fin de l’hiver. Un crève-coeur pour Lucie Kluzáková : « c’était un coup d’État, comme pour un pays. La propriétaire des murs nous a mises dehors en deux semaines… Et nous avons été remplacées par un café presque identique ». Le Roza K, qui succède au Medůza pendant 8 ans, est effectivement ressemblant, la nouvelle tenancière tentant même de récupérer du mobilier et une partie du personnel. Mais en emportant son matériel et l’essentiel de son équipe, notamment sa cuisinière, le Medůza embarque une grande partie de l’esprit des lieux. Et de la clientèle. Lucie Kluzáková, sonnée, ne refonde pas le Medůza, mais préfère s’engager dans d’autres projets, en particulier le café Javánka d’inspiration indonésienne, à quelques encablures de la rue Belgická.
Et l’on se dit alors que ce charmant Medůza tapi sous les arbres de Vinohrady, qui a contribué à l’art de vivre et à l’attractivité du quartier, meurt victime de ce qu’il a lui-même engagé, un mouvement de gentrification. Ce phénomène tend à exclure ses propres pionniers – qui vouaient un culte sincère à l’art de vivre accessible – puis à évoluer vers une aseptisation et une standardisation des usages. Et de fait, après huit ans d’un Roza K en manque d’âme, le Belgická 17 finit par céder tout à fait à l’affadissement mondialisé. Et lorgne maintenant vers Brooklyn.
La mode américaine
Depuis 2018, l’ancien local du Medůza abrite un restaurant rapide au vrai-faux look d’atelier, le Kaiser Franz Beer & Burgers. Derrière le clin d’œil à l’empereur François-Joseph, qui n’a pourtant pas laissé que des bons souvenirs en ville, on note l’imitation d’une certaine Amérique new-yorkaise, un probable bon coup commercial tant le burger devient une lubie de notre siècle.
Certains établissements connaissent une entrée encore plus brutale dans le XXIe siècle, comme la Fantova Kavárna, le café de la vieille gare. Les voyageurs d’il y a dix ans se souviennent de l’atmosphère poussiéreuse, un peu groggy, de ce café oublié dans son décor Art nouveau décrépi. Quelques habitués et de rares voyageurs venaient y siroter une boisson triste préparée derrière les guichets de l’ancien hall de gare, semi-fantôme depuis quarante ans. Frisquet en hiver, ce repaire de vieillards était une machine à voyager dans le temps, un paradis pour poètes nostalgiques. Aujourd’hui, c’est un café à l’américaine, une sorte de Starbucks vendant de la pâtisserie standard sous vitrine réfrigérée, le tout dans un décor Belle Époque si bien restauré qu’il paraît neuf. Une sorte de Jugendstil-land, une attraction. Un commerce « valorisé » comme disent les promoteurs.
La Brooklinisation est en marche au Belgická 17, comme elle l’est à la Fantova Kavárna et, plus subtilement, en bien d’autres endroits comme au Palác Akropolis qui a délaissé ses plats en sauce pour des burgers. À Prague, comme dans les autres métropoles d’Europe, la dernière décennie a manifestement amorcé un virage vers une gentrification « dure », à l’américaine. Il reste bien des endroits sincères et chaleureux à Prague, mais dix ans après sa fermeture, le Medůza n’est pas vraiment remplacé et ne peut pas l’être, selon Lucie Kluzáková : « la ville a changé, les années Václav Havel sont finies ».
Photo d’illustration: l’entrée du café – source Flickr