Des grillages. Des barbelés affûtés brillent, sinistres, sous un soleil couvert de nuages. Une esplanade, propre, spacieuse, vide. Des poteaux, tous les 5 mètres, trois caméras sur chaque poteau. Pour que personne ne s’échappe. Un bois à proximité mais sur l’esplanade – à perte de vue – pas un coin d’ombre, ni maintenant ni plus tard.
Article publié le 5 avril 2017 sur Q Code Mag. Traduit de l’italien par Sylvain Bianchi. |
Une froide matinée de mars. Seuls quelques containers sont déjà assemblés, le drapeau de la Croix rouge hongroise flotte en surplomb. Une haute tour blanche et rouge se détache au centre du camp.
Un centre « d’Accueil », comme ils disent. Des centaines, des milliers d’hommes et de femmes qui ont dit adieu à leur passé, à qui ils étaient, à leur histoire.
Ils ont pris le peu qu’ils pouvaient transporter, un téléphone portable, unique forme de salut dans un voyage où s’éteindront des vies, des histoires, des rêves, un voyage à travers un désert, à travers des camps de détention, des violences et des viols, des embarcations et la mer.
Un corps brûlé par l’essence d’un moteur à explosion, un feu puis le choix : une mer sombre ou la lutte. Des yeux perdus sous les coups de crosse d’un fusil. La mort à nouveau.
Et parmi ces centaines, les chanceux qui arriveront feront un pas sur une terre que beaucoup d’entre eux n’ont jamais rencontré, ni dans les livres, ni dans les histoires. Une terre extra-terrestre, mais une terre avant tout, et surtout une terre lointaine. Derrière, une mort certaine. Devant, l’inconnu.
« Chaque jour pareil au précédent. Le temps immobile et l’atmosphère de frustration entraînent des violences et représailles. »
Et dans le débarquement ils perdront leur nom. Ils se mettront à marcher. Vers le nord. Vers l’Allemagne. Vers l’Angleterre. Ils marcheront sur des sols dont ils ignoraient l’existence, accompagnés d’une langue douce-amère mais inconnue. Ils n’ont pas de papiers. Et s’ils en ont, mieux vaut ne pas les montrer.
« Et puis un jour, je me suis retrouvé en Hongrie. Moi qui viens du Sierra Leone, j’arrivais en Europe. Je pensais que tout le monde parlait anglais. Je pensais que l’Europe n’était qu’une seule et même nation. Au fond, cela n’était pas vraiment important. C’était un endroit lointain. Un endroit éloigné de la guerre et d’une mort certaine. Un endroit pour tout recommencer. »
« Je me suis retrouvé ici, dans le camp de Bicske, les jours passaient, sans interruption, sans que rien ne se passe. Chaque jour pareil au précédent. Le temps immobile et l’atmosphère de frustration entraînent des violences et représailles. »
Alors, James Peter lance un projet de formation pour les migrants, un cours d’informatique pour les nombreux qui n’avaient jamais allumé un ordinateur, avant une formation de base, puis un atelier de web-design, puis un atelier linguistique et enfin des cours certifiés.
Il fonde l’organisation MigHelp et commence à créer un pont vers la société. Une forme d’insertion. Il implique les entreprises, le privé, les écoles, les académies ; et voit les sourires des premières recrues qui décident de dédier tous leurs efforts et leur temps libre aux nouveaux arrivants. Un phare lumineux.
Puis Andrea et le Baobab, et l’accueil à notre façon. Des hommes et des femmes, qui servent de bouclier quand les institutions ferment les yeux et déblaient en hurlant. Les batailles, la résistance. L’appel à la désobéissance civile.
Parce que nous sommes Hommes parmi les Hommes. Et il ne peut exister de barrières, il ne peut exister de frontières. Et s’il existe des viols, des déserts et des mers, nous serons un soutien, nous serons médecins, nous serons psychologues, nous serons avocats.
Nous serons une patinoire pour celui qui n’a jamais vu la neige, nous serons un match de foot, un cours de langue, une accolade, un sourire. Nous serons Humains.
Budapest, Hongrie. Le temps d’Orbán et de la chasse au migrant, des grillages et des frontières, des patrouilles et des barrières.
Nous sommes à un colloque de la Fondation Bill Gates, le thème : les migrations. Des académiciens, des sympathisants de la fondation, des représentants d’ONG, tous réunis pour discuter du sujet.
Quels sont les acteurs, quelles sont les violations perpétrées, comment évolue la société civile, que se passe-t-il en réalité. Nous sommes ici parmi ceux que le thème de la migration concerne directement, comme Andrea et James, et indirectement -comme nous- qui travaillons dans ces territoires situés à l’origine des flux migratoires.
« Hungary Approves Detention of Asylum Seekers in Guarded Camps ». Cela date de quelques jours. Nous demandons des informations mais aucun des participants n’a vu ou ne sait ce qu’il en est réellement.
A bord d’une voiture qui désormais a fait le tour du monde, nous décidons d’aller dans la zone en question, entre la Serbie et la Hongrie, en quête de renseignements supplémentaires. Andrea veut voir, il veut comprendre.
Nous partons. Nous essayons de récolter des informations mais rien. Nous ne parvenons pas à savoir. Certains nous disent que les camps à la frontière avec la Serbie ont été démantelés.
Les migrants déplacés on ne sait où, ni dans quel pays ni de quelle manière. D’autres rumeurs évoquent de nouveaux camps construits à la frontière.
Nous ne réussissons pas à en savoir plus. Nous décidons de partir en direction de la Serbie. Nous demanderons là-bas.
« Stop, stop, arrête-toi là, je crois avoir vu quelque chose ».
Un des camps potentiels devrait se trouver à Röszke, nous arrivons à la frontière où nous voyons une immense file de voitures. Nous décidons de ne pas traverser la frontière, nous rebroussons chemin avant d’être coincés dans une attente qui semble infinie.
« Stop, stop, arrête-toi là, je crois avoir vu quelque chose ». Andrea indique un point pas très lointain. Nous nous approchons et voyons du fil barbelé surmontant une clôture haute de 4 à 5 mètres.
Quelques containers montés, les drapeaux de la Croix rouge hongroise. Beaucoup, beaucoup de bennes à ordure, de poteaux, de projecteurs et de caméras, partout.
Une tour rouge et blanche surplombe le camp, les containers restant à assembler sont entassés dans un coin. Nous sommes devant une esplanade aride, sans un coin d’ombre. Les mots manquent devant ce spectacle. Ce sont les camps dont nous avions entendu parler, les camps d’Orbán. Seul Andrea parvient à dire quelque chose : « Eh… j’ai l’œil maintenant…plus aucun ne m’échappe ».
Andrea a fait la route des Balkans. Idoméni. Calais. Il gère et coordonne l’accueil à Rome et, quelques heures auparavant, il avait lancé cet appel à la désobéissance civile qui, dans un moment de brouillard institutionnel comme celui que nous traversons, nous rend notre humanité.
Nous prenons quelques photos, nous repartons en voiture et nous nous demandons où ont été amenés ceux qui peuplaient ces camps il y a encore quelques semaines.
C’est encore le matin, nous n’avons aucune sorte d’informations, mais nous décidons de continuer d’explorer la frontière entre la Serbie et la Hongrie.
Le long de la route, nous étions passés devant une station service : nous faisons marche arrière, nous descendons prendre un café et nous nous apprêtons à demander si localement ils savent quelque chose.
Sur le mur externe du bar, un panneau mis en évidence annonce un café équitable et solidaire. Nous sourions amèrement et nous entrons.
« – Je ne parle pas anglais ». « – Français ? ». « – Non. Hongrois »
« – Bonjour, un café. Et même trois merci. Savez vous par hasard où se trouvent les nouveaux camps d’accueil en construction ? Ils devraient être ici, vous savez s’ils sont dans le coin par hasard ? »
« – Je ne parle pas anglais ». « – Français ? ». « – Non. Hongrois ». Rien. « – Migrants ? Réfugiés ? ». Un signe de tête pour dire qu’il ne comprend pas ce que nous demandons. « Internet ? Wi-fi ? ». Nous captons un réseau en libre accès.
Nous nous connectons et commençons à chercher. Nous échangeons quelques messages à des milliers de kilomètres de distance, demandant une aide dans notre recherche. Les yeux fixés sur nous et la connexion disparaît. Ils ne parlent pas, ils ne savent pas. Rien n’existe.
Nous avons eu le temps de recueillir quelques informations. Nous repartons et prenons l’autoroute en décidant de ne pas entrer en Serbie par la frontière de Röszke, espérant une traversée plus simple.
Direction Kelebija, la frontière est à une cinquantaine de kilomètres et nous ne savons même pas ce que nous trouverons là bas, si nous trouvons quelque chose.
Une station de service maquillée en restaurant pour un déjeuner de mariage, encore un café, nous repartons et voilà finalement la frontière. Nous essayons de demander des informations mais toujours rien.
Cette fois, nous sommes assistés par le wi-fi et les quelques informations que nous trouvons semblent confirmer que la direction soit la bonne. Nous repartons et traversons la frontière, en direction des « camarades serbes », comme dit Andrea.
Du Francesco Guccini dans les oreilles, nous passons une frontière puis l’autre et nous voilà à Subotica, plongés dans un parc automobile d’un autre temps, dans un mélange d’anciennes maisons et de maisons neuves, dans le tableau d’un monde qui porte haut les couleurs de son histoire.
Nous traversons la ville, nous voyons de nombreux biens immobiliers en vente et sourions en nous imaginant les acheter et les convertir en réalités commerciales les plus absurdes qui nous passent par la tête.
Nous continuons à errer sans but, nous nous arrêtons à une pompe à essence, nous demandons et rien, toujours rien. Nous sommes à un pas de la frontière mais personne ne sait rien.
Nous avons trouvé le nom d’une localité associée à des affrontements dans un camp à la frontière dans un article daté de novembre 2016. Nous cherchons cet endroit sur le navigateur et nous nous lançons à sa recherche. Nous nous perdons sur des routes en terre, déconnectés au milieu de la campagne de plus en plus profonde.
Soudain, nous ralentissons, intrigués. Au loin, nous voyons un homme qui marche. Nous nous rapprochons de lui et nous l’interrogeons. Il ne parle pas un mot d’anglais, il parle serbe. Mais il sait.
Nous disons migrants, camps. Et lui, avec ses mains de paysan qui a vécu tant d’histoires, il nous dit oui. Camps. Et il montre du doigt.
Il nous dit de faire demi-tour, il nous explique la route, il nous parle en serbe. Mais nous comprenons. Il indique avec insistance, derrière puis à gauche.
Vous devez retourner en arrière, puis à gauche et tout droit jusqu’à la frontière. Toujours tout droit. La première personne qui sait. La première personne qui nous indique la route, un homme qui – vu son âge – a déjà vécu toute cette histoire.
D’autres hommes. D’autres passés, d’autres origines, d’autres causes. La même violence, la même marginalisation, le même silence.
Nous nous remettons en route et repassons devant la même station service où nous avions demandé des informations et rencontré des regards surpris, et, après quelques kilomètres, nous commençons à voir : une frontière, et à cheval entre les deux frontières, une nouvelle étendue, plus grande cette fois.
Le même grillage, les mêmes barbelés qu’à Röszke, mais beaucoup plus de containers montés. Sans fenêtres, empilés. Une grue bouge, en plein travail.
Nous garons la voiture et descendons, nous faisons deux pas vers le camp et nous sommes tout de suite interceptés par un garde frontière. Il nous dit que nous devons montrer nos papiers à son collègue, que nous ne pouvons pas stationner ici.
Nous disons que nous souhaitons seulement observer, que nous sommes des chercheurs et que nous voulons savoir ce qu’il se passe. Il demande si nous avons des documents qui attestent que nous travaillons pour des associations humanitaires, car seuls les coopérants autorisés par l’État serbe peuvent s’approcher des camps.
Nous avons une carte étudiante mais cela ne suffit pas. Il nous accompagne à son collègue qui prend et regarde nos documents, un par un, lentement. Nous, puis les passeports. Puis nous à nouveau. Il rit. Une collègue s’approche et dit que nous ne pouvons laisser la voiture à la frontière. Nous devons la bouger.
On ne s’arrête pas à la frontière. On traverse la frontière. Nous montons en voiture, et le même policier qui avait déjà lu chaque page de nos papiers les prend à nouveau. Il les réexamine avec précision. L’un après l’autre. Ils nous les rendent et disent que nous devons transiter rapidement.
Nous parvenons à prendre quelques photos au passage mais nous ne réussissons pas à nous arrêter. Nous voyons les travaux et une deuxième clôture qui renforcera les grillages, haute, en bois et en métal, et couverte elle aussi de fil barbelé.
« Qu’êtes-vous venus faire en Serbie ? »
Nous arrivons à la frontière hongroise et, à nouveau, chacun de nos documents est analysé. La voiture fouillée. Les papiers du véhicule scannés. « Qu’êtes-vous venus faire en Serbie ? ».
Andrea : « Acheter des cigarettes ! A seulement deux euros le paquet ! J’en ai acheté 5 cartouches, c’est fantastique ». Un silence… « Transportez-vous de l’alcool ? » Il scrute une bouteille d’eau dans notre voiture de combat. « Ouvrez le coffre ! »
Je souris en pensant que mon déménagement imminent fait que j’ai acheté six valises qui sont toutes vides dans le coffre de la voiture. Je me demande comment j’expliquerai la chose. « Ouvrez les sacs ».
Et dans le sac, un autre sac, je me mets à rire. Le garde-frontière s’en va. Avec nos papiers. Ils nous les redonneront une dizaine de minutes plus tard et nous demanderons de nous éloigner.
Nous nous exécutons, laissant derrière nous une grue en mouvement, des containers sans fenêtre et une sensation d’avilissement et de rage sans pareil.