Ils se sont installés plusieurs longs mois à Budapest pour participer à l’organisation de la Conférence internationale de la décroissance, qui aura lieu du 30 août au 3 septembre prochains. Compagnons de route de Hulala pendant tout ce temps, nous avons choisi de leur consacrer ce reportage. Rencontre avec une génération « tombée en décroissance ».
Cet article a été publié une première fois le 24 août 2016 sur Hulala, l’ancêtre du Courrier d’Europe centrale.
Au fond d’un appartement au dédale de couloirs, là où les rayons d’un soleil de fin d’après-midi viennent raviver les couleurs passées des tableaux accrochés au mur, Jérôme et Romance sont en grande discussion. Dans le cadre de la Conférence internationale sur la décroissance, ils finalisent les sous-titres anglais d’un documentaire sur les maraîchers bulgares de Budapest. A quelques pièces de là, dans une cuisine désormais plongée dans la pénombre, Cécile et Valentine s’affairent pour que le repas du soir soit prêt dans les temps. Tout le monde a faim après cette longue journée de travail. Au menu : des pommes de terre au munster, ramené spécialement par Cécile de son Alsace natale. S’étant absenté pour aller régler des préparatifs de dernière minute chez l’imprimeur, Márton, l’occupant habituel des lieux, déboule dans le salon, triomphal, visiblement content de pouvoir se poser, un peu. Enfin !
Dans une semaine, ils savent que le rythme, déjà soutenu, va encore monter en intensité. Cette soirée, c’est un peu une façon de décompresser entre eux, de savourer ce calme précaire avant que survienne la tempête. Originaires des quatre coins de la France, Jérôme, Valentine, Márton, Cécile et Romance ne se connaissaient pas tous avant de débarquer à Budapest pour participer à l’organisation de la Conférence. Si Jérôme et Romance s’étaient brièvement côtoyés sur les bancs de SciencesPo Rennes, Márton et Cécile sont quant à eux des amis de longue date, rencontrés sur le campus franco-allemand de SciencesPo Paris à Nancy. Installé en Lorraine depuis son enfance, Márton est l’un des nombreux rejetons d’une famille hongroise émigrée en France et ainsi le seul à avoir des attaches anciennes à Budapest. Quant à Valentine, elle est depuis longtemps amoureuse des Balkans et s’est retrouvée embarquée dans le groupe à la faveur d’une année Erasmus à Budapest. Son cursus scolaire ? SciencesPo aussi. Forcément. Comme tout le monde. Celui de Lyon, la concernant.
« Ancrer la pensée dans le réel »
Formés dans ce que le système français d’enseignement supérieur fait de plus élitiste, ces jeunes gens ont la tête bien faite et un avenir qui semble bien assuré. Pourtant, ça n’est pas de carrière brillante ni d’accomplissement professionnel « à tout prix » dont ils rêvent. Leur regard porte ailleurs. Dans un système social et économique qui semble atteindre un niveau de sclérose avancée, ils cherchent à se soustraire de la machine à broyer. A s’en émanciper. De retour d’un stage à l’ambassade de France en Israël, Cécile a voulu explorer les multiples voies en rupture avec l’orthodoxie économique à laquelle elle a été confrontée. Quant à Márton : « Moi j’avais besoin de repos et de beaucoup lire, car je sortais de six mois de stage à Berlin dans le monde des start up, c’était mon dada avant… et j’ai un peu déchanté. J’ai vendu du mobilier, je me suis barré. Et ensuite, des vêtements pour bébés, je me suis barré. Du coup je suis arrivé ici à l’Université Corvinus en troisième année ».
A la recherche d’une « certaine radicalité politique », entretenant les uns et les autres un rapport complexe avec les vieilles matrices idéologiques, ils sont tombés à la faveur de liens sur Facebook sur la décroissance. Un de ceux qui les a inspirés, Vincent Liegey, est devenu pour certains leur maître de stage au sein de l’association de livraison à vélo Cargonomia. Conçue comme un facilitateur logistique en milieu urbain, cette structure est exigeante tant en concepts qu’en sens de la débrouillardise. Pile poil donc ce à quoi aspirait notamment Jérôme, en rupture avec le militantisme traditionnel : « Je m’étais déjà intéressé à la décroissance, j’avais déjà lu Latouche et c’est une pensée qui m’intéressait beaucoup, du coup je voulais aller voir sur le terrain comment ça se passait. Le fait de pouvoir faire un stage qui se raccrochait aussi avec Cargonomia ça ancrait vraiment la pensée dans le réel ».
Concernant Valentine et Romance, la rhétorique décroissante leur a davantage permis de mettre en mots un ensemble de réflexions disparates sur la critique sociale, l’environnement, le combat féministe, les droits de l’Homme… qu’elles avaient jusqu’à présent soigneusement tenues à l’écart des courants de pensée traditionnels. Biberonée au développement durable « en pensant que c’était la bonne voie de continuer dans ce système, tout en faisant un peu plus attention à l’environnement », Romance en avait ras-le-bol à SciencesPo de « penser dans le moule » et cherchait à opérer une certaine rupture et « déconstruire tout ça » à coup de Gorz, Illich, etc. Quant à Valentine, elle entretenait une véritable défiance à l’égard des étiquettes, de tous ces mots en « -isme » : « Je me suis bien pété le crâne régulièrement ces trois dernières années, pour développer un regard beaucoup plus critique sur tout ce qui nous entoure, etc. Avec une prise de conscience sur l’écologie qui fait assez mal, surtout quand on a vingt ans. Les systèmes idéologiques m’ont toujours fait peur en général, j’ai souvent refusé de lire des textes qui prônaient une idéologie assez précise et j’en suis même venue à ne lire les textes de la décroissance qu’après avoir rejoint le groupe ».
Ce « mot-obus » de décroissance – pour reprendre l’expression de Paul Ariès -, reste selon eux un vocable marginal, suscitant auprès de leurs proches pas mal de circonspection. Au début, Jérôme admet avoir eu lui-même des difficultés à inscrire complètement ses pas dans ce champ idéologique : « Réussir à parler de manière intelligible de la crise civilisationnelle, ce genre de choses, je sentais que ça touchait un point central de ce que je développais depuis un bout de temps. Par rapport à ça, me dire « décroissant » j’avais énormément de mal. C’est aussi lié à plein de tabous. La pensée de la décroissance est encore relativement incomprise même si je pense que les choses changent. A SciencesPo je n’aurais pas de mal à dire que je suis décroissant, mais dans mon environnement familial, c’est quelque chose que j’aurai plus de mal à argumenter ». Quant à Cécile, elle pointe le paradoxe de devoir sans cesse se justifier sur son engagement auprès du mouvement, alors que le fait de travailler pour les services économiques de l’ambassade de France à Tel Aviv n’avait jamais soulevé de débat particulier auprès de ses proches.
« Comprendre la fascination incroyable pour l’Ouest »
Le fait d’organiser la conférence internationale à Budapest s’inscrit dans une réflexion explicite sur la trajectoire sociale et économique des pays post-socialistes. Au-delà du groupe « hongrois », deux autres comités basés à Zagreb et Ljubljana participent à l’événement. Pour Márton, cela permet de mettre la lumière sur la « nécessité d’exploiter avant tout les ressources que l’on a autour de soi ». Pour ce franco-hongrois parfaitement bilingue, il y a tout un travail à mener pour « comprendre la fascination incroyable pour l’Ouest, qui existe au sein de plusieurs générations ». Selon lui, celle-ci « doit être mise en balance avec tout un tas de choses importantes que les gens ont perdues après le socialisme, comme la solidarité, la culture, l’emploi ».
Jérôme, qui revient d’un séjour de plusieurs mois au Cameroun, abonde quant à lui sur cette difficulté du chassé croisé entre les aspirations des pays riches et de ceux considérés comme « en développement » : « En Afrique, je me trouvais souvent confronté à pas mal de mecs que je venais à peine de rencontrer, qui me prenaient à moto et qui me demandaient de les emmener à Paris parce que ça avait l’air super cool. Alors que moi, je voyais la route en terre battue, les poulets qui traversent, les mamas qui te gueulent dessus… et moi je trouvais ça génial ! J’ai ressenti alors quelque chose d’un peu contradictoire de vouloir apporter ainsi, dans la posture du néo-colonisateur, une pensée de l’émancipation ». Si en Hongrie, ce tiraillement se fait de façon moins puissante, il admet avoir toujours du mal à composer avec ce « renversement des perceptions ».
Valentine reconnait être avec les autres dans une « position de donneurs de leçons », mais admet dans le même temps, ce qu’elle doit à son expérience hongroise : « C’est un terreau vachement intéressant pour voir comment ça fonctionne. Il y a par exemple moins de réseaux militants un peu pourris qu’en France. Alors que les pratiques décroissantes sont très hipsterisées en France, ici c’est plutôt normal. Ça c’est agréable ». Jérôme apprécie également que les « alternatives concrètes » relèvent à Budapest du bon sens, d’une recherche sincère d’un bien vivre ensemble. « Sans rechercher un réflexe politisé derrière », ajoute-t-il, prenant l’exemple de la Critical mass, cette traditionnelle manifestation de vélos qui échappe encore à toute forme de récupération politique.
« Monter des projets, là où ça fera sens »
Tous ont conscience d’évoluer à Budapest dans un « ghetto intellectuel », comme en témoigne Cécile : « J’ai une vision très très biaisée de la Hongrie, de Budapest, parce qu’on vit dans un milieu – qui n’est pas celui des expatriés de l’ambassade ! – avec des internationaux, qui évoluent dans des sphères intellectuelles qui n’ont rien à voir avec le reste de la Hongrie. J’ai eu très peu de contact ou de vraie immersion en dehors de ce ghetto-là ». De là à voir une contradiction avec le discours écologiste sur l’ancrage, le fameux « agir local » ? Pas vraiment selon eux, car cette expérience hongroise procède de la circulation des idées qui commande plutôt le « penser global ». A ce propos, Márton rappelle que la vélorution parisienne avait été créée par des Italiens, que le mouvement décroissant à Barcelone, c’était des Bulgares et des Grecs, etc. Et d’évoquer les exemples – nombreux – d’étrangers qui avaient fini par définitivement poser leurs valises à Budapest, comme les britanniques Tracy du mouvement Villes en transition et Matthew de la ferme bio de Zsámbok, et plus près d’eux l’américain Logan et le français Vincent Liegey qui s’investissent depuis de longues années dans Cargonomia.
Valentine admet ne pas trop savoir comment se positionner, avouant que la question l’a beaucoup travaillée à Budapest. « Mais c’est aussi la raison pour laquelle j’ai envie de retourner à Lyon, continuer ces démarches là, ces réflexions là, c’est actions là, dans mon territoire vécu. Parce que je pense que ça fait d’autant plus sens de faire ça aussi chez soi ». Pour Cécile, même constat : « Cette conférence ce n’est pas définitif, on sait qu’on n’est pas en train de monter un projet qui nous est propre dans un endroit qui nous est pas forcément familier ». Elle voit cela davantage comme un apprentissage, une découverte : « Avec tout ce bagage là, ce qui me donne envie aussi, c’est d’aller monter mes projets, là où ça fera sens, ça sera en France je pense, que ce soit à Paris ou en Alsace ».
Par ailleurs, la Conférence internationale de la décroissance devrait laisser beaucoup de place à ce décentrement du regard : « Une des ambitions de la conférence, c’est de dire aussi, c’est pas que des intellectuels occidentaux, mâles blancs, qui viennent déblatérer sur le sujet. Il y a un vrai effort qui a été mis pour inviter des keynotes qui viennent de pays du Sud, pour donner une vision différente. Ça peut éviter cette difficulté de la « mission civilisatrice » et équilibrer les regards » ajoute Cécile.
A une semaine de l’événement, l’expérience semble en tout cas les avoir déjà transformés. Ayant le statut de stagiaire ou de bénévole, les leçons qu’ils tirent d’une année aussi intense s’inscrivent tout d’abord dans le champ professionnel, celui de l’économie sociale caractérisée par une porosité grande entre la sphère du travail et celle de la vie privée. Une porosité qui maintient le corps sans cesse mobilisé et les nerfs à vif, mais qui – et ça se voit – épuise. « Une expérience vraiment vraiment éreintante » admet Márton, « et qui du coup, nous forge ». Pour Cécile, cette « expérimentation de nouvelles formes de travail, de rapports humains dans le travail a certes eu des conséquences négatives sur nous, mais qui fait qu’on en ressort beaucoup plus solides, avec des envies d’apprendre de ça. Au niveau professionnel et militant j’ai appris mille choses ».
Sur le plan intellectuel, le bilan est beaucoup plus positif, chacun vantant des mois très riches, qui impliquent pour la vie de repenser tout un parcours qui était « censé être plus ou moins tracé ». « Je pense qu’on a touché un collectif rassemblé autour de cette pensée là, en pratique, en termes humains, en termes militants. Pour nous, c’est extrêmement intéressant car ça nous laisse pas mal d’idées, de questions pour l’avenir » estime ainsi Valentine. Pour Márton, la principale reconnaissance de tout le travail fourni, c’est d’avoir pu œuvrer mois après mois à « mettre en place des plateformes pour que les gens se rencontrent et qu’ils puissent ensemble rêver et œuvrer à des meilleurs futurs au pluriel ».