Hors identité. Entretien avec le cinéaste Piotr Stasik

Piotr Stasik est devenu l’une des figures du film documentaire polonais. Ses courts et longs-métrages sont portés par le regard lucide d’un citoyen polonais engagé, avide d’explorer des mondes différents et contemporains, des États-Unis à la Russie. Son film le plus récent, Opéra sur la Pologne (2016), témoigne d’un temps déchiré, assumant d’aller à rebours du discours réactionnaire. Entretien[1]Propos recueillis par Mathieu Lericq à La Rochelle le 9 novembre 2018. Remerciements : Anna Chojnacka, Ewa Pestka..

Cet article fait l’objet d’une publication commune avec l’association Kino Visegrad, site d’information et de diffusion du cinéma centre-européen dans l’espace francophone.

La dix-huitième édition du festival des Escales Documentaires à La Rochelle – qui s’est déroulé du 6 au 11 novembre derniers – a mis à l’honneur l’une des figures incontournables de la production documentaire polonaise actuelle : Piotr Stasik. Brossant à ses débuts plusieurs portraits de cinéastes, il a réalisé par la suite plusieurs courts-métrages, dont La fin de l’été (2010) qui évoque l’éducation militaire des adolescents dans la Russie rurale. Dans Carnet de voyage (2013), récompensé dans les festivals internationaux, Stasik observe avec lucidité la relation entre un photographe en herbe âgé de quinze ans et un photographe de soixante ans son aîné, Tadeusz Rolke.

Dans son premier long-métrage documentaire 21 x New York, il s’agit de reconstruire un paysage urbain kaléidoscopique à travers une vision défaite et des témoignages poignants. Captant les impressions fugaces émanant de trajets géographiques et déconstruisant le geste d’autres artistes, la démarche de Piotr Stasik affirme son attachement à la tension entre la contemplation du présent et la résurgence d’une mémoire difficilement transmissible. Son plus récent film, Opéra sur la Pologne (2016), témoigne de ce temps déchiré, assumant d’aller à rebours du discours réactionnaire.

Votre film 21 x New York [2016] dresse le portrait de la métropole américaine en se fondant sur des images collectées dans l’espace urbain. Il construit un regard lucide à partir d’impressions glanées ça-et-là, comme si se rejouait la vision première d’un observateur étranger. Ce procédé esthétique connectant de multiples sensations fugaces était-il prévu dès le départ ?

Dans mes films, j’emploie deux types de plans. Le premier type est plutôt classique; je filme à travers un dispositif habituel et fixe une réalité dans un lieu à la manière d’un face-à-face. Le second type de captation que j’aime utiliser s’ancre dans l’idée de produire de la poésie. J’essaie ainsi de trouver des formes étranges, ou expérimentales. Pas forcément parce que j’apprécie les films expérimentaux. Pour moi, expérimenter signifie chercher une voie singulière. C’est pourquoi souvent je déconnecte l’objectif de la caméra; en filmant, je tiens dans une autre main l’objectif. Ainsi, je peux choisir de petites parties et les rendre nettes. Des rayons de lumière parallèlement peuvent atteindre directement la caméra dénuée de tout objectif. Cela produit du brouillard, des impuretés. Ces images numériques ne sont pas pures, elles représentent mieux ce dont ma mémoire se souvient du monde, des choses et des gens rencontrés. On peut trouver du mystère dans la lumière, ou bien dans cette façon ludique d’utiliser l’objectif.

21 x New York – © Piotr Stasik
Cette manière expérimentale de filmer, que vous employez en particulier dans 21 x New York, a-t-elle le mystère pour finalité ou bien est-elle également capable de rendre compte de la dimension éphémère du regard, offrant aux spectateurs la sensation d’une concentration autant que d’une fragilité ?

Lorsque je regarde à travers une fenêtre, je me concentre sur une chose en particulier. À travers l’objectif de la caméra, je peux reproduire exactement cette focalisation voulue : pas la totalité de la vue, mais je peux choisir un fragment. Capter par la caméra relève d’une démarche proche de la peinture.

Faut-il comprendre par là que filmer revient à observer « par petites touches » ?

Oui, il ne s’agit pas d’enregistrer par roulement mais par « tilts ».

Cela explique que vous utilisiez souvent la caméra à l’épaule et très peu le trépied…

Parfois, je mets la caméra sur un trépied. Parfois, je porte la caméra. De temps en temps, j’utilise même mon smartphone pour filmer, de façon à être plus discret.

Dans la première partie de 21 x New York, vous restituez de nombreuses impressions captées dans le métro. Saviez-vous que l’espace du métro allait prendre autant de place dans le film ?

C’est mon idée initiale, en effet. Lorsque je suis venu pour la première fois à New York, je me suis rappelé un jeu auquel j’avais l’habitude de m’adonner en Pologne dans ma jeunesse. Le principe de ce jeu était simple : observer la rue, essayer de raconter la vie des gens en les regardant marcher, et à la fin, demander aux personnes concernées si le récit inventé correspondait à la vérité. J’aimais beaucoup ce jeu. Aujourd’hui, il m’arrive encore de regarder les visages, et de reconnaître la vie qui se cache derrière : pourquoi telle personne loge dans cet hôtel, quel est son métier, ce que la personne a en tête, etc.

21 x New York – © Piotr Stasik

Le métro est le meilleur lieu pour observer. Les gens le traversent pendant quelques minutes. D’emblée, j’ai pensé que cela était le lieu privilégié non seulement pour voir les gens, mais également pour m’adresser à eux. La plupart du temps, la rencontre ne dure qu’une minute; j’en profite pour leur notifier mon adresse e-mail. Ainsi, je peux leur envoyer les liens vers mes précédents films et nouer un contact au-delà du tournage. La grande majorité des personnes répondent positivement à ma demande et acceptent par la suite de me rencontrer pour parler.

Le métro est un espace d’observation parce que les gens ne sont pas dans l’action; ils ne font que transiter…

Absolument. Il y a une proximité qui se dégage de cet espace. Il ne s’agit pas de faire quelque chose. C’est comme les coulisses de la vie sociale. Je peux même ajouter qu’il s’agit d’un espace d’artifices, les gens ne savent pas quoi faire. Le métro de New York est un peu sombre, ce n’est donc pas si visible. Mais dans le métro de Varsovie, par exemple, la lumière est très puissante. Les gens sont comme dans un laboratoire.

Avez-vous tourné dans une partie du métro en particulier, up-town ou down-town ?

Non, cela s’est fait un peu par hasard. J’allais de rame en rame. Quelquefois je ne savais même plus où je me trouvais.

Lorsqu’on analyse le type de personnes que vous filmez, il semblerait que vous portiez une attention aux personnes singulières, fières de porter une particularité, et que vous évitiez les personnes prétendument normales, qui se veulent des modèles du rêve américain…

Je ne crois pas. En fait, je ne savais rien d’eux quand je les filmais.

Pourtant, il est très rare dans le film de voir par exemple des hommes en costumes qui représentent les classes supérieures.

J’ai trouvé de tels profils mais ils ne m’intéressaient pas. Certains m’ont dit qu’ils étaient très heureux sur le plan familial. Je ne parvenais pas à savoir si cela était vrai ou non. Lorsqu’on est riche, on peut organiser sa vie comme on l’entend; cela explique peut-être mon absence d’intérêt. Je ne sais pas pourquoi. Être riche permet de tout fonder sur le choix individuel, tout est du calcul rationnel. Ceci explique sans doute pourquoi je m’en détourne.

Piotr Stasik le 10 novembre 2018 au festival Escales Documentaires à La Rochelle – © Anna Chojnacka

« Je me sens anthropologue dans l’âme »

Faut-il comprendre que vous vouliez principalement filmer des gens honnêtes, qui tentent de combiner leur façon de penser avec leur façon d’être, sans passer par un discours normatif et superficiel ?

Peut-être que la plupart des gens riches ont cette particularité de tout miser sur l’apparence extérieure, ce qui expliquerait pourquoi ils ne parlent que du côté positif des choses. Mais cela ne signifie pas que j’ai cherché à rencontrer uniquement des gens tristes. Ce n’est pas le cas. Les gens que j’ai pu rencontrer étaient enchantés d’aller en profondeur. Je dois quand même avouer que finalement il y a beaucoup d’histoires tristes dans le film. Il faut dire aussi que le tournage du film correspond à un moment où j’étais très seul… Je ne suis pas un sociologue.

Si vous n’êtes pas sociologue, il semblerait quand même que vous portiez un regard affûté sur la diversité sociale.

Pour être honnête, je dois vous dire que j’ai fait des études de sociologie. Mais je me sens plus anthropologue dans l’âme. Je n’utilise ni les notes écrites ni les dessins. Je fais de l’anthropologie en faisant des films.

Votre façon d’aborder la réalité sociale américaine s’est-elle imposée sur place ou saviez-vous déjà que vous alliez combiner de cette manière les images, le sons et les récits en voix-off ?

Dans mes films, je cherche d’abord une musique, un rythme. Puis j’essaie de trouver la forme appropriée. Je voulais rendre compte des pensées des gens que je voyais dans le métro. Je savais dès le début que j’allais montrer les choses comme ça. Avant de partir en tournage, j’avais tenté d’élaborer ce type de montage à partir d’images et de paroles tirés de mes courts-métrages réalisés antérieurement. Je savais donc exactement comment je voulais filmer.

« J’ai pensé que les gens en Pologne avaient besoin d’un film sur la liberté »

Ce que j’ignorais totalement en revanche, c’est de quoi le film parlerait. Je pensais qu’il s’agirait simplement d’un film pour les Polonais sur la liberté. Sur la liberté intérieure. Lorsque j’avais été à New York, je m’étais senti chez moi, entouré de gens familiers et très ouverts. J’avais l’impression que les gens faisaient ce qu’ils leur plaisaient. Les Polonais ont un caractère craintif, ils ont peur de ce qu’on dit d’eux. J’ai pensé que les gens en Pologne avaient besoin d’un film sur la liberté. Mais quand j’ai tourné le film, le projet initial a évolué et le sujet a changé. Je suis allé cinq ou six fois aux États-Unis, couvrant une période de six mois en tout. Après un mois, je savais que le film porterait sur la solitude et sur l’égarement.

Si je comprends bien, vous souhaitiez dès le départ adresser votre film au public polonais…

Pas exactement au public polonais. J’ai simplement pensé qu’ils avaient besoin d’un tel film. Mais évidemment j’ai aussi espéré qu’il soit utile pour des gens tout autour du monde. Les gens à New York sont frontaux, ils s’expriment librement, ils ne se dissimulent pas.

Dans 21 x New York, vous combinez les images et les sons. Les images rendent compte de corps, de visages. La bande sonore est composée de voix. Le spectateur doit donc mettre en rapport l’image et le son, même s’il demeure constamment un décalage entre les deux. La connexion n’est pas limpide. Est-ce une façon de montrer qu’il y a toujours un écart entre le fait d’agir et le fait de penser ?

Je n’y ai jamais pensé en ces termes.

La liberté que vous évoquiez tout à l’heure ne réside-t-elle dans ce minuscule et permanent écart dans la cohabitation entre l’action et la pensée ?

La cohabitation que vous avez mentionné entre le visage et la parole me rappelle une séquence du film Les Ailes du désir [Der Himmel über Berlin, 1987] de Wim Wenders. Les personnages d’anges se retrouvent dans le métro et peuvent entendre la voix intérieure des gens qui peuplent l’espace. Ils peuvent lire les pensées des personnes présentes. Dans mes films, je fais correspondre des voix avec des personnes différentes. Je joue sur cette rupture. Cela fait partie d’un processus que je ne maîtrise pas totalement. Je me réjouis que l’effet sur le spectateur soit supérieur à ce que j’attends. Certaines fois, j’invente complètement des personnages en ré-utilisant des notes personnelles, ma propre voix. Je le fais lorsque les personnes, au cours de nos discussions, décident de se retirer du projet. Ainsi, je récupère le contenu documentaire et je crée un personnage à partir de ces éléments sans mentionner la personne réelle. C’est le cas du garçon chinois.

Si l’on s’intéresse à La fin de l’été [Koniec Lata, 2010], un documentaire tourné à Penza en Russie au sein d’une école militaire, vous filmez la trajectoire de quelques jeunes personnes qui sont éduqués à la discipline. Le film semble reposer sur l’écart qui existe entre l’émotion des adolescents et le discours des adultes.

C’est intéressant pour moi, je n’y avais pas pensé.

Je peux reformuler ma question. Dans vos films, l’enfance est très présente. S’intéresser à cet âge, est-ce une manière de capter un moment de l’existence des personnes durant lequel les émotions ne sont pas encore parfaitement verbalisées ? Et pendant lequel la conformation à l’autorité, aux modèles et à la vie adulte relève encore d’une tentative ?

Ça me fait penser à mon enfance. C’est incroyable à quel point on cède quand on essaie d’être adulte : être dans une société. On est dans la confrontation entre ce qu’on reçoit de la nature et ce qu’on a de la culture. Lorsqu’on observe les enfants, on apprend quelque chose sur nous-mêmes. On peut plus facilement déterminer ce qui est artificiel, et ce qui est absurde dans nos vies. Nous avons tant de couches que nous pouvons totalement perdre. C’est pourquoi j’aime confronter les deux niveaux déjà évoqués. Je pense que le cinéma peut permettre de revenir à l’état des tribus originelles, c’est-à-dire avant la construction de notre culture.

Parlons à présent du film Opéra sur la Pologne [Opera o Polsce, 2017], qui se présente comme une coupe transversale de la société civile polonaise actuelle et où l’on peut voir se combiner différents types de documents, de textes, de sons, d’images. Comment avez-vous sélectionné ces documents ?

Au départ, j’ai pensé faire le film uniquement à partir des images et de la musique [composée par Artur Zagajewski]. Mais, lorsque j’ai parcouru la Pologne en voiture pour filmer, je me suis rendu compte que dans certaines régions du pays on ne pouvait écouter que Radio Maryja, la station de radio catholique. De nombreux débats sont organisés et je me suis particulièrement intéressés aux interventions des auditeurs par téléphone. J’ai enregistré certaines de ces discussions et je les ai couplées avec les images de paysage ainsi que de la musique classique. Il m’a semblé que ça en disait long sur nous, qu’on pouvait sentir à travers ça qui nous sommes. Alors la parole s’est intégrée au film. C’est pourquoi nous avons décidé d’utiliser l’opéra en tant que forme. Pas l’opéra dans sa forme habituelle, mais plutôt un opéra contemporain. On savait qu’on utiliserait un libretto. J’ai pensé que nous pourrions aller dans une plus grande profondeur en se détachant des sons de la réalité et en utilisant de la musique contemporaine à leur place. La musique peut permettre aux esprits de s’échapper pour explorer de nouvelles voies. Aussi les enregistrements des coups de téléphone sur Radio Maryja devenaient insuffisants, je me suis donc mis à la recherche d’autres éléments : annonces de journaux, statistiques… En plus du libretto, on a donc décidé de combiner d’autres documents textuels.

Opéra sur la Pologne – © Piotr Stasik
L’un des documents que vous intégrez au film est une statistique de 2015 relevant « ce qui est le plus important pour les Polonais ». C’est le seul document de ce type dans Opéra sur la Pologne. Qu’est-ce qui vous semblait si parlant dans cette statistique ?

J’ai été vraiment surpris par cette statistique. En règle générale, en tant que sociologue, j’essaie d’imaginer comment les gens se comportent à un endroit précis. Dans la recherche à l’origine de la statistique, on peut constater que, pour une très large part des personnes en Pologne, la chose la plus importante est la famille. Peu de choses existent pour eux en dehors de cela. Même pour les plus jeunes, la chose à laquelle ils accordent le plus de valeur, c’est la famille.

« Les gens pensent que la famille, c’est tout ce qui compte »

Personnellement, je pense que la famille est importante. Mais en Pologne, la famille est trop importante. Les gens pensent que la famille, c’est tout ce qui compte, la seule chose dont ils auraient besoin. Ils ne se rendent pas compte que d’autres types de collectifs peuvent exister. Rester uniquement dans sa famille nucléaire ne permet pas d’être en santé mentalement. Il est, dans ce cas, également difficile de travailler pour son pays et d’être heureux. De nombreux Polonais pensent que la seule chose qui compte est d’être heureux au sein de sa propre famille. Si l’on en reste là, rien ne peut changer. L’honnêteté d’une personne ne peut se résumer au fait d’aller à l’Église.

Opéra sur la Pologne – © Piotr Stasik
Cette statistique peut effectivement surprendre. Mais la question qui semble émaner du film est : Doit-on y voir seulement une position proprement volontaire des sujets interrogés ou bien également le produit d’une Histoire ? Le film étant comme une coupe transversale de la Pologne actuelle, on se demande souvent pendant la projection ce qui, sur les plans culturel et politique, a pu mener à une telle situation.

Cela tient en grande partie au sentiment d’absence de liberté. Après des périodes historiques où la Pologne a été soumise et détruite, la famille a été le seul espace où l’on pouvait se sentir libre. On ne pouvait avoir confiance dans les choses qui concernaient d’autres niveaux de la vie sociale. Aujourd’hui, nous sommes libres et nous devons évoluer. J’ignore comment. Il reste beaucoup à faire, je pense.

La particularité de vos films est de reconstituer un imaginaire lié à un territoire. Chaque film semble réunir des éléments physiques et métaphysiques qui, ensemble, forment l’imaginaire d’une population. Dans 21 x New York, vous rendez compte de l’imaginaire de la métropole américaine. Dans La fin de l’été, vous restituez l’imaginaire de la réalité russe actuelle. Dans Opéra sur la Pologne, l’imaginaire que vous pointez est celui de votre pays. Est-ce que chaque film est l’occasion pour vous de créer un laboratoire pour concentrer les éléments de ce qu’on pourrait appeler l' »imaginaire d’une population dans un lieu donné » ?

Je fais cela instinctivement. Lorsque je fais un film, j’essaie de me concentrer sur ce qui me semble important. Puisque la situation en Pologne me rendait mal à l’aise, j’ai senti qu’il fallait que je fasse un film à ce propos afin de me lancer dans ma propre psychothérapie. Lorsque j’ai découvert cette école en Russie, j’ai directement fait le lien avec l’école où j’avais été éduqué. En filmant ce lieu, j’ai pensé que je pourrais dire des choses sur le passage entre l’âge adolescent et l’âge adulte, mais dans une situation politique beaucoup plus délicate. J’ai pensé que ce serait plus visible en filmant les élèves de cette école. Je ne débute jamais un film à partir d’un concept, d’une vision de ce que cela pourrait donner. J’essaie plutôt d’identifier ce qui m’intéresse lorsque je suis quelque part, de comprendre les raisons de cet intérêt, et ensuite j’essaie de trouver le bon moyen d’en rendre sensible dans mes films. Puis j’essaie de trouver la musique qui pourrait correspondre. Et ensuite j’écris le scénario, souvent dans les trains, pour préciser comment je vois les choses.

Qu’est-ce que vous apporte le cinéma et que vous ne trouvez pas dans le travail sociologique ?

En tant qu’étudiant en sociologie, j’ai ressenti un manque. On essaie de décrire le comportement des gens à partir de données numériques, mais cela n’est pas vraiment concluant. Je sens que je peux en dire plus par le cinéma, et de façon encore plus pertinente à travers des films poétiques. L’enjeu n’est pas d’utiliser seulement des chiffres, des connaissances, il s’agit plutôt de partir des émotions. Même les errements deviennent significatifs, c’est pour ça que j’apprécie le cinéma.

À quand remonte cette impression qu’il est possible d’élaborer un langage poétique à travers le cinéma ? Quels cinéastes vous ont montré cette voie ?

Lorsque j’étais enfant, en Pologne on avait une seule chaîne de télévision qui passait de bons films. J’ai ainsi vu de nombreux films, sans pouvoir forcément les comprendre. Mais cela a été un déclic, j’ai senti que le cinéma pouvait faire quelque chose. Dans ma tête, les images se sont concentrées à cette époque. Je me souviens des films d’Andrzej Wajda, d’Andreï Tarkovsky, de Federico Fellini. L’accès aux films était malgré tout très restreint. Aujourd’hui, avec internet on peut tout voir. La question devient : Que voir ? Comment choisir ? Pendant le communisme, c’était une situation étonnante mais les films retransmis étaient de très bonne qualité.

« La censure obligeait à ne pas parler directement des choses. Ils devaient dire les choses entre les lignes. C’est de là probablement que le langage poétique devient nécessaire. »

J’ai été profondément marqué par la fiction. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert le documentaire. Pendant mes études à l’école de Wajda à Varsovie, le cinéaste et professeur Marcel Łoziński a mis en avant le fait que la censure obligeait à ne pas parler directement des choses. Ils devaient dire les choses entre les lignes. C’est de là probablement que le langage poétique devient nécessaire. Les films étaient très courts et le travail sur la forme était très important.

La construction de ce langage poétique vient, me semble-t-il, d’un principe documentaire fondé sur la combinaison d’éléments disparates. Il est, dans le cinéma polonais actuel, assez rare de trouver des cinéastes qui tentent de produire cette concentration. Opéra sur la Pologne renvoie, à cet égard, au manifeste écrit par Krzysztof Kieślowski à l’école de Łódź au milieu des années 1960 et où il préconise la prise en compte de trois éléments : les gens, les lieux et les ambiances. Dans les années 1980, il ajoutera d’autres éléments : les pensées, les larmes, etc. Le documentariste qui a poussé le plus loin ce principe de fragmentation dans ses recherches filmiques poétiques est Wojciech Wiszniewski, une tradition qui semble nourrir votre propre démarche.

Je me souviens du film L’abécédaire [Elementarz, 1976] de Wisznewski. Je le connais par cœur. À chaque fois que je le vois, je me mets à pleurer. Ce film a évidemment joué dans ma propre façon de faire des films. Je poursuis peut-être cette tradition en mettant en avant ce qui me paraît important de la réalité contemporaine et en essayant de faire de la vision produite une des pièces pour que le spectateur se développe. C’est la raison pour laquelle je montre des lieux, parfois des espaces vides; il s’agit pour le spectateur de réfléchir. J’offre à mes spectateurs des endroits pour penser, combinant la musique et les images. Les spectateurs participent pleinement de la fabrication du film. J’essaie de mettre le spectateur en état de transe. L’expérience combine la pensée du cinéaste et la pensée du spectateur. C’est comme si on dansait ensemble avec des idées.

Cela signifierait que vous rejetiez la pédagogie et l’hystérie au profit de la poésie et de la transe. Mais ce qui relie votre démarche à celle de Wiszniewski, c’est également dans la manière d’aborder la violence qui écrase les individus.

Je n’y avais pas pensé. La violence en Pologne concerne une incapacité à vivre. Les gens tentent d’imposer quelque chose aux autres. En particulier les membres du clergé sont une autorité qui définissent ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Celui qui dit avoir raison, c’est-à-dire lorsque c’est « conforme à la foi », ne laisse pas la discussion possible. Ou bien cela concerne le domaine politique : les choses doivent se faire dans un seul sens parce que la cause en est le bien de la nation. Par exemple, il est impossible de dire quelque chose de négatif à propos de l’insurrection de Varsovie en 1944, alors que tout le monde sait qu’il y avait aucune chance et que cela a eu pour conséquence l’anéantissement de Varsovie. On a fait beaucoup d’erreurs dans le passé et probablement nous allons en faire de similaires dans le futur. Il est impossible de dire quelque chose d’honnête sur les choix passés. Ceci est une forme de violence. Une autre forme réside au sein du rapport familial : il y a une sorte d’obligation tacite à fonder une famille et rien d’autre. C’est la seconde forme de violence.

Opéra sur la Pologne est particulier parce qu’il est sans doute le premier film polonais à montrer la violence comme une part d’un cercle vicieux. Les limitations et les interdits ne sont pas formulés, le film restitue uniquement leurs conséquences sur les individus, sur l’esprit des individus. Ce que appelle « Pologne », est-ce davantage une nation ou une notion ?

Dans le film, j’essaie de décrire le subconscient des Polonais. Lorsque j’ai commencé la production du film, j’ai réuni un large panel de livres, de peintures, d’images, de partitions, etc. J’avais compilé beaucoup d’éléments. Ensuite, j’ai essayé de me concentrer sur l’histoire de ma propre famille. J’ai pris conscience que beaucoup de questions restaient sans réponse.

« J’ai longtemps pensé à ma famille à partir de quelque chose qui était faux »

Mes grands-parents sont paysans et ils se rappellent des périodes où la Pologne n’était pas libre. J’ai pris conscience que, dans notre ADN, il y avait le départ de mon grande-père pour la guerre. J’ai longtemps pensé à ma famille à partir de quelque chose qui était faux. La plupart des Polonais pensent que nous sommes un pays très spécial, que les gens y sont plus courageux qu’ailleurs, que nous n’avons tué personne, etc. C’est peut-être cela qui donne l’impression que la Pologne n’est pas un pays mais une idée. Tout ce que nous pensons de nous-mêmes n’est pas vrai. Toutes ces fausses idées se sont fabriquées au cours de l’Histoire. L’Histoire a sans doute créé les conditions pour que nous soyons si incertains de nous-mêmes.

Dans votre film Opéra sur la Pologne, on peut entendre des citations tirées de romans d’Andrzej Stasiuk. Le point commun évident entre lui et vous, c’est le fait que vous appréciez énormément voyager et que vous évoquiez vos déplacements géographiques dans vos œuvres respectives. Dans un autre de vos films, Carnet de voyage [Dziennik z podróży, 2013], il s’agit de suivre la traversée de la Pologne effectuée par un photographe aguerri accompagné d’un jeune photographe en herbe. Les voyages sont-ils à l’origine de votre démarche filmique ?

Lorsque je fais des voyages, je fais de nombreuses rencontres. J’observe et je rencontre. Je deviens un collecteur. Cela m’inspire. Les éléments collectés ensuite se mêlent dans mon cerveau. De ces fragments, j’élabore mes films. Les voyages, pour moi, ce sont comme des moments volés. Je me sens bien mieux lorsque je voyage, c’est proche de la méditation. Je ressens peut-être des manques quand je suis en Pologne. Je me sens plus libre hors de la Pologne. Andrzej Stasiuk, lorsqu’il va en Russie ou dans le Sud de l’Europe, pense à la Pologne. C’est la même chose pour moi. On ne peux s’en échapper. Voyager nous offre une position privilégié pour penser à la Pologne.

Carnet de voyage – © Piotr Stasik
Ryszard Kapuściński, lorsqu’il élabore ses reportages en Afrique, assume également le fait d’être polonais, de penser différemment à la Pologne.

Absolument.

Le fait de voyager, n’est-ce pas aussi une façon d’être en position de recevoir autant que de transmettre ? N’est-ce pas une manière de relire le passé avec plus de distance ?

Nous devons saisir le passé, et le comprendre. J’ai réalisé Opéra sur la Pologne parce que j’ai pensé que nous devions constater des choses par rapport à nous-mêmes, faire une sorte de psychothérapie. Il faut rompre avec l’idée que nous n’avons fait que des choses idéales dans le passé. Les jeunes générations parfois rejettent l’importance de l’Histoire; ils pensent pouvoir construire le futur sans avoir de passé. Mais cela est impossible. Il faut avant tout savoir, même si c’est quelque chose d’horrible. C’est difficile, mais c’est moins difficile que ce que les gens croient. Lorsqu’on dit : « Oui, nous sommes à l’origine de la mort de nombreux Juifs », en quoi est-ce plus terrible que de dire le contraire ? Il est bien pire de dire : « Nous n’avons rien fait. » Même le gouvernement récemment a fait passer une loi pour pénaliser toute mention des « camps polonais » pendant la Seconde Guerre mondiale. Je me demande pourquoi les gens préfèrent se cacher derrière le mensonge. Cela touche à quelque chose que je veux exprimer dans mes films, même si ce n’est pas conscient. Mon intuition essaie d’aller dans le sens d’une honnêteté, même si cela exige de trouver des espaces privilégiés pour cela.

Notes

Notes
1 Propos recueillis par Mathieu Lericq à La Rochelle le 9 novembre 2018. Remerciements : Anna Chojnacka, Ewa Pestka.
Mathieu Lericq

Membre de Kino Visegrad

Membre de Kino Visegrad. Enseignant et chercheur en études cinématographiques à Sorbonne Université. Spécialiste des cultures visuelles d'Europe centrale.