Sous le slogan de « l’ouverture vers l’Est », le pouvoir hongrois tisse et renforce de façon croissante ses liens avec l’Asie centrale. Notamment, avec le Kazakhstan. Mais l’établissement de ces relations avec l’Orient met ce membre de l’Union Européenne (UE) sur un chemin parsemé de polémiques.
Article publié le 14 janvier 2015 dans Novastan. Il a été corrigé par Daniela Neubacher et Antje Lehmann et traduit de l’allemand par Pierre Falconetti. |
Les pieds calés dans les étriers. La tête portée par de larges épaules. Le Prince Árpád regarde au loin, mille ans en arrière, le long de la l’avenue Andrássy de Budapest. Chef des magyars, ce conquérant s’est établi dans la vallée du Danube, conquête pour laquelle les Hongrois lui ont consacré un monument au centre de la Place des Héros dans l’actuelle capitale magyare. Le mythe du peuple hongrois, cavaliers venus de la lointaine Asie, était né, et sous-tend depuis l’identité nationale.
« Nous sommes tous parents »
Le nom du pays lui-même porte une racine asiatique: dans la langue nationale, la Hongrie s’appelle « le pays des Magyars » (Magyarország), nommée d’après les peuplades d’origine ouralienne qui se sont installées dans la cuvette carpatique du Danube au Xème siècle de notre ère. Depuis lors, d’innombrables conquérants et suzerains étrangers ont effacé les traces de ces migrants. Parmi eux, les conquêtes mongoles, l’arrivée de peuples turciques au Moyen-Âge, des migrations germaniques et slaves, ainsi que la domination ottomane.
Cependant, beaucoup de Hongrois prétendent qu’il serait encore possible aujourd’hui de prouver la parenté de leur peuple avec des ethnies de l’Oural ou des steppes centre-asiatiques. On cite à ce titre l’étude du scientifique hongrois András Zsolt Bíró, qui clame avoir trouvé une relation génétique entre la branche kazakhe des « Madjars » et les Hongrois (Magyars). M. Bíró a reçu en 2008 une décoration du Ministère de la Culture du Kazakhstan pour ses recherches.
Le slogan « nous sommes tous parents » a jusqu’à présent été utilisé par les dirigeants du parti d’extrême droite Jobbik comme justification des contacts étroits et croissants avec le soi-disant « peuple frère », les Kazakhs. La science ne serait toutefois pas en demeure de prouver de façon claire la relation génétique entre les deux peuples, selon une historienne hongroise contactée par Novastan, qui souhaite rester anonyme. « Le peuple hongrois veut croire que nous sommes quelque chose de spécial, d’unique en Europe, quelque chose que l’on doit protéger de la mondialisation ou, de façon générale, toujours protéger de quelque chose ».
Orbán et l’ouverture vers l’Est
Entre-temps, les contacts avec le Kazakhstan se sont construits en dehors des bannières l’extrême droite. Le premier Ministre hongrois Viktor Orbán, du parti conservateur Fidesz, s’emploie lui aussi à promouvoir un retour vers les anciens « parents » orientaux. C’est ainsi qu’il justifie la politique extérieure et la politique économique du gouvernement : « L’ouverture vers l’Est », une diplomatie tournée vers des pays tels que la Russie, l’Azerbaïdjan et la Turquie, mais également vers la Chine, l’Arabie Saoudite ou l’Iran.
Politiquement, ce rapprochement se traduit par de fréquentes visites mutuelles de délégations diplomatiques. En Azerbaïdjan au printemps dernier, et quelques mois plus tard au Kazakhstan. M. Orbán explique l’intérêt que porte la Hongrie au Kazakhstan en des termes simples : nous venons d’une partie du monde en proie à la crise, et nous venons d’arriver dans une autre partie, où il n’y en a pas.
Beautés kazakhes : pétrole, pierres et poissons
L’Institut Polonais de Relations Internationales (PISM) observe un tournant dans la diplomatie hongroise depuis l’arrivée de M. Orbán au pouvoir, plaçant l’économie au premier rang. Le PISM s’appuie notamment sur la signature de plusieurs nouveaux accords économiques entre la Hongrie et le Kazakhstan.
Selon des données de l’ambassade kazakhe à Budapest, 58 entreprises et joint-ventures hongroises seraient actuellement en activité au Kazakhstan. Parmi elles, principalement des industries dans les domaines de l’agriculture et du BTP, de même que dans le secteur énergétique.
A titre d’exemple, la plus grande compagnie gazière et pétrolière hongroise MOL (Magyar Olaj- és Gázipari Részvénytársaság) est impliquée dans les projets de développements des gisements « Fedorov » (25%) et « Karpovskiy North » (49%), dans l’Ouest du Kazakhstan. Elle y est associée avec KazEnergy, un conglomérat de plus de 50 entreprises spécialisées dans le secteur des hydrocarbures.
D’une manière révélatrice, les deux entreprises (MOL et KazEnergy) ont organisé en 2013 un rallye automobile, afin de suivre les « racines historiques » des anciens Magyars.
Djamboulat Sarsenov, Vice-Président de KazEnergy, a dernièrement confirmé que la coopération avec la Hongrie dans le domaine de l’exploitation des hydrocarbures était en vue. La Hongrie se dit d’ailleurs prête à soutenir le Kazakhstan comme candidat à l’organisation du World Petroleum Congress de 2017 à Astana, selon M. Sarsenov.
Le BTP est également une branche attractive pour la Hongrie. Surtout avec l’annonce de l’EXPO 2017. L’Etat se serait proposé comme soutien à l’organisation de l’EXPO, selon le Ministère des Affaires étrangères kazakh. L’engagement de la Hongrie pour la construction de certaines infrastructures fait d’ores et déjà partie de la stratégie de M. Nazarbaïev à l’horizon 2050.
Le secteur kazakh de la construction a connu un développement rapide lors de ces dernières années. Et la Hongrie, comme d’autres pays européens, y voit l’ouverture de nouvelles possibilités dans la région centre-asiatique. « Le Kazakhstan est la preuve vivante qu’une crise économique mondiale n’existe pas. », a déclaré Viktor Orbán en 2012, peu après son retour d’un déplacement à Astana.
Troisième appât, le poisson kazakh. Afin de préserver le romantisme de la plus large étendue d’eau hongroise, le lac Balaton, la pêche industrielle y est interdite depuis décembre dernier. Alors, la demande issue de cette interdiction est couverte à 95% par des importations en provenance du Kazakhstan et de la Turquie.
Selon Kashagan Today, les investissements hongrois dans l’économie kazakhe de 2005 à 2013 s’élèvent à 60 millions de dollars.
Un Sonderweg hongrois ?
Même si la soi-disant « ouverture vers l’Est » semble se trouver sous le primat des considérations économiques, ses implications politiques se voient rapidement balayées sous le tapis par le gouvernement de M. Orbán.
La passivité du gouvernement hongrois envers les régimes autoritaires, voire dictatoriaux, de ses partenaires, est particulièrement critiquée. Même sur des pancartes lors de la grande manifestation de décembre 2014, l’on pouvait lire « Nous disons non à la politique extérieure actuelle ! ».
Celle-ci serait avant tout « magyarophile », selon l’expression du premier Ministre
Mais c’est avec fermeté que ce dernier rejette les reproches. Dans les déclarations officielles, les points communs et la reconnaissance mutuelle sont célébrés : « Dans l’Union Européenne, nous pensons que les institutions fonctionnent d’elles-mêmes, mais même une voiture ne fonctionne pas sans chauffeur. Heureux sont les pays qui ont un leadership clair », a déclaré M. Orbán lors d’une rencontre entre hommes d’affaires hongrois et azerbaïdjanais à la mi-novembre. Un certain style politique est partagé par les deux pays. C’est à peu près ce dont il s’agit lorsque l’on visite le site internet du Ministère des Affaires étrangères kazakh : « les deux parties partagent des positions similaires sur la plupart des thèmes importants de la politique internationale ».
Ouverture vers l’Est, fermeture vers l’Ouest ?
De plus, la position hongroise lors de la crise ukrainienne ne lasse pas d’inquiéter Bruxelles et Washington, et est parfois reprochée à Budapest comme étant « russophile ». En première ligne des critiques se trouvent l’arrêt des livraisons de gaz à l’Ukraine sous le prétexte d’une augmentation de la demande interne, ainsi que la priorité réservée au remplissage des réserves hongroises de gaz. La Hongrie s’est montrée par ailleurs intéressée par une coopération avec la Russie pour la construction du pipeline South Stream. En collaboration avec l’entreprise d’Etat Gazprom, le projet aurait pour effet de transporter du gaz russe vers l’Europe centrale et occidentale sans se trouver sous la dépendance des deux principaux pays de transit, l’Ukraine et la Biélorussie. Le projet a cependant échoué en raison de l’opposition de la Bulgarie. Une autre raison pourrait en être l’engagement du gouvernement hongrois dans les Carpates ukrainiennes et ses prétentions de protection de la minorité magyare dans cette région.
Cette diplomatie hongroise grippe, à long terme, les rouages du partenariat transatlantique aussi bien que de la politique étrangère communautaire. Dans quelle mesure la mise en avant de cette « ouverture vers l’Est » accélère ce processus ou bien n’en est qu’un symptôme passager, reste à déterminer.
Philipp Karl est un chercheur spécialisé dans l’extrême droite en Hongrie. Interrogé par Novastan, il démontre que la soi-disant relation originelle est utilisée par les politiques comme légitimation de leurs positions : « Le discours à portée domestique a pour but clair de surestimer les origines et le passé de façon mythologique et pseudo-scientifique, et ainsi de se détourner d’un présent morose. La portée extérieure représente, elle, la possibilité de légitimer et de faire passer pour naturelle le rapprochement avec des régimes autoritaires ou dictatoriaux ». P. Karl insiste par ailleurs sur le programme électoral du parti Jobbik, qui établit comme un devoir cette ouverture vers l’Est dans les domaines économique, politique et culturel. Jobbik est devenu, avec 20% des voix, la troisième force politique du pays depuis les élections législatives de 2014.
Cependant, selon P. Karl, il serait invraisemblable qu’un « touranisme » (l’idée d’une origine commune des peuples turciques et de langue finno-ougrienne, ainsi que la nécessité de les regrouper en une entité politique unique) quelconque voie une renaissance en Hongrie. La christianisation menée par Saint Stéphane (Szent István), le premier roi hongrois, ainsi que le conséquent ancrage occidental du pays, sont trop inscrits dans l’identité collective. Néanmoins, des éléments empruntés à l’idéologie touraniste servent de « superstructure idéologique à la rencontre et la conciliation du gouvernement hongrois notamment avec le Kazakhstan ».
Echanges culturels entre puszta et steppe
A vol d’oiseau, les capitales hongroise et kazakhe se trouvent à un peu moins de 4000 kilomètres de distance. Comme l’ont rapporté les média hongrois cet été, des vols directs entre les deux pays devraient bientôt être mis en place. Du côté de l’aéroport de Budapest, on aurait effectivement entendu parler de ces plans, mais il n’y aurait aucune information concrète. La compagnie aérienne Wizzair, qui offre également des vols vers Bakou et Dubaï, et qui selon le service de communication de l’aéroport aurait été en compétition pour des vols directs vers Astana, a répondu à Novastan en déclarant qu’elle avait seulement entendu parler de quelques plans.
Peut-être que dès l’été 2015, des touristes hongrois pourront prendre un vol direct en direction du Kazakhstan, de façon appropriée pour le festival annuel du film hongrois d’Almaty. Ce dernier a été fondé en 2010, et constitue un autre exemple du renforcement des échanges culturels entre les deux pays. Par ailleurs, le « jour de la culture kazakhe » en Hongrie et son équivalent au Kazakhstan sont organisés depuis 13 ans.
L’Académie hongroise des sciences (MTA) présente cette année une traduction de l’autobiographie du Président Noursoultan Nazarbaïev, avec le soutien de l’entreprise MOL. Et cet été le film basé sur cet ouvrage a été diffusé à la télévision publique hongroise.
Aux cavaliers au garde-à-vous d’Árpád sur la Place des Héros de Budapest s’associent également depuis peu d’autres traces du passé centre-asiatique. En 2013, dans le parc de Budapest jouxtant la Place, une rue a été renommée « rue d’Astana ». Et, en été 2014, une délégation kazakhe a inauguré un buste du poète Abai Qunanbajuly. Le monument de quatre mètres de haut serait, selon l’ancien maire adjoint Miklós Csomós (Fidesz) « un cadeau du peuple kazakh » et un signe des « excellentes » relations kazakho-hongroises.