A l’occasion du soixantième anniversaire de la Révolution des Conseils de 1956 en Hongrie, Révolution Permanente publie une série d’articles sur différents aspects de cette lutte héroïque de notre classe.
Article publié originellement le 2 décembre 2016 dans Révolution permanente. |
Dans le chapitre « Place à la Jeunesse ! Place aux femmes travailleuses » du Programme de transition, Léon Trotski écrivait : « Seuls l’enthousiasme frais et l’esprit offensif de la jeunesse peuvent assurer les premiers succès dans la lutte ; seuls ces succès peuvent faire revenir dans la voie de la révolution les meilleurs éléments de la vieille génération. Il en fut toujours ainsi, il en sera toujours ainsi ». Non seulement la révolution des conseils ouvriers de 1956 en Hongrie n’a pas échappé à cette règle, mais elle a été un exemple formidable de ce rôle fondamental et héroïque de la jeunesse.
En effet, ce sont les étudiants qui ont les premiers convoqué une manifestation en soutien au peuple polonais en lutte, le 23 octobre, mais aussi établit une liste de revendications propres pour les masses hongroises. Cette manifestation, devenue insurrection, marque le début de la révolution. Les jeunes étudiants et intellectuels participaient aussi massivement aux réunions du cercle Petőfi, qui était l’expression pré-révolutionnaire la plus aboutie de l’agitation sociale en Hongrie.
Ces jeunes étudiants étaient profondément liés à la classe ouvrière et à la paysannerie car ils étaient pour la plupart enfants d’ouvriers et de paysans. En effet, la politique « égalitariste » du régime a eu comme conséquence de faire passer le pourcentage d’étudiants d’origine ouvrière et paysanne, dans la période de 1948-1950, d’environ 2,5 % à 50 %. Cela sera fondamental pour expliquer la facilité avec laquelle s’est formée l’alliance ouvrière-étudiante-intellectuelle au cours de la révolution.
Georges Kaldy, dans son livre Hongrie 1956, offre une image très claire de cette participation de la jeunesse dans la révolution : « La jeunesse marqua les premiers jours de la révolution. Dans ces groupes d’insurgés qui se constituèrent au hasard des rencontres, nombreux furent les jeunes de quinze-seize ans, voire de quatorze ans. Parfois, à dix-huit ans, on passait pour un ancien, à plus forte raison à trente ans et au-delà. Le gros des combattants avait entre vingt et trente ans. Ces jeunes, parfois à peine sortis de l’enfance, furent souvent en première ligne pour tenter de détruire un char avec des cocktails Molotov lancés à partir des fenêtres des immeubles, voire, en grimpant sur un char immobilisé, pour jeter l’explosif par la tourelle ouverte. La révolution les rendit adultes. Et d’ailleurs ils furent considérés comme tels par la répression » (p. 97).
Mais quand nous parlons ici de jeunesse on ne se réfère pas seulement à la jeunesse scolarisée voire universitaire, comme on peut se la représenter souvent actuellement. Dans la Hongrie de 1956, la jeunesse ouvrière jouera un rôle déterminant pour l’entrée dans la lutte du prolétariat, dans l’auto-organisation et dans la direction du mouvement. Elle saura s’allier aux plus anciens ; elle apprendra des militants ouvriers qui avaient vécu la révolution des Conseils de Béla Kun en 1919. Ainsi, lors de la fondation du Conseil ouvrier central du Grand Budapest le 14 novembre, près de la moitié des délégués étaient des jeunes d’entre 23 et 28 ans. D’ailleurs le président du Conseil ouvrier central du Grand Budapest sera un jeune ouvrier de 23 ans, Sándor Rácz.
Ces jeunes n’avaient pratiquement connu que le régime Rákosi-stalinien. Pour beaucoup d’entre eux, sous ce régime ils avaient pu faire des études universitaires ou devenir des ouvriers hautement qualifiés parfois. Autrement dit, ils avaient connu une ascension sociale par rapport à leurs parents ouvriers peu qualifiés ou paysans pauvres. Cela les rendait très peu enclins à vouloir le retour du régime des capitalistes et des propriétaires terriens.
Mais en même temps le régime policier du stalinisme hongrois étouffait les jeunes. Trotski dans la Révolution trahie analyse ainsi la situation de la jeunesse soviétique sous le régime stalinien : « Ne concevant pas le développement de la société socialiste sans « dépérissement » de l’Etat, (…) Engels attribuait l’achèvement de cette tâche à la jeune génération « qui grandira dans les conditions nouvelles de la liberté et se trouvera en mesure de remiser tout le vieux fatras de l’étatisme » (…) Mais [en URSS] ces jeunes générations, précisément, ne se forment pas « dans les conditions de la liberté », comme le pensait Engels ; elles se forment au contraire sous le joug intolérable de la couche dirigeante (…) Dépourvus de l’expérience de la lutte des classes et de la révolution, les jeunes générations ne pourraient se préparer à une participation consciente à la vie sociale qu’au sein d’une démocratie soviétique, en s’appliquant à l’étude des expériences du passé et des leçons du présent. La pensée et le caractère personnels ne peuvent se déployer sans critique. Or la plus élémentaire possibilité d’échanger des idées, de se tromper, de vérifier et de rectifier les erreurs, les siennes propres et celles d’autrui, est refusée à la jeunesse soviétique. Toutes les questions, y compris celles qui la concernent, sont tranchées sans elle ».
En Hongrie, la situation d’oppression de la jeunesse était exactement la même, voire pire qu’en URSS. Ce n’est pas étonnant alors que lors de la montée d’agitation sociale et de l’explosion révolutionnaire, la jeunesse se trouvait en première ligne.
Pour finir, nous voudrions rendre hommage à l’héroïsme de cette jeunesse révolutionnaire en citant un témoignage d’un combattant de la ville de Pecs. Dans cet extrait, on peut lire toute la tragédie et en même temps tout l’héroïsme de ces jeunes qui voulaient se battre jusqu’au bout pour la révolution. Pour le socialisme. La situation est parfaitement décrite. Réaliser qu’on a perdu et qu’on risque gros en plus. Ils pleurent de tristesse. Ils pleurent d’impuissance. Isolés, dans une montagne froide, humide, où ils ont décidé d’aller combattre pour éviter que l’armée soviétique dévaste la ville. Ils étaient en effet entourés de chars et de soldats soviétiques, envoyés par la bureaucratie du Kremlin, démasquée, pour écraser la révolution hongroise :
– Les gars, il est inutile de discuter longuement, vous savez que la situation est sans espoir. Les autres groupes sont presque tous dispersés, nous sommes peu nombreux, nous n’avons plus de munitions, plus de vivres et, ce qui est pire, nous ne pouvons attendre aucune aide. Les mineurs et les ouvriers ont beau continuer la grève, les Russes et les communistes hongrois tiennent solidement le pouvoir. Il reste trois possibilités. L’une, c’est que vous alliez dans l’est des monts Mecsek où il y a encore un groupe qui fonctionne, celui des « invisibles ». Ceux-là gardent encore l’espoir. Moi non. L’autre possibilité, c’est de partir à l’ouest. Moi, c’est ce que je compte faire, je ne veux pas tomber entre leurs mains. La troisième, celle que je préfère pour vous, c’est que vous rentriez à la maison.
Je m’arrêtai pour attendre la réponse.
– Nous continuerons à nous battre, s’écria un jeune mineur. Il n’avait guère plus de dix-sept ans.
Nous étions là, sous les arbres dont les feuilles laissaient tomber les gouttes de pluie. De l’est de la montagne, on entendait de temps en temps le bruit des canons russes. Les vallées en répétaient l’écho jusqu’à ce que la forêt le noie. Un des insurgés se mit à pleurer, avec des hoquets, à la manière des adolescents.
-Ne jouez pas les héros, dis-je – pourtant je savais que ces garçons au regard amer étaient réellement des héros – votre mère vous attend.
Je tendis la main à celui qui était le plus proche. Ils s’avancèrent l’un après l’autre. Nous nous serrâmes la main. Ils posèrent leurs armes contre les arbres, jetèrent leurs dernières munitions loin derrière les buissons. Ils firent un tas avec les grenades derrière un buisson d’églantines et le couvrirent d’herbes sèches. Puis ils saluèrent militairement, car enfin ils étaient des soldats dans une unité d’insurgés hongrois. Puis ils se retournèrent et, les uns derrière les autres, ils partirent.
« Faites attention à vous », allais-je leur crier ; mais rien ne sortit de ma gorge.