Mise à jour : Gyula Grosics, la « panthère noire », est décédé dans son sommeil à l’âge de 88 ans, a annoncé sa famille ce vendredi, au lendemain de l’ouverture de la Coupe du Monde 2014.
Ce qui suit est une traduction d’un article publié par le journaliste sportif Angelo Carotenuto sur son blog « Il puliciclone », affilié au quotidien italien « La Repubblica ». Ce blog aborde le football avec un regard sérieux et analyste. Ce portrait de Gyula Grosics – gardien du 11 d’Or hongrois – fait partie d’une série traitant des interactions entre l’Histoire et les Coupes du Monde de football à travers 80 gardiens.
Les paroles librement attribuées à Gyula Grosics ont été construites à partir de livres, d’interviews et autres sources historiques, et sont toutes inspirées des faits avérés.
J’ai toujours supporté l’équipe de Ferencvaros. Même enfant. Avant même de savoir que c’était l’équipe de la droite nationaliste. Mon rêve était de devenir grand pour pouvoir y jouer à mon tour. Dans les cages, cela va de soi. Je simulais les chroniques télévisées et les cris du stade. Numéro un : Gyula Grosics. Eeeeeh.
C’est ainsi que je débutai, en rêvant de ce maillot noir. J’ai joué pour l’équipe de Dorogi Bányász. J’ai joué pour le Mateosz Budapest. J’ai joué pour Teherfuvar. Et à 24 ans, quand déjà l’on m’avait surnommé la panthère noire – car tout de noir vêtu de la tête aux pieds –, on m’annonça que j’étais prêt. Prêt pour une vraie équipe. Une grande équipe. Je pensai que le moment était venu, mais l’on m’annonça en fait que ma grande équipe, c’était Kispest. L’armée était en train d’en changer le nom. Elle s’apprêtait à devenir l’Honved. L’équipe du Ministère de la Défense. Puskas y jouait. Czibor y jouait. Tous les meilleurs footballeurs de Hongrie y jouaient, et c’est là que le gouvernement avait décrété que je devais jouer aussi.
Nous grandîmes ensemble, nous jouions ensemble jusqu’en sélection. La grande Hongrie naquit. Pensez donc : 4 ans sans perdre un seul match, 33 matchs consécutifs sans défaite. Moi j’arrêtais les tirs et sortais les pieds en-dehors de la surface. C’était mon style. La panthère noire. 1953 : nous nous rendîmes à Wembley contre les maitres anglais. Ils nous marquèrent trois buts, nous leur en infligeâmes six. Ils en restèrent sous le choc. La partie du siècle, titrèrent les tabloïds. Ils s’en rappellent encore. Je m’en souviens aussi. A neuf minutes de la fin, une boule dans la gorge se pointa à l’improviste. Je la sentais grossir et me couper le souffle. Elle se planta au cœur de ma poitrine, à l’embouchure de l’estomac, oppressant ma cage thoracique. J’allais devenir fou. Je demandais à l’arbitre la permission de sortir du terrain, je voulais seulement m’en retourner au plus vite sur le banc. C’était une crise de panique. Pareille à celles qui parfois m’assaillaient à l’entrainement, lorsque je me convainquais qu’une grave maladie était en train d’agresser mon cerveau. C’est pour ça que je portais un béret rouge, cela me faisait du bien, j’en étais sûr, j’en étais certain.
Sûrs de notre force, nous débarquâmes à la Coupe du Monde ’54, en Suisse. L’histoire vous la connaissez tous. Nous en mîmes 9 à la Corée, 8 à l’Allemagne, 4 au Brésil, encore 4 à l’Uruguay tenante du titre en demi-finale, et en finale nous retrouvâmes cette Allemagne que nous avions massacrée 14 jours plus tôt. Je me rends coupable de quelques erreurs, Puskas, lui, est aux prises avec des soucis à la cheville, toujours est-il que du 2-0 en notre faveur après 8 minutes de jeu, nous terminons à 3-2 en leur faveur. On nous annule un but et l’on nous refuse un penalty. Allemagne championne du monde. Rideau. Terminé. Le miracle de Berne. Nous, nous restons la grande Hongrie qui n’a rien gagné. Quelques semaines plus tard, nous apprîmes que tous les joueurs allemands avaient été frappés par une maladie du genre jaunisse. Ils durent laisser tomber le football pendant un temps. Allez savoir ce qu’ils avaient pris pour nous battre.
Ce jour-là, à Budapest, les gens étaient dans la rue pour célébrer la victoire. L’attente se transforma en protestation. Notre défaite en était oui et non à l’origine, la foule commença à s’en prendre au gouvernement. Le Parti réagit très mal. Nos vacances furent annulées, on nous ramena en Hongrie sans que nous ne puissions voir, fut-ce un instant, nos familles. Pendant des jours, on nous retint dans un immeuble, en nous disant qu’ainsi on nous protégeait. En réalité, ils nous avaient arrêtés. En ce qui me concerne, l’accusation fut celle de conduite incompatible avec la loi et la morale. Moi je dis que si nous n’avions pas perdu la finale de la Coupe du Monde, il n’y aurait pas eu la Révolution de Hongrie. Sans 54, il n’y aurait pas eu 56.
J’étais à l’étranger avec Kispest, ou l’Honved, ou dieu sait comment l’équipe s’appelait, quand parvint la nouvelle que l’armée rouge était entrée à Budapest. Les anglais de Wolverhampton nous avaient invités à disputer un match amical. 3-2 pour eux. Le match était si intense que l’idée d’en jouer plus souvent avait fait son chemin. La Coupe des Champions naquit alors. Nous, l’Honved, étions qualifiés pour l’édition 56/57. Nous nous rendîmes à Bilbao pour le premier tour et perdîmes 3-2. Le 20 décembre, nous les attendions chez nous, pour le match retour. Mais chez nous, à Budapest, il y avait désormais les chars d’assaut soviétiques. Il fut décidé de jouer le match sur terrain neutre. A Bruxelles, au stade du Heysel. Nous fûmes réduits à 10, Czibor joua dans les cages. Le match finit 3-3. Mais le vrai match, nous le jouâmes hors du stade. Beaucoup de mes coéquipiers réussirent à se faire rejoindre par leur famille en Belgique.
Nous refusâmes de rentrer en Hongrie. Nous, l’équipe de l’armée. Béla Guttmann, notre entraîneur, organisa une sorte de tournée à travers le Portugal, l’Italie, l’Espagne. Le Mexique nous offrit l’asile politique et une place dans leur championnat. Mais nous savions que nous ne pourrions éternellement errer à travers le monde. Le Brésil nous invita à disputer des matchs contre Flamengo et Botafogo, tandis que le monde du football avait décidé que l’équipe de Honved n’existait plus officiellement. Nous étions désormais une équipe illégale. Quand nous retournâmes en Europe, Czibor Kocsis et Puskas s’arrêtèrent qui à Madrid, qui à Barcelone. A l’étranger, personne ne me voulait. Budai, Bozsik, Lorant et moi prîmes la décision de rentrer et de jouer en Hongrie. Je fus accusé de trahison. Mais j’étais Grocsis. Le gardien de but de la grande Hongrie. Ils me relâchèrent et me ramenèrent chez moi. Treize mois de semi-exil avant que l’équipe nationale ne me rappelle et me permette de jouer les Coupes du Monde 58 et 62. C’est l’Honved qui ne voulut plus de moi. Je pris ma retraite avec l’équipe de Tatabanya.
Quand j’ai raccroché les crampons, journalistes et écrivains se succédèrent pour dire que j’avais raconté un paquet d’âneries. Mais moi, je venais réellement d’une famille pauvre. Nous vivions dans deux chambres et une cuisine, mon père était forgeron, et il voulait que je devienne prêtre. Au sujet du parti communiste, tout le monde savait ce que j’en pensais, je suis certain que pendant longtemps on me faisait surveiller. Après la Coupe du Monde, une voiture noire passait sous mes fenêtres chaque semaine. Ils venaient me chercher et m’emmenaient toujours dans le même cagibi pour y répondre aux mêmes questions.
Aimes-tu la Hongrie ? Es-tu un traître ? Ma maison devint l’arsenal tout entier des rebelles de 56, et j’étais heureux d’apporter ma petite contribution à l’anticommunisme. Heureux d’avoir refusé la plus haute distinction de la ville de Budapest, prétextant que je ne désirais pas être intégré à une liste dans laquelle figurait le nom de Staline. Il était du domaine public qu’à 18 ans, en 44, j’avais fait partie de Levente, une organisation paramilitaire d’extrême-droite, et que j’avais disparu pendant un bout de temps après une mission en occident. Mes parents m’avaient cru mort. Quelqu’un découvrit plus tard que j’avais finalement été volontaire dans la 25éme division SS Hunyadi Páncélgránátos Hadosztály. En accord avec le Traité de Paris, tous les volontaires de cette division SS étaient considérés comme des criminels de guerre. Le Ministère de l’Intérieur savait déjà tout depuis les années 80, et le dossier avec les documents archivés avait atterri dans les mains de János Kádár. Gyula Grosics, le grand Gyula Grosics, avait caché son passé.
Un jour, on vint frapper à ma porte pour me demander de revenir. Tant de temps s’était écoulé. La Hongrie avait quitté le Pacte de Varsovie, était entrée dans l’Union Européenne et était devenue une république parlementaire. Moi je soutenais le Fidesz, le parti chrétien-conservateur. Je me montrais aux congrès, le leader Viktor Orbán appréciant qu’il y ait mon visage par-delà ses épaules. Nous étions en 2008 quand une équipe me demanda de revenir pour jouer un match amical contre les anglais de Sheffield. J’avais 82 ans, et cette équipe, c’était le Ferencvaros. Un match symbolique. Ils voulaient m’offrir la joie de me retrouver dans les cages au moins un jour avec leur maillot. Ce maillot dont je rêvais enfant. J’acceptai. Cela a été le plus beau jour de ma vie. Je suis rentré sur le terrain, moi la panthère noire, avec les pantalons longs, et je suis allé dans les buts. Mes buts. J’y suis resté 40 secondes à peine. Le temps de me dire, ça y est, dans le fond, j’y suis arrivé, finalement cela en a valu la peine. J’ai salué tout le monde et je suis sorti pour toujours avec les pieds en-dehors de la surface.
Traduit de l’italien par Matthias Quemener
Le temps s’en va ailé Du temps et de sa force ,
Qui jamais rien n’attend , il n’y a qu’une chose
Fleuve puissant il coule . Qui demeure à l’abri .
En arrière jamais il ne retourne , Elle ne craint sa faux
Et jette tout à terre Ni son aile rapide ,
Et sur tout étend son empire . Contre elle il se fond :
il anéantit tout sans différence , Éternellement demeure
Et le pauvre et le riche , Ce havre de gloire ,
Sans que rien ne lui résiste . L’éblouissante renommée .