Alors que la Russie a massé au cours des derniers mois plus de 190 000 soldats à sa frontière avec l’Ukraine, suscitant chez nombre d’observateurs la crainte d’une invasion imminente, la plupart des habitants du Donbass, en Ukraine orientale, oscillent, eux, entre indifférence et résignation. Certains se disent prêts à combattre. Reportage.
(Vodyane, Donbass, envoyé spécial) – « La Russie ne va pas attaquer, c’est du vent tout ça », s’exclame Viktor, 79 ans, un sourire aux lèvres. Ce résident de Vodyane, un village situé à seulement quelques kilomètres de la « ligne de contact » qui sépare l’armée ukrainienne des séparatistes pro-russe, est catégorique. Malgré la récente escalade des tensions et les quelques 190 000 soldats russes massés à la frontière, Viktor ne croit pas à la possibilité d’une invasion. Il n’est pas le seul. Car, si dans la capitale ukrainienne, les personnels de plusieurs ambassades et leurs familles ont été invités à faire leurs valises, la plupart des habitants du Donbass, eux, ne croient pas à la possibilité d’une invasion par la Russie. Les autres y semblent résignés. Dans des villages où le quotidien est rythmé depuis huit ans par les tirs de mitrailleuses et les obus de mortiers, la récente escalade des tensions ne fait guère réagir. « Je pense que ce sont les médias qui en font trop, il ne va rien se passer », assure Viktor.
Vitaly, un chauffeur routier vivant à Toretsk, dans l’oblast de Donetsk, est lui catégorique : « les Russes ne vont pas envahir, ce sont les Américains qui cherchent à déclencher un conflit. » Rencontré devant un magasin de chasse et pêche de cette cité minière, le quadragénaire explique que la vie dans le Donbass est devenue bien plus difficile depuis 2014, attribuant cette dégradation des conditions de vie dans la région à la révolution de Maïdan et ses conséquences : « nous vivions beaucoup mieux sous Yanoukovitch, assure-t-il. Maintenant il n’y a plus rien ici. Plus de travail, plus de transports, plus de service public. »
Un sentiment partagé par un chauffeur de taxi de Bakhmut, la mine sombre, qui estime que la Russie n’aurait rien à gagner en passant à l’offensive : « Se battre ? Pourquoi ? Regardez autour de vous, il n’y a rien à prendre ici. » Dans les villes et villages dévastés de cette région industrielle et minière, l’absence de perspectives économiques pèse ainsi bien plus lourd sur le moral des habitants qu’une hypothétique invasion. L’épais manteau de neige qui recouvre depuis plusieurs semaines les environs de Toretsk peine à y masquer les maisons abandonnées, les magasins fermés, les routes défoncées. La plupart des jeunes quittent le Donbass dès qu’ils en ont l’opportunité. Ceux qui restent doivent faire face à un taux de chômage qui avoisinaient officiellement les 15% avant le début de la pandémie de Covid-19. Face à ces préoccupations, les derniers mouvements de troupes à la frontière avec la Russie ne soulèvent que peu d’intérêt auprès des habitants.
A Slaviansk, Elena redoute de devoir redescendre à la cave
Cependant, tous en Ukraine ne partagent pas cette apathie : selon une enquête sociologique menée fin janvier par l’Institut International de Sociologie de Kiev, 48,1 % des Ukrainiens perçoivent la présence des troupes russes à la frontière comme une menace bien réelle d’invasion, tandis que 12,8 % n’étaient pas en mesure de répondre à la question. Mais parmi ceux qui craignent la perspective d’une attaque, c’est un sentiment d’impuissance qui prédomine.
Elena, 39 ans, fait partie de ceux-là. Cette mère de trois enfants réside à Slaviansk, une ville d’environ 100 000 habitants de l’oblast de Donetsk, à 80 kilomètres du front. Au plus fort des combats, la jeune femme explique avoir dû se réfugier à la cave avec ses fils pendant que les mitrailleuses et les mortiers de 82 mm ravageaient son quartier. « C’était terrifiant, nous avons dû y rester pendant plusieurs jours. » Sa maison porte encore les stigmates des combats : des impacts de shrapnels sont visibles sur plusieurs murs de la bâtisse. La jeune femme, elle, suit une psychothérapie pour traiter les séquelles psychologiques des combats. « Je ne dormais plus, je ne mangeais plus. Je n’arrivais pas à me lever le matin .» Si la Russie passe à l’offensive, Elena explique n’avoir d’autre choix que de retourner s’abriter à la cave avec son fils cadet, Vanya, 5 ans : « Partir, oui, mais pour aller où ? Toute ma famille est ici, dans le Donbass, souffle-t-elle. Nous avons nulle part où aller s’il se passe quelque chose. »
D’autres veulent prendre les armes
Face à la récente escalade des tensions, certains semblent néanmoins avoir entrepris quelques préparatifs : dans la ville de Sievierodonetsk, des signes fraîchement peints sont apparus sur plusieurs bâtiments, indiquant les abris anti-aériens les plus proches, tandis qu’à Slaviansk, le site internet de l’administration civile-militaire (VCA) de la ville recense les structures de protection accessibles à la population.
Tranchant avec le sentiment d’impuissance exprimé par nombre d’habitants, certains résidents du Donbass font quant à eux part de leur volonté de prendre les armes en cas d’invasion par la Russie. « J’ai servi en 2014, et s’il le faut, je n’hésiterai pas à servir à nouveau », déclare vertement un client d’un magasin de surplus militaire de Kostiantynivka ayant souhaité rester anonyme. « Les ukrainiens ont toujours dû se battre pour leur indépendance, et nous sommes prêts à recommencer. » L’homme d’une quarantaine d’années, vêtu d’un pantalon treillis et de bottes de combat se décrit comme un patriote, et explique être en mesure de riposter si l’armée russe venait à traverser la frontière. « Je suis entraîné, équipé, et je ne suis pas le seul dans ce cas, assure-t-il Nous les attendons de pied ferme. »
Un sentiment partagé par le propriétaire de l’armurerie de Slaviansk. Accoudé au comptoir de son magasin, l’homme désigne d’un geste les fusils de précision et armes de poing qui l’entourent : « j’ai ce qu’il faut pour me défendre si la Russie tente quelque chose », déclare-t-il avec un sourire. Interrogé sur la nature de ses préparatifs pour une potentielle invasion, il se fait cependant plus discret. « Je ne veux pas rentrer dans les détails, mais disons juste que je me suis préparé. »
Pour l’instant, le calme règne dans les artères enneigées de Slaviansk. Les habitants vaquent à leurs occupations, semblant ne pas trop se préoccuper de la situation à la frontière. Un groupe d’hommes âgés discutent, assis sur un banc. Sur la place principale, en face du bâtiment de l’administration municipale, une dizaine de drapeaux ukrainiens ondulent lentement dans le vent, tandis que des hauts-parleurs diffusent une pop sirupeuse entrecoupée de messages d’information à destination de la population.
« Pour l’instant, nous ne sommes pas prêts »
Mais pour la psychologue et résidente de Slaviansk Tatiana Aslanyan, le calme apparent des habitants peine à masquer une inquiétude bien réelle : « C’est une stratégie d’évitement, les gens ne veulent pas penser à ce qui pourrait arriver, estime-t-elle. Ils se sont complètement dissociés de cette situation. » Native de Makiivka, une ville occupée par les séparatistes, Aslanyan dirige depuis octobre 2020 le centre « Promir », une structure de soutien psychologique et social dans le centre de Slaviansk. Elle y accompagne des hommes, des femmes et des enfants traumatisés par près de huit ans de conflit. Mais lorsqu’elle tente d’aborder la présence des soldats russes à la frontière avec ses voisins et amis, la plupart évitent le sujet ou refusent complètement la discussion. Pire, les autorités locales ne semblent pas s’être préparées à une potentielle invasion. « J’ai essayé de me renseigner sur les mesures prises par l’administration de la ville pour faire face à une possible attaque, explique Aslanyan. Rien n’a été fait. Les abris ne sont même pas prêts. »
Alors, face à la menace d’une invasion, la psychothérapeute a appris à dispenser les premiers secours, et a enjoint ses connaissances et les membres de sa famille à faire de même. « Je ne dis pas qu’il faut paniquer, mais il faut être prêt à toute éventualité, explique-t-elle. Et pour l’instant, nous ne sommes pas prêts. »
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.