Paru aux Éditions Noir sur blanc, l’ouvrage collectif « Hourras et désarrois. Scènes d’une guerre culturelle en Pologne », s’attache à décrypter les tensions qui tiraillent la société polonaise, en l’observant à travers la vie culturelle. Littérature, arts visuels et théâtre sont mobilisés pour expliquer les mutations récentes d’une société en désamour de l’Europe. Compte-rendu et remise en perspective par Thibault Deleixhe, chercheur à l’Inalco.
En décembre 2014, Donald Tusk, alors premier ministre de Pologne, est désigné président du Conseil Européen. Cette nomination est conçue comme un geste de reconnaissance envers une Europe centrale sur la voie d’un arrimage plus étroit aux structures de l’Union. En octobre 2019, le parti de Jarosław Kaczyński, sa Némésis politique, est réélu au terme d’une première législature consacrée au démantèlement des contre-pouvoirs institutionnels, à la subordination de l’appareil judiciaire, à l’inféodation des médias, à la désolidarisation de ses partenaires européens et à la glorification d’une identité nationale rigide jusqu’à la caricature.
Entre ces deux événements, la rupture est évidente. Le premier et le plus partagé des constats est que les milieux conservateur et nationaliste auront su exploiter la déception de la frange de la population à laquelle la transition démocratique de 1989 n’avait guère profité pour la convaincre d’avoir été la victime d’une vaste conspiration du mépris, mélange de condescendance d’une Europe hégémonique et de trahisons domestiques, qu’ils se promettaient de pourfendre. Ce récit de la restauration de la dignité nationale, toujours à l’œuvre aujourd’hui, s’inquiète moins de sa cohérence interne que de sa formidable capacité à fournir à tout contentieux un scénario simple et préétabli qui prête à celui qui le mobilise le rôle flatteur du patriote et affuble celui qui s’y oppose du costume infamant du traître. Toute l’histoire politique récente, et à sa suite chaque trajectoire sociale individuelle, devenait dès lors disponible à une relecture d’inspiration romantique qui voulait que, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, la nation et ses sujets aient rompu les vassalités du passé et reconquis leur indépendance pour commencer à rebâtir la grandeur naturelle du pays.
La culpabilisation des perdants de la modernité […] acheva de convaincre les habitants des campagnes, les pensionnés, les catholiques traditionalistes et les jeunes travailleurs que les modèles libéral et européen n’avaient rien à leur offrir.
Toute opération de mise en récit de l’histoire récente, et à plus forte raison lorsqu’elle fait l’objet d’une exploitation politique intense, se construit en réaction au récit qu’elle veut remplacer. En l’occurrence, le récit libéral présentait la faiblesse d’avoir été fondé sur l’axiome du succès inéluctable de la modernité européenne : à mesure de la progression du temps, l’intégration de la zone économique européenne devait porter ses fruits et quiconque n’en profitait guère ne pouvait s’en prendre qu’à soi-même. Cette culpabilisation des perdants de la modernité, dans une Pologne pourvoyeuse de main d’œuvre à bas prix où le marché de l’emploi ne cessait de se précariser et les écarts de revenus de s’accélérer, acheva de convaincre les habitants des campagnes, les pensionnés, les catholiques traditionalistes et les jeunes travailleurs que les modèles libéral et européen – qui se donnaient volontiers pour équivalents – n’avaient rien à leur offrir. D’où l’attractivité croissante d’un récit alternatif.
Mais même en considérant l’épuisement du modèle libéral auquel il se substitua, comment expliquer l’insolente vigueur d’un nationalisme que ses contradictions internes semblent renforcer plutôt qu’elles ne l’embarrassent ? Dans quelles lignes de failles s’engouffrèrent ses promoteurs pour raviver le sentiment d’un outrage national ? Qui furent les régisseurs et quelle mise en scène réservèrent-ils à cette polarisation rapide entre une Pologne confiante d’elle-même et une Pologne méfiante de tous ?
Par ailleurs, il y aurait un risque symétrique à postuler que le discours nationaliste s’est imposé sans heurts et qu’il persiste sans résistance. Dans une région européenne où la culture a traditionnellement servi d’estrade aux affrontements politiques, la militance des arts et l’esthétisation des conflits ont poursuivi leur cours, rebondissant de scandales en querelles, pour former le paysage culturel contrasté d’une intelligentsia tout à la fois mobilisée contre l’autoritarisme de ses gouvernants et absorbée par un travail d’élucidation des causes profondes de son avènement. Car, là aussi, les interrogations sont nombreuses : qu’est-ce qui n’a pas été entendu ou pas écouté ? Quelles sont les fragilités qui se fraient un chemin à travers cette crise identitaire pour se dire ? Et comment y répondre sans céder à l’argumentaire du repli sur soi ?
C’est la conjugaison de ces phénomènes qui a déterminé la vie publique polonaise récente : la mobilisation d’historiographies conflictuelles, l’inlassable mise en scène d’oppositions symboliques et la recherche fiévreuse, au sein de l’opposition, du juste diagnostic et, partant, de la juste stratégie à adopter. Or, il n’y avait pas à ce jour d’ouvrage en français qui rende compte de ce conflit, qui en retrace les lignes de front, en énumère les séquences et en décrive les escarmouches.
Un ouvrage qui synthétise les débats qui agitent l’intelligentsia polonaise
C’est désormais chose faite avec Hourras et désarrois. Scènes d’une guerre culturelle en Pologne ! Conçu et dirigé par Agnieszka Żuk, l’ouvrage, sorti en mai 2019 aux éditions Noir sur Blanc, se compose d’une collection d’articles, de brefs essais et de courtes proses. Il réalise la prouesse de réunir de façon synthétique l’essentiel des thèses qui auront animé les débats de l’intelligentsia polonaise à partir de 2015 et posé les premiers jalons de la conceptualisation de ce virage historique. Structuré en cinq chapitres (Face-à-face, Résurgences, Ruptures, Modes de vie et Hantises) l’ouvrage revient successivement sur les mécanismes politico-culturels qui ont présidé au renversement du pouvoir libéral, avant de s’interroger sur l’exploitation qu’eurent les nationalistes des divers traumas hérités du passé, puis de prendre acte de l’ouverture par la gauche d’une série de nouveaux fronts avec l’inscription à l’agenda des préoccupations des questions de laïcité, d’écologie et de genre, pour enfin se livrer à une radiographie des modes de vie de la classe moyenne, ce bloc électoral courtisé par tout le spectre politique, et conclure sur les craintes qui habitent cette dernière et servirent de levier principal au basculement nationaliste.
Ce qui frappe tout particulièrement à la lecture de cet ouvrage, c’est la centralité d’une figure que l’on retrouve peu ou prou dans chacun de ses textes : le spectre. Des Aïeux de Mickiewicz aux Noces de Wyspiański, en passant par le dibbouk de la tradition juive, le spectre est un personnage classique de la littérature polonaise. Il consiste en une entité mal-morte, vestige d’un traumatisme qui ne veut pas se résigner à l’oubli et survit sous une forme incertaine, sans consistance ni contours, bien qu’attaché au lieu de son tourment où il aime à ressurgir à la faveur de l’obscurité.
La Pologne est un territoire meurtri dont le grand projet de rattrapage de la prospérité européenne s’assombrissait lentement, ouvrant un nouvel espace d’incertitudes.
Et, en effet, la Pologne est un territoire meurtri dont le grand projet de rattrapage de la prospérité européenne s’assombrissait lentement, ouvrant un nouvel espace d’incertitudes, un entre-deux politique blême, propice au réveil des fantômes d’antan. Les auteurs de l’ouvrage sont nombreux à dresser la liste de ces résurgences spectrales. Jan Sowa rappelle, par exemple, que la République nobiliaire, le modèle politique en vigueur sur les territoires de la couronne polonaise de la deuxième moitié du XVème siècle aux partitions de la fin du XVIIIème, ne pût garantir aux magnats et aux nobles de « liberté dorée » et d’autonomie vis-à-vis du pouvoir royal qu’en procédant à l’asservissement brutal de la paysannerie qui composait alors les neuf dixièmes de la population. La consécration de cette liberté massivement inégalitaire, arc-boutée contre les Lumières occidentales, devait précipiter le pays dans le chaos politique. Comble de l’ironie, ce rare cas d’auto-colonisation ne prit fin qu’avec l’annexion des terres de la couronne par des forces extérieures qui se hâtèrent d’en affranchir les paysans, non pas que ces occupants fussent meilleures philanthropes mais parce qu’ils y virent un moyen simple de désolidariser le peuple de ses seigneurs et d’ainsi affaiblir la cause nationale. Sowa explique que l’occultation de ce fait, sa dissimulation sous le mythe historique d’une noblesse patriote à l’avant-garde de la reconquête de l’indépendance, empêche à l’heure actuelle de discerner que c’est ce même refus des Lumières et cette même liberté sélective qui fondent l’action politique du gouvernement.
Andrzej Leder démontre à sa suite que, pour rajouter à cette confusion, le nazisme, puis le stalinisme, éliminèrent physiquement et socialement l’ancienne noblesse terrienne et la petite bourgeoise urbaine pour leur substituer une nouvelle classe moyenne, issue de l’ancienne paysannerie asservie. La difficulté tient ici à ce que cette classe moyenne, forgée au creuset de l’extermination de populations entières, peine à endosser sa généalogie tragique et préfère se fabriquer des origines fantasmées de nobles de la Ière ou de la IIème République, voire dissoudre cette parenté inavouable dans une assimilation frénétique à la culture mondialisée. Pareillement mensongères, ces deux issues ne sont néanmoins porteuses d’aucune réconciliation avec son histoire. Au contraire, elles en préparent les résurgences les plus impromptues et ouvrent le champ à ses manipulations les moins scrupuleuses.
Les intellectuels réunis dans ces pages reviennent aux sources des méprises identitaires pour en débrouiller les confusions en espérant ainsi les conjurer.
Enfin, Iwona Kurz et Mikołaj Grynberg reviennent sur l’énorme béance historique que constitue la disparition de la communauté juive et la difficulté qu’il y a à l’évoquer dans la Pologne d’aujourd’hui. C’était elle qui formait la petite bourgeoisie des villes et c’est à son extermination, conduite par la main d’autrui mais inconsciemment désirée par une part de la population, que la classe moyenne post-paysanne dut ses premières opportunités d’ascension sociale et le socle de son développement. Sa réminiscence charrie donc toujours une part de cette lâcheté secrètement consentie que le vocable actuel de la culpabilité manque de nuances pour décrire. L’histoire des juifs de Pologne constitue à ce titre un autre obstacle au réexamen conciliatoire de son passé.
Ce triple héritage, le servage, l’éradication des élites et l’Holocauste, continue de hanter le rapport à soi et lui imprime une vulnérabilité que la première menace incite à caparaçonner, à hérisser de saillies narcissiques dont l’exactitude n’importe guère pourvu qu’elle confère à ce trouble identitaire une forme qui en repousse les interrogations douloureuses. S’il y a bien une vertu à ce livre, c’est la délicatesse obstinée avec laquelle ses auteurs s’efforcent malgré tout d’identifier et de mettre des mots sur ce trouble. Ainsi, de la même façon que les légendes nous enseignent qu’il convient de nommer un spectre pour le faire fuir et d’élucider les circonstances de son trépas pour l’apaiser, les intellectuels réunis dans ces pages reviennent aux sources des méprises identitaires pour en débrouiller les confusions en espérant ainsi les conjurer.
Du kaléidoscope au portrait du conflit polono-polonais
Les mérites de l’ouvrage ne s’arrêtent cependant pas là. Profitant des contributions d’Agnieszka Graff, de Przemysław Czapliński, de Kaja Puto, de Dariusz Kosiński ou d’Agata Adamiecka-Sitek, il montre comment cette irrésolution du passé et les spectres qu’il génère continuent de hanter tous les aspects de la vie culturelle : sa politique, ses relations régionales, ses relations de travail, ses relations avec l’Église ou encore la mise en scène de ses ferveurs populaires. Chacun de ces secteurs décline à sa façon cette opposition entre la promesse d’un retour à une identité fantasmée et la volonté d’élucider le passé contrasté et de l’assumer au présent. Les articulations locales que connait cette confrontation se doublent néanmoins d’hypothèses quant aux meilleurs scenarii de sortie de crise. Graff décrit le face-à-face virulent qui oppose féministes et hiérarques catholiques et voit dans l’émergence d’un féminisme impénitent un signe de l’accélération de la sécularisation qui érode l’emprise de l’Église sur les affaires temporelles de Pologne. Czapliński voit dans l’exploration par les écrivains des communautés de partage qui unissent la Pologne à ses pays voisins une chance de mettre un terme à sa « dérive intra-continentale » qui risque de la conduire à l’isolement géopolitique total. Puto interroge les chances de la gauche d’émerger en offrant de dépasser le duopole libéral-conservateur pour mettre en place les fondements d’un État-providence. Kosiński étudie les formes que prirent les manifestations de rue, proches de celle de performances artistiques, pour s’alarmer du retour des codes symboliques du patriotisme sacrificiel dont la morbidité s’accommode aisément de violence, avant de se réjouir que continuent d’éclore, de loin en loin, des alternatives pluralistes et bigarrées qui se revendiquent d’un patriotisme civique et constitutionnel. Enfin, Adamiecka-Sitek revient sur les controverses qui entourèrent la pièce L’Anathème d’Oliver Frljić pour questionner la capacité du théâtre à révéler la polarisation des affects autour du rôle de l’Église et hâter la prise de conscience de la perte de son statut d’autorité morale. L’étude de la conflictualité ne se borne donc pas ici à un constat d’existence ; au contraire, il se penche avec insistance sur les tentatives empiriques de sa pacification.
On pouvait en somme difficilement imaginer objet mieux choisi que la culture, ce catalyseur de toutes les tensions, pour refléter la multitude des facettes qu’a désormais pris le conflit polono-polonais. La somme kaléidoscopique d’observations dont regorge ce livre, loin d’aboutir à une image fragmentée, s’agence en un portrait qui, pour ne pas être immaculé, n’en est pas moins douloureusement sincère, de la seule sincérité qui compte, la sincérité qui délivre.
Illustration principale : Les épouvantails de Daniel Rycharski, photo de Damian Chrobak.