Remettre en cause la primauté du droit européen fait peser un risque sur l’appartenance à l’UE de la Pologne, mais aussi sur la démocratie polonaise, rappelle Frédéric Zalewski, qui estime aussi que, dans son bras de fer contre l’UE, le PiS compte sur le basculement eurosceptique d’autres États-membres.
Par Frédéric Zalewski, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
L’Europe s’oriente-t-elle à court terme vers un Polexit ? La question semble d’actualité : la sortie de la Pologne de l’UE est évoquée par de nombreux dirigeants et commentateurs politiques européens depuis que le Tribunal constitutionnel polonais a affirmé, le 7 octobre dernier, la primauté de la Constitution polonaise par rapport au droit de l’Union.
Cet épisode est un nouvel avatar des transformations autoritaires qui se produisent en Pologne par « petites touches » et qui se sont traduites par plusieurs crises entre Varsovie et les autorités européennes. Rappelons que la Commission européenne a enclenché dès 2017 la procédure, dite de l’« article 7 », qui permet de sanctionner les atteintes à l’État de droit dans un État membre.
Un Tribunal constitutionnel qui a perdu son indépendance
Le Tribunal constitutionnel, dont la présidente Julia Przyłębska a estimé que les institutions européennes agissaient « au-delà de leur champ de compétences », se prononçait après avoir été saisi en avril 2021 par le gouvernement, dirigé par le parti conservateur et souverainiste Prawo i Sprawiedliwość (PiS), dans le cadre du litige qui l’oppose à la justice européenne sur la réforme de la justice polonaise.
Initiée en 2018, celle-ci compromet gravement l’indépendance des magistrats, notamment en les soumettant à une instance disciplinaire nouvelle, dont la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a demandé la suppression.
Il en résulte une situation confuse en Pologne. Certains magistrats ont été nommés d’après la loi voulue par le PiS, mais celle-ci a été condamnée par l’UE, ce qui fait peser une suspicion d’illégalité sur certaines décisions de justice.
Le PiS au pouvoir cherche ainsi une issue à cette situation précaire en employant divers stratagèmes politiques et juridiques. Il tente donc de se prévaloir d’une position de droit alternative à celle de la CJUE – sur un point dont il faut d’ailleurs noter qu’il est extérieur au litige concerné, puisque la CJUE s’est prononcée sur une loi (la réforme de la justice polonaise de 2018), et non sur la Constitution polonaise en elle-même.
Cet arrêt du Tribunal constitutionnel polonais n’est du reste pas le premier en la matière : en juillet 2021, il avait déjà jugé anticonstitutionnelles les décisions de la justice européenne exigeant que Varsovie revienne sur certains aspects de sa réforme de la justice, ce qui avait permis au gouvernement de se soustraire à ses engagements européens une première fois.
La collusion politique continue entre la justice constitutionnelle polonaise et le parti au pouvoir jette, si besoin était encore, une lumière crue sur la mainmise que le PiS exerce sur cette cour. L’indépendance du Tribunal constitutionnel polonais est en effet au centre d’un conflit déjà ancien. Dès sa victoire électorale de 2015, le PiS avait lancé une offensive contre cet organe, dont l’affaiblissement est un préalable aux tournants autoritaires et antidémocratiques, comme l’exemple de la Hongrie le montre avec plus de netteté.
Au terme d’une réforme chaotique et controversée, le Tribunal constitutionnel avait vu sa composition modifiée. Il peut désormais siéger – comme lors de la décision du 7 octobre – avec un quorum assuré par les seuls juges nommés par le PiS.
Le conflit autour du Tribunal constitutionnel avait pris une ampleur considérable en 2016, se traduisant par des manifestations de masse en faveur de l’État de droit, sous l’égide d’organisations de défense des droits civiques.
Aujourd’hui, la collusion avec le pouvoir prend une tournure tragi-comique, puisque le président du PiS, Jarosław Kaczyński, a affirmé sans détour dans une émission de divertissement à la télévision, en 2019, que la présidente du Tribunal, Julia Przyłębska, faisait partie de ses amis proches.
Le rapport du PiS à l’UE
Les commentateurs et les dirigeants politiques polonais ne s’accordent pas sur les intentions réelles du PiS quant à l’appartenance de la Pologne à l’UE.
L’ancien président du Conseil européen (et ancien premier ministre polonais) Donald Tusk estime que même si le pouvoir actuel ne cherche pas à provoquer une sortie de l’UE, ses pas de côté successifs pourraient tout de même involontairement aboutir à une telle issue, à l’instar de la dynamique qui a conduit au Brexit.
C’est sur cette base que l’opposition polonaise met en garde contre une évolution qui conduirait à un Polexit. Au sein de la majorité conservatrice, certains répètent depuis plusieurs années qu’ils sont hostiles à l’UE. Une ancienne députée du PiS, Krystyna Pawlowicz, s’est ainsi illustrée en 2016 en déclarant que l’UE était à ses yeux « une serpillière ». Aujourd’hui, cette même Krystyna Pawlowicz siège… au Tribunal constitutionnel. Mais, dans l’ensemble, ces positions restent minoritaires et la posture du PiS s’apparente surtout à un souverainisme hostile aux transferts de pouvoir que prévoit le fonctionnement de l’UE.
La position du PiS doit bien davantage être comprise comme une gestion différenciée et évolutive des contraintes liées à l’appartenance de la Pologne à l’UE. Les dirigeants de ce parti ne peuvent pas ignorer que plus de 80 % des Polonais sont favorables à l’UE. Ils n’ignorent pas non plus que la Pologne bénéficie de subventions européennes considérables et qu’ils s’exposeraient à des risques politiques et électoraux s’ils les remettaient en cause.
De même, dans le récent conflit qui oppose la Pologne à la Biélorussie à propos des réfugiés bloqués à la frontière orientale du pays, les dirigeants polonais sont conscients des bénéfices politiques internationaux et intérieurs qu’ils peuvent retirer du soutien de l’UE.
Plutôt que pour une opposition frontale, le PiS opte ainsi pour une série d’épreuves et de tests, au terme desquels il peut mesurer la force des positions qu’il défend. La fermeté continue de la Commission européenne et des autres États membres (Hongrie exceptée), de même que l’absence d’évolution eurosceptique dans l’opinion polonaise, rendent plus hasardeuse l’option consistant à aller vers un conflit plus ouvert avec l’UE. D’ailleurs, dans ses confrontations avec Bruxelles, le PiS se rétracte généralement au dernier moment, lorsqu’il apparaît que poursuivre le bras de fer serait trop dangereux pour lui. Tout récemment, le gouvernement est ainsi intervenu pour que certaines collectivités locales cessent de s’afficher comme « zones anti-LGBT », ce qui les exposait au risque imminent de ne plus percevoir les subsides européens.
Le PiS compte également sur l’émergence d’un contexte plus favorable à une évolution de l’UE vers une « Europe des nations », voire à un démantèlement plus ou moins prononcé de l’UE grâce aux éventuels basculements eurosceptiques d’autres États-membres.
Les soutiens quasi immédiats que le pouvoir polonais a enregistrés en France dans le contexte de la présidentielle, d’Éric Zemmour à Arnaud Montebourg, montrent que ces enjeux circulent désormais avec fluidité en Europe et que la sortie de l’UE n’est pas la seule façon se s’opposer à « Bruxelles ».
Enfin, le PiS s’est mis à employer d’autres éléments de langage, arguant notamment de l’inutilité supposée des financements européens. Selon le président de la Banque centrale polonaise, Adam Glapiński, un proche de Jarosław Kaczyński depuis les années 1980, la Pologne connaît des succès économiques inédits. Selon lui, l’actualité montre que l’on assiste actuellement à un « miracle économique polonais » : « C’est un miracle encore plus fort que le miracle allemand après 1945. La Pologne peut connaître un développement dynamique en se passant des fonds européens. »
L’argument est spécieux, mais il est habile, car il permet au pouvoir de se situer sur le terrain du « rattrapage » (économique, culturel) que la Pologne escomptait effectuer en rejoignant l’UE.
Une remobilisation de la rue ?
Même si l’agenda européen du PiS peut fluctuer et manquer parfois de lisibilité, il n’en renvoie pas moins à une stratégie autoritaire. Le PiS, en contrôlant plus ou moins directement de nombreuses instances officielles (justice, banque centrale, etc.) les met en situation d’agir en concordance avec le gouvernement et de se transformer en soutiens politiques nouveaux. Dans un croisement inédit, la création de « chevaux de Troie constitutionnels » (la subversion progressive de l’État de droit) permet de légitimer les positions européennes du PiS, tandis que la crise avec Bruxelles donne de l’ampleur à sa prise de contrôle de la justice constitutionnelle.
Il y a là un risque qui pèse certes sur l’appartenance à l’UE, mais aussi, plus globalement, sur la démocratie polonaise, puisque l’objectif politique du PiS, constant depuis sa création en 2001, est de revenir sur le consensus démocratique établi en 1989 à la chute du communisme. Peu importe dans ces conditions que, comme nous l’avons souligné, plus de 80 % des Polonais soient favorables à l’appartenance de leur pays à l’UE.
Pour démontrer que la population le soutient, le PiS pourrait en effet se tourner vers le suffrage universel, sur un point précis, comme l’a fait Viktor Orban en Hongrie en 2016 quand il a organisé un référendum sur les quotas de migrants proposés par l’UE. Toutefois, le dirigeant hongrois avait perdu ce référendum, ce qui montre, au passage, que ces consultations démocratiques « décalées » sont aussi des stratégies qui minimisent les risques pour les pouvoirs néo-autoritaires, puisqu’ils peuvent conserver leurs stratégies globales à peu près intactes même si le résultat de tels référendums leur est défavorable.
À l’inverse, la position prise par le Tribunal constitutionnel a pour effet de remobiliser les partisans de l’UE et de la défense de l’État de droit, comme le montrent les manifestations qui se sont tenues ce dimanche 10 octobre, à l’initiative notamment de Donald Tusk.
Un nouveau cycle de manifestations de rue peut ainsi s’ouvrir, dont l’issue comptera dans les décisions du PiS. La réussite de ces manifestations, si elle se confirme, serait d’autant plus périlleuse pour le pouvoir polonais qu’elles peuvent bénéficier de la force accumulée des cycles de mobilisation précédents, comme l’a montré, dans ces rassemblements, la réapparition des drapeaux des manifestations dites de la « grève des femmes » pour la défense de l’avortement qui s’étaient déroulées en 2020-2021.
L’issue de ce bras de fer va s’apparenter à une course de vitesse entre l’opposition libérale et le PiS, alors que le pays est profondément divisé, comme l’a montré la récente élection présidentielle.
Les libéraux devront être en mesure de rallier des soutiens plus larges parmi les forces politiques elles aussi très critiques envers le PiS, comme le Parti paysan (PSL), dont les bastions électoraux freinent par ailleurs la progression du PiS en milieu rural. Le PiS met à profit le temps dont il dispose pour réorganiser le paysage institutionnel et politique, espérant réaménager durablement le régime en place. Dans ces conditions, la position de l’UE sera cruciale pour consolider les uns ou les autres.
Frédéric Zalewski, Maître de conférences en Science politique, membre de l’Institut des sciences sociales du politiques (ISP, CNRS), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Photo d’illustration : European Parliament