Arrivés à Minsk, par avion et sur invitation des autorités bélarusses, des centaines d’Irakiens et de Syriens attendent au Bélarus un hypothétique passage de la frontière est-européenne. Reportage.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
De notre correspondante à Minsk – Dans le hall d’un modeste hôtel d’État de Minsk, une trentaine de migrants, des familles avec de jeunes enfants, attendent leurs clés. Ils peinent à se faire comprendre, alors qu’ils ne parlent ni russe, ni anglais. Regard inquiet et réponse crispée de la réceptionniste interrogée sur leur présence : « Maintenant que la pandémie est terminée, le tourisme a repris normalement. Nous recevons à nouveau des clients du monde entier », tente-t-elle.
Ces « touristes » sont en réalité des migrants venus principalement de Syrie et du Kurdistan irakien : « Nous avons payé les autorités bélarusses pour notre voyage, et on nous a promis de nous emmener en Lituanie », témoigne Elend, un Kurde irakien d’une trentaine d’années, rencontré près de Galleria Minsk. Ce centre commercial, en plein cœur de la capitale bélarusse, est devenu le point de rencontre des candidats au rêve européen.
C’est là, depuis plusieurs semaines, que les migrants viennent passer le temps, discuter, boire un café, et surtout s’équiper avant d’entreprendre la dernière étape de leur voyage, le passage, presque impossible, de la frontière européenne. Tentes, sacs de couchage, vêtements chauds, bouteilles d’eau et nourriture s’empilent dans la rue, en prévision d’un très probable séjour dans la forêt.
« Nous revenons tout juste de la “jungle”, raconte Mohammed, 23 ans, ingénieur syrien passé par le Liban. Nous avons passé dix jours là-bas, en essayant de passer en Lituanie, où les soldats nous ont battus et jetés dans une rivière. Puis nous sommes restés plusieurs jours près de la frontière polonaise, sans rien à manger ni à boire, bloqués par les garde-frontières bélarusses. Finalement, nous avons réussi à nous échapper »…pour rebrousser chemin.
Elend a aussi déjà tenté sa chance à deux reprises. « Nous étions huit, nous avons dû prendre un taxi jusqu’à la frontière, ensuite marcher, soudoyer les gardes-frontière bélarusses, pour finalement nous retrouver prisonniers dans la forêt. Les militaires polonais ne nous laissent pas entrer. »
Fadih, 28 ans, un artiste syrien, ne comprend pas pourquoi : « Nous fuyons la guerre, nous devrions au moins avoir le droit de demander l’asile, non ? En Syrie, nous n’avons rien ! La viande, les légumes, les fruits, nous ne les voyons qu’en rêve. » Il demande plusieurs fois si l’Union européenne va ouvrir ses frontières, « pour aller en Allemagne, ou dans n’importe quel pays, tant que nous sommes en sécurité ». Ils sont revenus à Minsk se reposer, « en attendant de voir ce qui va se passer avec les camps », mais déterminés à tenter à nouveau leur chance.
Pendant que l’on parle, une dame âgée s’approche d’eux, leur demande en souriant d’où ils viennent et prononce quelques mots d’encouragement. « Les Bélarusses sont très gentils avec nous ici, pas l’armée évidemment, mais la population », dit l’un d’eux.
L’afflux de migrants venus du Moyen-Orient ou d’Afrique, inhabituel au Bélarus, est largement couvert par les médias d’État bélarusses, qui accusent l’Union européenne de ne pas respecter les droits de l’homme qu’elle promeut pourtant. Alexandre Loukachenko, le président autoritaire et contesté du pays, se montre magnanime, surtout envers les enfants.
C’est pourtant le régime bélarusse qui est considéré par l’Union européenne comme le responsable de cette crise migratoire – requalifiée mercredi par Charles Michel, le président du Conseil européen d’« attaque hybride, brutale, violence et indigne » contre l’Europe – en réponse aux sanctions économiques prises par l’UE peu après le détournement du vol Ryanair reliant Athènes à Vilnius, en mai.
Reportage avec les bénévoles à la frontière qui tue, entre la Biélorussie et la Pologne
Mais cette semaine, les Européens se sont dits déterminés à renforcer les sanctions. « Nous avons reçu une invitation des autorités bélarusses pour un voyage en Lituanie, rappelle pourtant Elend. Cela coûte entre 2 000 et 3 500 dollars, tout compris, le visa, l’hôtel, le billet d’avion. Plus le temps passe et plus c’est cher. »
Alors que les tensions à la frontière orientale de l’Union européenne, en Lettonie, Lituanie et, surtout, en Pologne, dure depuis l’été, c’est la tentative groupée et désespérée de plusieurs milliers de migrants de passer la frontière au point de passage de Bruzgi-Kuznica, lundi, qui a intensifié la crise diplomatique entre l’Union européenne et le Bélarus, soutenue par la Russie – même si le Kremlin a nié être impliqué. Coincés entre les garde-frontières polonais et bélarusses, les migrants, dont des familles avec de jeunes enfants, ont installé un camp de fortune à la frontière. Depuis le 15 novembre, après quelques journées de calme, les autorités polonaises ont rapporté des attaques.
L’UE derrière la Pologne
Les Vingt-Sept, qui ont condamné une « attaque hybride » et « l’instrumentalisation des migrants à des fins politiques », de la part du régime bélarusse, analyse et inquiétudes partagées par le Conseil de sécurité de l’ONU, réuni en urgence le 11 novembre, cherchent une solution du côté des pays d’origine. Le vice-président de la Commission européenne, Margaritis Schinas, s’est rendu à Bagdad lundi.
Le Parlement du Kurdistan a également décidé d’envoyer une délégation en Pologne. Signe d’une possible désescalade, le consulat bélarusse à Erbil a été fermé, à l’initiative de l’Irak. La compagnie aérienne Iraqi Airways a suspendu les lignes en direction de Minsk depuis Bagdad et Erbil, et, le premier vol de rapatriement vers l’Irak sera opéré le 18 novembre, pour les migrants coincés à la frontière qui le souhaitent.
Finalement, le Conseil européen, qui préparait depuis quelques semaines un cinquième paquet de sanctions contre le Bélarus, s’est décidé à l’adopter. Une décision anticipée par Alexandre Loukachenko, qui a annoncé dès la semaine dernière qu’en cas de nouvelles sanctions, il « couperait le gaz » aux Européens – ce dont s’est étonné le président russe Vladimir Poutine : « C’est la première fois que j’en entends parler, j’ai parlé avec (Alexandre Loukachenko) à deux reprises récemment. Il ne m’en a jamais parlé, ni même fait allusion. Il pourrait probablement le faire, bien qu’il n’y ait rien de bon dans cette décision. »
Le 15 novembre, Angela Merkel, la chancelière allemande, s’est entretenue au téléphone avec le dirigeant bélarusse au sujet de l’aide humanitaire à apporter aux migrants – une conversation qui devrait aboutir à un dialogue suivi. Réaction dubitative de Svetlana Tikhanoskaïa, la cheffe de file de l’opposition bélarusse : « Nous ne devrions pas parler au dictateur qui a lui-même détruit la dignité humaine, menacé la sécurité et les lois internationales, et a pris 9 millions de Bélarusses en otage. »
Avec les migrants,Alexandre Loukachenko, isolé sur la scène internationale depuis la révolution d’août 2020 qui a suivi sa réélection frauduleuse pour un sixième mandat, vient de faire son retour diplomatique.