Dans cette tribune libre, l’écrivaine slovaque et francophone Andrea Salajová souligne les dissonances européennes entre l’Europe centrale et occidentale vis-à-vis du conflit russo-ukrainien.
Je n’ai jamais pu finir la lecture du livre de Svetlana Aleksievitch La Fin de l’homme rouge. La grande partie des témoignages qu’elle avait recueillis à la suite de la dislocation de l’URSS expriment le sentiment d’une insupportable humiliation. Je suis née, moi aussi, dans une république socialiste (j’avais 15 ans en 1989). Je comprends donc la détresse de voir leur monde s’écrouler, dont parlent les personnages du livre. Et leur impuissance vis à vis de l’écrasant avènement de l’argent-roi me touche aussi. Mais il m’est difficile d’avoir de la sympathie pour leur besoin pressant de retrouver une grandeur et un ordre perdus. C’est le privilège de ceux qui viennent d’un petit pays sans aspirations impérialistes, d’être protégés un peu de ce genre de tourments.
Il est intéressant de constater que ce sont les pays d’Europe occidentale qui sont aujourd’hui les plus précautionneux vis à vis de la Russie. L’appel pour ne pas lui faire subir plus d’humiliation que nécessaire, met la Russie au même plan que l’Allemagne, tombée dans le nazisme après la défaite de la Première guerre mondiale – ce qui n’est pas franchement valorisant, soulignons-le. De plus, la posture de victime de l’Occident prônée par la Russie, fait penser à l’attitude d’un enfant qui rejette la faute sur d’autre que lui. Si les représentants d’Europe occidentale semblent parfois prendre la Russie avec trop de pincettes (sans parler de l’attitude de la gauche occidentale, empêtrée dans l’anti-américanisme), cela tranche énormément avec le désir affiché des anciens pays communistes et autres voisins directs de la Fédération de la Russie, de la voir clairement vaincue. La défaite totale peut faire naître une prise de conscience et un repentir salutaire, et ceux, nombreux, qui ont eu affaire aux mensonges éhontés des dirigeants politiques russes, l’espèrent ardemment.
« Poutine doit perdre cette guerre. Un match nul créerait une incertitude et un dangereux précédent », déclare Ivan Mikloš, ancien ministre des Finances de la Slovaquie et l’un des membres d’une nouvelle équipe internationale d’experts sur la reconstruction de l’Ukraine. Et selon lui, « l’attitude de l’Occident est cruciale ». Pourtant, nous sommes nombreux, même en Europe centrale, à prendre conscience tardivement du désir d’Europe de l’Ukraine. Milan Kundera, dans son essai publié en 1984 dans The New York Review, intitulé Tragédie de l’Europe Centrale, rappelle les mots du directeur de l’agence de presse hongroise, sous l’artillerie soviétique en 1956, diffusant au monde entier un témoignage désespéré : « Nous allons périr pour la Hongrie et pour l’Europe ». Milan Kundera constate amèrement que l’Occident s’est à peine rendu compte de la disparition de l’Europe centrale, tombée sous l’influence de l’Empire soviétique et devenue un bloc des « pays de l’Est ».
Quelques décennies plus tard, un autre pays paye cher son ambition de sortir de l’étreinte russe et suscite les dissonances similaires. Cette appellation, toujours en cours en France, « les pays de l’Est » continue à alimenter les animosités. Je vis en France depuis plus de vingt ans, et j’ai beau assurer à mes anciens compatriotes, que pour un Français les pays de l’Est commencent réellement à l’est de l’Allemagne, offensés, ils y voient surtout l’ignorance d’Occidentaux et peu de considération pour cette partie de la même famille européenne. Celle à laquelle appartient l’Ukraine également. La mésentente passe aussi par l’autre côté. Le fait que les pays de l’ouest de l’Europe doivent composer avec tout l’espace de la Méditerranée est quelque chose que « les pays de l’Est » conçoivent difficilement.
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« Pendant mille ans, la Tchécoslovaquie faisait partie de l’Occident. Aujourd’hui, elle fait partie de l’empire de l’est. Je me sentirais beaucoup plus déraciné à Prague qu’à Paris », disait encore Kundera en 1984. Son article a suscité beaucoup de réactions et de critiques, surtout pour son refus de faire place à la Russie, dans cette même Europe à laquelle il se voyait attaché, ne laissant que peu de chances à toutes les voix russes qui regardaient et regardent les valeurs démocratiques de l’Europe comme un chemin à atteindre.
Pendant ce temps, dans les mêmes années 1980, petite pionnière que j’étais dans un pays socialiste, j’avais appris cette chanson à l’école :
Liberté, liberté chérie, j’ai une question pour toi :
D’où étais-tu venue ce matin de mai ?
Je suis venue de l’Est, une étoile au front pour compas et les chansons gaies pour garder mes pas.
Alors oui, les libérateurs de l’Armée Rouge ont payé un lourd tribut pour la victoire contre l’Allemagne nazie. Seulement, ils se présentaient également comme libérateurs en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968, et ils imposent encore leur « libération » à l’Ukraine en 2022. Nous sommes nombreux à regretter qu’il y ait toujours des gens qui les croient. Cette terrible aliénation du peuple russe à un pouvoir qui n’a jamais pensé à autre chose qu’à l’asservir, cette terrifiante soumission à un destin auquel ils croient ne pas pouvoir échapper – tout cela dure depuis trop longtemps et le monde entier en subit les conséquences, hier comme aujourd’hui. L’Ukraine est meurtrie, mais elle ne doit pas perdre. Même si, nous le savons, s’accorder sur ce que serait une victoire pour elle, comme pour nous, nous demandera encore beaucoup de discussions et de combats.
Et la Russie ? Verrons-nous dans vingt ans un autre livre de témoignages des Russes désenchantés, se cherchant un nouveau chef qui redresserait la nation décimée par son prédécesseur, se désolant du sentiment de déclassement, étouffant dans une nostalgie pour la gloire d’un pays victorieux, cultivant le désir de revanche, jouant avec l’idée qu’un sentiment de malaise pourrait trouver un salut dans une guerre ?
J’ai traversé une grande partie de l’Europe en avril 2022. En voiture, de la France à la Slovaquie, jusqu’à quelques kilomètres de la frontière avec l’Ukraine, où vit encore ma famille. La première constatation était étrange – comme si les deux années de Covid n’avaient jamais eu lieu. Ou bien ça ne nous a pas vraiment atteint, ou bien la guerre a tout balayé. La deuxième est plus triste – chaque pays vit dans son cocon, comme si les voisins n’existaient pas. La présence des Ukrainiens est très visible en Slovaquie, et le pays, comme tant d’autres, leur a accueillis sans réserves. Cet accueil, avec les jours qui passent, commence, à se fissurer. Aux premières actions, étonnantes et émouvantes de bonté, ont succédé les doutes. « Nous, on les aide, mais si nous, un jour, avions besoin d’aide, est-ce qu’on nous aiderait aussi ? » Les dernières réactions venant de ma ville natale slovaque au sujet des Ukrainiens sont : « Ils sont partout ». Cependant, il me semble que cette gêne ne vient pas de l’hostilité, mais de la peur.
Nous ne connaissons que trop bien la Russie.