Des activistes LGBT+ ont organisé une « pride-rave » devant le siège de l’administration présidentielle. En Ukraine, la communauté est de plus en plus visible dans l’espace public, mais reste discriminée.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
(Kiev, Correspondance)En arrivant sur la rue Bankova, qui accueille le bureau du président et de ses conseillers, Kyrill Samozdra commence à se changer méthodiquement. Arrivé avec un t-shirt blanc, le jeune homme de 19 ans sort une chemise rouge à fleurs bleues et un immense drapeau arc-en-ciel de son sac à dos. Le jeune homme s’apprête à participer à la marche des fiertés de la capitale ukrainienne, vendredi 30 juillet.
Organisée par des activistes et des membres de la communauté techno, cette marche des fiertés sous forme de rave a pour but de dénoncer les discriminations subies par les membres de la communauté LGBT et de la musique électronique. « En Ukraine, on a un problème avec les autorités qui sont censées nous défendre, notamment la police. Elles ne réagissent pas plus aux abus dont sont victimes les personnes LGBT+ qu’à ceux envers l’industrie de la musique électronique, qui est celle qui acceptent le plus notre communauté », explique au Courrier Sofiia Lapina, organisatrice de la marche.
Sur le dancefloor improvisé sous les fenêtres du président, une petite centaine de personnes aux tenues colorées se déhanchent devant les mix de DJ connus de la petite scène kiévienne, avec parfois des cagoules colorées pour se cacher le visage. « Si on ne va pas à la pride, alors personne ne nous verra et les gens vont penser qu’on n’existe pas », estime Nikolaï, homme transgenre de 19 ans, qui a participé à sa première marche des fiertés quatre ans plus tôt. « Là, j’ai très très peur, mais je viens quand même car j’aimerais qu’on puisse manifester sans crainte ».
« Là, j’ai très très peur, mais je viens quand même » – Nikolaï.
A 200 mètres de là, des membres de groupes d’extrême droite, notamment l’association conservatrice et chrétienne « Tradition et Ordre », en habits sombres portent aussi des cagoules. Derrière eux, leurs enceintes crachent ironiquement les morceaux de musique électronique, comme des discours homophobes. Comme à chaque marche des fiertés à Kiev depuis la première en 2013, ces groupes tentent d’arrêter la manifestation, voire d’agresser des activistes.
A cause de ces menaces, les autorités déploient chaque année un dispositif policier massif, pour protéger la communauté. Ce vendredi, au moins plusieurs centaines de policiers ou de membres de la garde nationale sont présents, pour une petite cinquantaine d’opposants et une centaine de manifestants.
« Le gouvernement est assis entre deux chaises », analyse Maryna Shevtsova, chercheuse spécialiste du sujet. « D’un côté il est sous la pression des groupes traditionnels et du Conseil des Églises Ukrainiennes, de l’autre il doit se conformer aux « valeurs européennes » de Bruxelles et de l’Union Européenne. Donc leur stratégie est d’apporter une autre forme de soutien, notamment en poussant la police à protéger différents évènements LGBT+ ». Mais selon les ONG, la police n’est pas assez formée. La grande majorité des personnes agressées en raison de leur genre ou orientation sexuelle n’arrivent même pas à déposer plainte.
Organisée par l’ONG dédiée Kyiv Pride, la marche des fiertés de Kiev a été annulée en 2020 à cause du Covid-19 et déplacée à septembre 2021 cette année. Une scission a eu lieu dans le mouvement, et certains anciens membres de cette ONG organisent l’événement de ce vendredi, ce qui explique en partie l’audience moins importante, avec la peur d’un protocole de sécurité plus léger.
Si aujourd’hui les manifestants ne sont qu’une centaine, ils étaient près de 8 000 à Kiev en 2019. Et le mouvement a essaimé, en passant de quelques dizaines de personnes dans la capitale en 2013, à plusieurs évènements dans tout le pays : à Odessa, Kharkiv, Zaporijia et même Kryvyi Rih.
« Il y a vraiment un changement depuis quelques années, c’est l’augmentation de la visibilité de la communauté LGBT+ dans la société, notamment grâce à la pression et aux financements des donateurs internationaux », explique Maryna Shevtsova.
« Je pense qu’il y a aussi un changement de génération, et je sens la différence même avec des gens qui ont dix ans de moins que moi, qui ont eu accès à beaucoup plus d’informations dès l’adolescence », ajoute Sofiia Lapina, 31 ans. Beaucoup de manifestants présents sont ainsi très jeunes.
À 18 ans seulement, Kyrill a conduit une enquête sociologique pour une association sur la communauté LGBT à Louhansk, en territoire occupé par les séparatistes pro-russes soutenus par Moscou. Mais très vite les autorités l’ont menacé, ont mené des perquisitions chez lui et chez ses amis et il s’est enfui à Kiev, où il ne connaissait personne. « Je suis venu pour pouvoir vivre librement, là-bas une manifestation comme ça serait impossible », regrette Kyrill.
Une législation défaillante
Selon les experts, du point de vue formel et légal, pas grand-chose n’a changé en Ukraine, au contraire. Le gouvernement avait en effet dans les cartons un plan pour les droits de l’homme, qui incluait des avancées pour le droit des minorités sexuelles mais qui a été abandonné en 2020. La convention d’Istanbul n’est toujours pas ratifiée, et il n’existe aucun article condamnant les crimes et discriminations envers les personnes en raison de leur genre ou de leur orientation sexuelle.
Pour les organisateurs de cette rave pride, c’est aujourd’hui leur cheval de bataille. Un nouveau projet de loi en cours permettrait de préciser les circonstances aggravantes pour les discriminations et les discours haineux. Pour le moment, seules les discriminations en raison de l’ethnicité, de la religion ou de la nationalité sont inscrites au code pénal, explique Ulana, experte de l’ONG spécialisée dans la protection juridique de la communauté LGBT Insite. Le projet de loi devrait bientôt être examiné par le Comité spécialisé de la Verkhovna Rada, le parlement ukrainien.
Après la manifestation, deux opposants d’extrême droite ont été arrêtés, a annoncé la police aux médias ukrainiens. Faute de législation adéquate, ils seront poursuivis pour hooliganisme et non incitation à la haine envers les minorités sexuelles.