Dans cette tribune libre, le Groupe du 24 février préconise une mobilisation civique sans relâche des citoyens européens, pour intensifier l’aide militaire et humaine à l’Ukraine dans sa guerre de libération.
Groupe du 24 février, Tribune libre – Une année s’est écoulée depuis le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie : un déluge de bombes — on parle de quelque 50 000 obus par jour — parties de Russie et du Bélarus pour frapper les zones habitées de Lviv à l’ouest à Donetsk à l’est, frappant l’ensemble du territoire d’un des plus grands pays d’Europe. Même si les autorités ukrainiennes ne communiquent pas officiellement sur leurs pertes, le bilan s’élève probablement à plus de cent mille morts — dont un millier d’enfants. Des millions de personnes sont psychologiquement sous le choc. C’est vertigineux.
À ce stade du conflit, et après avoir été longtemps abusés, les Européen·ne·s et leurs gouvernements ont, dans leur grande majorité, été au rendez-vous : les modalités d’accueil déployées pour recevoir les réfugiés ukrainiens ont été remarquables, un processus accéléré d’adhésion à l’Union est enclenché, un soutien militaire sans précédent, longtemps impensable, est mis en œuvre. On voit que, depuis un an, chacun à son niveau s’efforce avec une évidente volonté de prendre la mesure de ce qui se joue actuellement à même notre continent : une situation d’urgence absolue et un bouleversement radical de nos vies. Au-delà des hésitations et des dissensions, l’Europe existe et agit ; elle change.
En dépit de leur présence tenace sur les plateaux de télévision et sur les réseaux sociaux, les argumentaires favorables au Kremlin n’atteignent que marginalement le cœur des Européens qui savent qui est ici l’agresseur et qui est l’agressé. Dans leur majorité, ils reconnaissent la primauté du droit international qui garantit l’intégrité des frontières de l’Ukraine, son droit légitime à se défendre et à libérer ses territoires soumis à une occupation meurtrière. À l’échelle du monde, la bataille du diagnostic est toutefois d’une autre nature, et elle n’est pas gagnée : certains acteurs (Iran, Chine, Corée du Nord, mais aussi certains États du « Sud Global »), cherchent à tirer parti de cette guerre européenne pour régler leurs comptes avec un « Occident » fragilisé, parfois haï, souvent gênant, et pour rebattre les cartes de l’ordre mondial. Cette aspiration serait louable si elle était portée par un élan démocratique. Ce n’est pas le cas.
Renforcer l’armement de l’Ukraine : une priorité absolue
La guerre que la Russie mène en Ukraine est une guerre impérialiste : parmi les spécialistes, il n’y a plus de débat. Le fait que les pays occidentaux, et notamment les États-Unis d’Amérique, n’aient pas été, par le passé, exempts de torts comparables ne justifie en rien que la Russie puisse envahir ou dévaster ses anciennes colonies. Les atrocités innommables perpétrées jour après jour contre les populations civiles dans les régions occupées nous montrent que la réponse militaire au nom du droit du peuple ukrainien à l’autodétermination est la seule possible.
Libérer le territoire ukrainien au plus vite et ainsi épargner aux populations le sacrifice d’autres vies humaines et l’horreur de l’occupation suppose, sur le plan pratique, d’armer résolument et rapidement l’armée ukrainienne et de mobiliser puissamment l’économie européenne pour cet effort, tout en associant la population aux enjeux gigantesques de ces choix.
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Par conséquent, à ce jour, la priorité absolue doit être donnée à l’aide militaire, indispensable pour résister à la frénésie destructrice de la Russie qui continue de lancer des opérations d’envergure contre l’Ukraine, jetant dans la bataille des centaines de milliers de combattants. L’Europe doit se remettre à produire des armes et des munitions. Massivement.
Les inquiétudes et tergiversations liées à une éventuelle « cobelligérance » n’ont pas lieu d’être, le concept n’ayant aucune validité juridique. Aider militairement un pays agressé, dont une partie du territoire est annexé, est entièrement conforme au droit international et à la charte des Nations unies. L’Union européenne a, depuis février, fait preuve de créativité et d’audace pour accompagner cette aide et doit continuer dans cette voie, par exemple en mutualisant l’achat de pièces d’artillerie comme l’a proposé récemment Kaja Kallas, Première Ministre estonienne.
Justice, sanctions et boycott : nécessité d’un message clair
Alors même que l’effort de guerre doit s’intensifier et que la politique de terreur de la Russie vis-à-vis de la population ukrainienne se poursuit sans vergogne, il devient de plus en plus insupportable — et néfaste pour la clarté de notre message — que des entreprises européennes alimentent par leur activité commerciale les ressources fiscales de l’État russe. De nombreuses sociétés, notamment françaises : Auchan, Leroy Merlin, Decathlon, Total, Yves Rocher, EDF, maintiennent leur activité sur le territoire russe. C’était difficilement justifiable après l’annexion de la Crimée et le début de l’occupation du Donbass en 2014, c’est devenu intolérable depuis le 24 février 2022 et après les massacres de Boutcha, de Marioupol et de Kherson. Il faut dire stop ! Au-delà de la dimension éthique, ce laisser-faire nuit gravement à la prise de conscience nécessaire de la nature criminelle et terroriste de l’État russe. Comment convaincre les citoyens de la gravité de l’heure, si des multinationales européennes peuvent continuer de vendre à l’ennemi leurs bières, leurs sacs à main ou leurs petits pois ? Il est impératif d’interdire toute relation commerciale avec la Russie et le Bélarus, de démultiplier les moyens de contrôle de l’application des sanctions et d’étendre les sanctions individuelles frappant les hauts dirigeants russes et leurs proches.
Il nous paraît aussi déterminant de mobiliser les avoirs russes gelés, qui s’élèvent à plusieurs centaines de milliards d’euros, et de les orienter vers l’aide à l’Ukraine : le contribuable européen devra certes participer à l’effort de guerre, mais son effort sera d’autant plus volontaire qu’il saura que les avoirs des oligarques et de l’État russe agresseur sont versés au pot commun. Développer le droit en ce sens sera un pas important pour allier sanctions et justice.
De la même façon, il faudra aussi soumettre au débat public les dépendances les plus gênantes, à savoir notamment celles qui concernent le secteur nucléaire civil, à ce jour totalement épargné par les sanctions.
Par ailleurs, nous devons être clairs et fermes sur la question de la participation de ressortissants russes et bélarusses à des compétitions sportives. Alors que l’on sait que 133 athlètes ukrainiens ont perdu la vie et des centaines d’autres leur intégrité physique sous les bombardements russes, il est inconcevable que des équipes russes, quel que soit leur maillot, participent aux Jeux olympiques de 2024 à Paris, fête populaire universelle. Rappelons que la participation à des compétitions sportives ne figure pas au rang des droits humains, rappelons aussi que l’Afrique du Sud de l’Apartheid fut exclue durant trente ans en raison de la nature raciste de son régime, rappelons enfin que les sportifs sont, plus que d’autres, activement ou passivement, les instruments de la propagande d’État. Combien de champions russes sont aussi militaires ?
L’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne
Il n’y aura pas de victoire sans espoir ; or, pour l’Ukraine, l’espoir, c’est l’Europe ! Il faut donc soutenir avec force l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Celle-ci sera forcément graduelle, mais elle doit être aussi rapide que possible, rythmée par des étapes de négociation rapprochées et réalistes. Les critères de Copenhague devront être respectés dans l’intérêt de tous, car une adhésion « au rabais » ne serait profitable à personne. L’Ukraine ne part pas de zéro : en mettant en œuvre, depuis 2015, l’accord d’association, elle a déjà parcouru une part considérable du chemin pour rapprocher sa législation, ses normes et ses pratiques de celles de l’Union. Accomplir ce travail politique et administratif hautement technique tout en menant une guerre de libération sur son sol demandera un soutien constant, concerté et inédit à tous les niveaux décisionnels de l’Union, ainsi que la solidarité de chaque citoyen européen. Fixer l’ouverture des négociations d’adhésion dans le courant de l’année 2023 serait un premier objectif ambitieux, mais réaliste : une déclaration de confiance réciproque.
Assurer la cohésion
Nous pensons que les mois qui viennent vont être difficiles, et qu’il est impossible d’exclure une extension du conflit. Nous demandons donc à nos gouvernants de faire preuve d’écoute et de maturité dans leur action politique et d’éviter de créer de vains clivages dans la société, notamment en raison de logiques court-termistes électorales internes. La cohésion sociale des peuples et le respect des principes démocratiques sont essentiels pour garantir un effort dans la durée. Si la Russie est aujourd’hui incapable d’assurer une véritable séduction idéologique ou politique auprès de nos populations, elle a démontré savoir utiliser nos erreurs, nos faiblesses et notre naïveté. La responsabilité première des Européens pour aider les Ukrainiens, c’est d’assurer la cohésion et la bonne information de nos citoyens. Une Europe juste socialement sera plus forte politiquement, moins vulnérable aux assauts populistes de groupes liés de façon plus ou moins étroite aux objectifs prétendument « antisystèmes » du Kremlin. En Europe comme en Ukraine, tout ce qui renforcera la bonne gouvernance, la lutte contre la corruption internationale, la justice sociale, le partage des richesses, confortera nos succès face à l’agression russe. Mais s’il faut exiger beaucoup de nos dirigeants, il nous appartient aussi à nous, citoyennes et citoyens européens, de nous mobiliser pour soutenir l’Ukraine et sa reconstruction, qui sera le projet d’une génération entière. Et non seulement celui des Ukrainiens, mais celui de tous les Européens.
Signataires :
Nicolas Auzanneau – Traducteur
Christophe D’Aloisio – Chercheur affilié à l’Institut Religions, Spiritualités, Cultures, Sociétés (UCLouvain), Militant au sein de l’ACAT
Bernard De Backer – Sociologue et auteur
Sébastien Gobert – Journaliste
Ulrich Huygevelde – Coordinateur du centre Géopolis et d’Euradio Bruxelles
Natacha Kazatchkine – Juriste
Rūta Liepiņa – Traductrice
Coline Maestracci – Doctorante au CEVIPOL (ULB)
Aude Merlin – Chargée de cours à l’ULB
Lise Meunier – Médecin
Alain Mihaly – Professeur de yiddish, Traducteur
Lydia Obolensky – Professeure de russe