Le journaliste et écrivain suisse Christian Campiche, né à Budapest en 1948 d’une mère hongroise, raconte une histoire de la Hongrie victime successive du nazisme et du stalinisme, dans un roman inspiré de son histoire familiale. Extrait.
Ce qui suit est un extrait du roman de Christian Campiche « Nous ne retournerons plus à Sashalom » Éditions La Maraude, 2021.
Ecoutez-moi, bande de Soviets de merde, ce que vous faites à la Hongrie, vous le paierez un jour! L’insurgé dégoupilla sa grenade mais n’eut pas le temps de la lancer. Partie de la meurtrière du tank, une rafale de mitrailleuse stoppa son élan. L’homme bascula, lâchant la grenade qui explosa à ses pieds. Le char frappé de l’étoile rouge se mit en route, écrasant le corps déchiqueté. Le grincement strident des chenilles se mêla au bruit lointain des tirs. Le canon du blindé pivota nerveusement en direction de l’immeuble d’où Stan van Marx observait la scène. Le diplomate américain abandonna son poste derrière la fenêtre pour se réfugier dans la cuisine. Des secondes interminables défilèrent, pendant lesquelles il crut sa fin arriver. L’obus entraînerait inévitablement l’écroulement de la partie de l’édifice où il se trouvait. Pourquoi avoir écouté Ágota? Quelle idée avait-elle eue de lui demander de se rendre au domicile du commandant Pálinkás! Traverser l’un des quartiers les plus dangereux de Budapest! Tout cela pour que Pali Fogas lui remette une lettre! A l’heure où les Russes revenaient avec toute leur armée, à l’heure où Budapest brûlait! Mourir alors que la moitié de sa mission était accomplie? Le musicien l’avait attendu puis était reparti aussitôt, claudiquant, dans l’arrière-cour de l’immeuble. Je pars rejoindre la caserne Kilián, non loin du Danube, où se battent Pálinkás et ses hommes. Je ne peux pas rester ici. Mais toi, ne cours pas de risques, rentre à la nuit tombée. Tu dois prendre bien soin de ça. Stan van Marx avait pris la lettre. Puis il s’était mis en position d’attendre que l’obscurité s’installe.
Le diplomate remercia les mânes de ses ancêtres, c’est le bâtiment voisin qui reçut le boulet de plein fouet. Il entendit les chenilles s’éloigner et revint à la fenêtre. Une épaisse fumée avait envahi la rue, des pierres jonchaient le trottoir. Ce qu’il vit alors le stupéfia. Couvert de poussière, un adolescent avait jailli des ruines et courait derrière le tank, il tenait à la main une bouteille de laquelle pendait un bout de chiffon dégoulinant. Arrivé à la hauteur du blindé il s’arrêta, sortit une boite d’allumettes de sa poche et mit le feu à la mèche. Il jeta la bouteille en direction du réservoir avec le geste d’un joueur de waterpolo. Van Marx entendit la dédicace: pour Molotov! Puis il aperçut une lueur jaillir du char en même temps qu’il entendit un bruit sourd en secouer l’intérieur. L’engin s’immobilisa et un soldat transformé en torche vivante s’en extraya péniblement. Il tomba lourdement au milieu de la rue et tenta de se relever. Arrivèrent deux hommes armés de pistolets, débarqués de Dieu sait où. Un silence lugubre s’installa, l’un d’eux cria: meurs, cochon de Russe! Le soldat dont les habits brûlaient leva la tête et le fixa hébété de ses yeux bridés avant de recevoir une balle dans le front. Van Marx réalisa qu’il était Mongol. Il ne devait pas avoir plus de vingt ans.
Cela faisait quelques heures que les tanks soviétiques sillonnaient la ville. Leur retraite, une dizaine de jours plus tôt, n’avait été que feinte. En réalité ils n’avaient jamais quitté complètement le territoire hongrois. Stationnés près de la frontière, ils avaient attendu des ordres de Moscou, en même temps que des renforts. De par sa position à la légation américaine, qui lui donnait accès aux rapports des agents occidentaux à Moscou, Van Marx connaissait mieux la situation que quiconque. Au Kremlin, Khrouchtchev avait longtemps hésité face à son rival Molotov, l’idéologue Souslov et les maréchaux qui tenaient un discours empreint de dureté. Céder aurait été dangereux, ils craignaient un effet domino qui aurait menacé l’URSS de dislocation. Il fallait mater l’insurrection, à n’importe quel prix. Dans un premier temps, Moscou choisit d’observer les réactions occidentales. Eisenhower avait certes de la sympathie pour la révolution hongroise mais sa tête basculait ailleurs, dans le Canal de Suez où Israël portait la guerre. Le choix du moment ne relevait pas du hasard. L’attention du monde se focalisait momentanément sur la Hongrie. Quelle meilleure diversion? L’occasion pour l’Etat hébreu était rêvée. De fait entre deux enjeux, l’un pétrolier, l’autre idéologique, les grandes puissances n’hésitèrent pas beaucoup. Elles concentrèrent leur énergie sur le Proche-Orient. Très vite, la Hongrie ne fit plus le poids, Moscou acquit la certitude que ni les Etats-Unis, ni la Grande-Bretagne ne risqueraient une guerre pour elle. Les conditions étaient réunies pour une intervention.
Il faisait encore jour mais Stan van Marx préféra ne pas attendre qu’un autre blindé déboule dans l’avenue Rákóczy. Il sortit de l’immeuble et marcha à toute vitesse en rasant les murs. Des corps gisaient un peu partout, hommes, femmes et enfants, pêle-mêle. Au détour d’un bloc de bâtiments, il faillit buter sur le cadavre d’une infirmière de la Croix-Rouge. Le visage était étonnamment serein, la chevelure blonde étalée sur la poitrine, comme si la mort avait surpris l’élue de l’au-delà en plein vol. Il évita l’hôtel Astoria où il pressentait des combats et se glissa dans la rue commerçante Váci. Ruszkik haza!, était-il écrit sur les vitres des magasins. Les Russes à la maison! Il ne vit plus aucune trace d’insurgés. Où étaient passés les garçons de Pest? On avait baptisé ainsi les mascottes d’une armée en haillons. Rien ne leur faisait peur. Le maniement des armes n’avait plus de secret pour ces fils d’ouvriers des aciéries de Csepel, écoliers des faubourgs, prêts au sacrifice suprême comme les sans-terre de Spartacus. A l’instar de leurs aînés, s’étaient-ils regroupés près du cinéma Corvin où se formait une ultime poche de résistance? L’effondrement de plusieurs bâtiments attestait de la violence des combats. Ágota avait décrit à son mari Budapest juste après les bombardements. Il n’y eut que Stalingrad pour dépasser en horreur ce qu’avaient vécu les habitants. Stan van Marx eut l’impression que l’histoire se répétait dans cette ville martyre.
De retour à la légation, il fut surpris par l’animation qui y régnait. Ágota lui expliqua d’emblée que le tout nouveau ministre Wailes avait accueilli le matin même deux personnes, dont un homme en soutane. Scène complètement surréaliste car des chars russes occupaient une grande partie de la place de la Liberté. Leurs occupants ne se doutaient pas que le prêtre qui venait de traverser la place d’un pas décidé n’était autre que le primat de Hongrie, l’homme le plus populaire du pays. Accompagné de son secrétaire, le cardinal était venu à pied en provenance du parlement où il venait de prononcer un discours radiodiffusé. Ágota manifesta à son mari son soulagement et sa reconnaissance. Stan avait accompli la mission qu’elle lui avait confiée. La lettre de Pali, elle savait à qui elle la destinerait le moment venu. Pour l’instant elle la gardait précieusement. La situation était trop confuse pour la transmettre encore à qui que ce soit.
Le couple descendit directement à la cave où s’amoncelaient des cartons remplis de documents. Agota avait la charge de les détruire le plus vite possible. Des Migs survolaient la ville, on pouvait s’attendre à tout. Dans les sous-sol, Ágota sentit l’oppression du souvenir sur sa poitrine. Douze ans plus tôt, elle subissait les terribles bombardements lors du siège de Budapest. Les tanks russes suffisaient au bonheur de la population, mais on ne pouvait exclure le pire. Au bout d’une heure, les Van Marx remontèrent et se rendirent dans le bureau du ministre. Edward Wailes n’avait pas eu le temps de souffler depuis son arrivée à Budapest, la veille. Il les informa que le primat de Hongrie n’avait pas visé une légation en particulier. La mission américaine était simplement la plus proche du parlement. En réalité, il semblait n’avoir pas été au courant des démarches de son secrétaire visant à ce qu’il obtienne l’asile à la légation américaine. Voyant que les événements tournaient en défaveur de la révolution, le chef du gouvernement Nagy s’était impliqué personnellement dans le traitement du dossier. Eisenhower avait donné son feu vert, le prélat pourrait rester à la légation et bénéficier de la protection des Etats-Unis.
Wailes choisit une bouteille de Bourbon dans l’armoire vitrée située derrière lui. Il s’en servit non sans avoir écouté avec ferveur le claquement mat du bouchon de liège sortant de l’orifice. Il demanda à Stan van Marx de lui faire part des impressions glanées au cours de son expédition hors de la légation. Ágota alluma nerveusement une cigarette.
– Les rues sont livrées aux chars russes conduits par des asiatiques à qui l’on fait croire que le Danube c’est le canal de Suez et qu’ils rétablissent l’ordre en Israël. Les insurgés refluent vers des zones où ils peuvent les affronter avec leurs fusils. Des ruines d’immeubles, des points stratégiques. Il me semble avoir vu des ombres sur le toit de notre légation… Ils combattent avec l’énergie du désespoir mais je crains bien que ce soit leur chant du cygne, Monsieur le Ministre.
– Vous avez malheureusement raison, Van Marx. Les forces en présence sont complètement inégales. Les Hongrois n’ont plus un tank à opposer aux forces soviétiques. Ils ont perdu toute vue d’ensemble après l’arrestation par fourberie du général Maléter. Les Russes lui ont fait croire qu’ils voulaient négocier. Se fiant aux conventions internationales, Maléter avait répondu à l’invitation de son homologue russe. En se rendant dans un lieu contrôlé par l’armée rouge, il est tombé dans un piège. On ne sait pas où il se trouve à l’heure actuelle mais son sort ne laisse planer aucun doute. Ce qui m’écœure également, c’est le double jeu de certains politiciens. Kádár soutenait d’abord la révolution. Il a fait volte-face. Aujourd’hui il est l’agent des Russes à Budapest. De toute évidence il s’apprête à reprendre les rênes du pays avec la bénédiction de Moscou. Beaucoup plus inquiétant encore est le retour de la police politique. Ses cadres sévissent à nouveau dans les prisons qui se remplissent à vue d’œil. La loi martiale a été introduite, l’âge de la peine de mort ramené à 16 ans. Les exécutions sommaires deviennent la règle.
– La Hongrie n’a-t-elle plus d’espoir d’obtenir de l’aide de l’Occident?
– L’Occident, quand il y a l’URSS en face, c’est d’abord l’Amérique! La situation est très chaude au Proche-Orient, l’Amérique a d’autres chats à fouetter. Tenez, Franco voulait envoyer des armes aux insurgés. Des avions espagnols ont atterri dans ce but à Munich. Mais Washington a appelé Madrid et l’opération a dû être annulée. Telle est la réalité, van Marx. Elle est hélas sans espoir pour nos amis hongrois. La population s’en rend très bien compte, les habitants commencent à fuir le pays. Profitant du chaos ambiant, ils utilisent tous les moyens possibles. On me signale de véritables exodes sur les routes. Mais sachez une chose. Jamais je n’irai présenter mes lettres de créance à l’équipe de culs-de-jatte qui va remplacer le gouvernement Nagy. Ces suppôts de Moscou, ces imposteurs ne méritent que le mépris. Advienne que pourra. Ma carrière sera peut-être compromise mais au moins je pourrai continuer à me regarder dans un miroir.
Wailes n’eut pas besoin de chercher longtemps une complicité. Ágota s’était levée et applaudissait à tout rompre. Ensuite, sans rien demander à qui que ce soit, elle s’en alla prendre un verre épais dans l’armoire et se versa à son tour du bourbon. Cheers, minister!
Extrait du roman de Christian Campiche « Nous ne retournerons plus à Sashalom », Editions La Maraude, Lausanne, 2021, disponible en commande ici http://www.esope.info/fr-produits-2 / E-mail: lamaraude@bluewin.ch / Pour contacter l’auteur : christian.campiche@bluewin.ch