Depuis le début de l’agression russe en Ukraine, 115 enfants sont morts et 140 blessés. Plus d’un million d’enfants ont déjà fui l’Ukraine depuis le début de l’invasion russe, le 24 février. Comment les parents ukrainiens parlent-ils à leurs enfants de la guerre ? Témoignages.
Envoyée spéciale à Lviv – « Fiodor, qui est Poutine ? », demande Sergueï* à son fils de 6 ans. « C’est l’ennemi ! », répond Fiodor, un peu timide mais pas du tout hésitant, devant son père très fier. Depuis le début de l’agression russe, ce petit Kiévien, réfugié à Lviv, n’a plus le droit de parler le russe. Désormais, seul l’ukrainien est autorisé à la maison. « Nous lui apprenons à être un patriote et nous le préparons à devenir un soldat, explique Sergueï. Il sait maintenant reconnaître les drapeaux de l’Ukraine et de la Russie, ainsi que les uniformes qu’il voit à la télé. » Les parents de Fiodor, Sergueï, 46 ans, et Anastasia*, 33 ans, tous les deux producteurs de télévision, achètent à leur fils unique des armes jouets, et lui inculquent la haine des Russes.
De Kiev également, Kristina, 37 ans, paraît nerveuse alors qu’à ses côtés, sa fille Kritka, 9 ans, n’a pas l’air affolée. Et pour cause : « Son père est dans les forces spéciales, mais elle ne le sait pas encore, explique en anglais Kristina, après avoir jeté un coup d’œil rapide vers sa fille pour s’assurer qu’elle ne comprend pas la langue de Shakespeare. Elle croit qu’il est encore à Lviv, mais il est déjà reparti. Je suis sur le point de partir aussi, je rentre à Kiev pour m’engager dans l’aide humanitaire. » Pourquoi ne lui avoir rien dit ? « Nous ne voulions pas l’inquiéter… Kritka va rester ici, à Lviv, avec ses deux grands-mères. »
Margarita, 38 ans, éditrice, a choisi pour sa fille Feodora, 6 ans, une voie médiane : parler de la guerre, oui, mais pas de tout. « Je pense que nous devons expliquer la guerre à nos enfants, bien sûr, mais je filtre les informations, explique Marguerita. Je ne lui ai pas parlé du bombardement de la maternité de Marioupol, par exemple. » Elle et sa fille sont arrivées toutes de Kiev, seules – le père de Feodora a décidé de rester dans la capitale ukrainienne assiégée pour la défendre.
De l’engagement de son père, Feodora a vu la mission de fortification des ponts autour de l’île où ils habitent, sur le Dniepr, et sait « qu’il est de la “ter-okhorona” (la protection territoriale ndlr), et qu’il y a un chien qui l’a mordu dans la réserve de matériel alors qu’il essaye de lui donner à manger. » La petite fille ne mentionne ni arme, ni danger. « La guerre, c’est la Russie et l’Ukraine qui se battent, mais c’est la Russie qui a commencé », explique-t-elle.
Lena a fui Zaporijia, dans l’Est, avec sa fille Polina, 8 ans. Seule avec sa mère, Polina, « demande tous les jours quand on va rentrer à la maison, je lui dis “bientôt” ». Elle sait tout ou presque sur la guerre, « elle a vu les bombardements, elle a passé des nuits entières dans la cave… » Son père a décidé de rester à Zaporijia pour « défendre la ville, précise Lena. Une décision difficile, mais ils nous a fait partir et il nous attend à la maison ».
Une attente pénible et inquiète pour Lena et Polina. « En plus, nous avons laissé tous les livres scolaires à la maison, se désole Lena, 41 ans. L’école doit reprendre en ligne le 14 mars, mais nous n’avons même pas d’ordinateur avec nous, tout est à Zaporijia. » Alors, elle va essayer de se débrouiller pour l’éducation. Lena essaye « d’être pleine d’espoir et positive ». Et, comme tous les parents, a emmené sa fille manger des pâtisseries.
Denis, le fils de Daria, 5 ans, et ses deux nièces, Stasa, 7 ans, et Polina, 6 ans, jouent dans un parc du centre de Lviv. C’est leur premier jour de paix depuis le début de l’invasion russe. « Nous leur avons expliqué que le pays a été attaqué, que leurs papas sont partis de la maison pour défendre la ville, expliquent les deux sœurs. Hier soir, c’était la première nuit depuis le début de la guerre que les enfants dormaient dans un lit, après dix jours passés dans des caves. Ma sœur et moi sommes parties avec les enfants, mais toute le reste de la famille est restée à Kiev. Nos maris mais aussi notre père se sont engagés pour défendre la ville. » La famille a décidé de dire « toute la vérité sur la guerre » aux enfants.
Slava, 33 ans, artiste 3D, attend dans la rue avec son fils Tima sur les épaules, sa femme est partie acheter un puzzle. « Nous ne savons pas comment lui parler de la guerre, c’est vraiment difficile. Nous avons fui Kharkiv, après le début des bombardements. Nous avons dit à Tima que le bruit des bombes, c’était l’orage, et qu’il ne fallait pas s’approcher des fenêtres. Nous avons fait comme si c’était un jeu de se cacher dans la salle de bain pendant les alertes. Quand nous avons fui la ville, nous lui avons fait nos bagages en vitesse et nous lui avons juste dit que nous avions trouvé une nouvelle maison… »
Sofia est encore toute petite, 22 mois seulement, mais Olga, 27 ans, originaire de Lviv, a choisi une approche géopolitique : « Je lui ai expliqué qu’il y avait beaucoup de pays différents sur Terre, que dans chaque pays il y avait des villes et des maisons. Et que dans toutes ces villes et ces maisons, il y a des gens qui ont des traditions, une histoire et un mode de vie différents. Ce qui se passe en ce moment, c’est qu’un pays a décidé d’envahir le nôtre pour nous imposer son mode de vie. »
Près du bac à sable de cette aire de jeu d’un quartier moderne de Lviv, une amie d’Olga intervient : « Je n’ai pas parlé de la guerre à ma fille, elle est trop petite pour comprendre, mais elle ressent nos émotions et elle sait que quelque chose de spécial est en train de se passer. Nous avons voyagé pendant trois jours de Kiev à Lviv, elle avait de la fièvre, mais elle était très calme. Ça m’a beaucoup impressionnée. »Il y a deux mois seulement, la famille avait quitté Lviv pour la capitale ukrainienne… Avec la guerre, il a fallu y revenir, trouver un logement en urgence, et laisser derrière eux les biens qu’ils venaient à peine de déménager.
Olga veut préparer Sofia au mieux à la guerre. Elle lui explique « qu’il faut rester en sécurité, et que si on entend des sirènes, il faudra courir hors de la maison et se mettre à l’abri. Et surtout, rester calme ». Slava essaie de recréer un endroit familier pour son fils : « Nous avons de la chance, nos amis de Lviv nous ont beaucoup aidés, c’est un point de repère pour Tima. Je vois qu’il sourit davantage quand il retrouve dans nos sacs des objets familiers, emportés de Kharkiv. »
Daria et sa sœur, loin de leur famille, essaient de maintenir la routine d’avant. « En attendant que les enfants soient scolarisés, nous leur faisons l’école à la maison. C’est très important que les trois cousins restent ensemble, qu’ils aient un environnement aussi familier que possible, explique Daria. Maintenant, notre rôle est de distraire les enfants pour qu’ils ne pensent pas trop à la guerre. »
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris.