La perspective d’une invasion russe n’a pas fondamentalement bouleversé la vie des habitants de la capitale, très peu informés quant à la marche à suivre en cas d’attaque. De l’indifférence au plan d’évacuation en passant par la résistance armée, les réactions divergent. Reportage.
(Kiev, correspondance) – Depuis décembre, un peu comme les nouvelles annonçant l’imminence d’une invasion russe, la neige tombe sans arrêt à Kiev. Cette cour d’immeuble du quartier de Podil s’est recouverte d’un épais manteau de neige, où, mis à part un gros dogue énervé et frigorifié qui aboie à tout va, nul signe d’un quelconque abri anti-bombe. La carte officielle de la mairie est pourtant formelle : l’un des 5000 refuges hérités de la guerre froide doit se trouver ici, dans la cour de ce cabinet de vétérinaire.
Le numéro de renseignement restant sans réponse, c’est finalement à la secrétaire à l’accueil de confirmer : « j’ai récemment appris que notre cave était en fait un abri. Mais notre cabinet s’en sert pour nos chiens, qui s’y reposent après leur opération ». Cette sexagénaire, qui dit « avoir grandi dans une zone de guerre, où l’on avait les mêmes abris », précise n’avoir reçu aucune instruction officielle quant à l’utilisation du refuge.
Oleksandr, un trentenaire habitant dans l’immeuble voisin, est de sortie pour promener son chien. Lui non plus n’est pas au fait des instructions à suivre en cas d’attaque. L’abri anti-bombe censé être dans son immeuble ? Transformé en cave depuis bien longtemps. « C’est vrai que l’on fait des réserves alimentaires, mais vous savez, sous les Soviétiques, toutes les familles ont pris l’habitude de faire des réserves », dit-il en souriant. L’air plus sérieux, il ajoute toutefois ne pas suivre les informations, et ne pas prévoir de « plan de secours » en cas d’attaque. « Les Ukrainiens gagnent trop peu d’argent pour partir. Si on s’enfuit à l’étranger et qu’on a plus de travail, comment voulez-vous qu’on survive ? »
Prévoyant, Ihor, 28 ans, a repéré sur la carte où se trouve l’abri le plus proche de chez lui. Lui et sa compagne ont aussi en tête la liste des effets personnels qu’il leur faudrait emporter en cas d’attaque de la ville. Mais si Ihor est sûr de rester, certain de ses amis, tous plus jeunes et autour de la vingtaine, envisagent plutôt de fuir la capitale pour l’ouest du pays. Ils lui ont même confié un double des clés de leur appartement.
Des abris transformés en restaurants et autres bars dansants
En cas de bombardement, les fameuses stations de métro de Kiev, parmi les plus profondes au monde, resteront ouvertes vingt minutes pour permettre aux riverains d’y trouver refuge. Mais, là où certaines grandes métropoles ukrainiennes, comme Lviv, procèdent à des exercices réguliers en faisant retentir les sirènes d’urgence, aucun n’exercice n’a eu lieu à Kiev. « La mairie de Kiev considère que les habitants n’ont pas besoin de s’en préoccuper », explique Roman Tkachuk, directeur en charge de la sécurité à la mairie de la capitale, dans les colonnes de Hromadske.
Plus important encore que le métro, chaque habitant est censé avoir accès à un abri anti-bombe dans un rayon de 400 mètres. Dans les faits, ça n’est pas toujours le cas. Au moins 18% des abris anti-bombe de Kiev sont détenus par des particuliers. Sans contrôle de la part des autorités, ces bunkers hérités de la guerre froide sont souvent transformés en cafés et autres bars qui, de l’aveu M. Tkachuk, ne sont plus équipés pour être fonctionnels en cas de bombardement.
Qui plus est, leurs propriétaires, qui sont en théorie obligés d’ouvrir lesdits abris en cas d’attaque, manquent cruellement d’information. Dans la rue Pouchkinska, le restaurant Podschoffe est en est un bon exemple. C’est samedi soir, le restaurant est déjà bondé, et une armée de jeunes serveurs fourmille dans ce sous-sol totalement réaménagé. La gérante, arrivée il y a une semaine, n’a pas la moindre idée du devenir de son restaurant en cas d’attaque. Faute de renseignement, elle offre une tournée de nalivka, l’alcool maison.
Plus loin dans la rue, le café Kupidon est aussi un abri reconverti en café, et accueille même une petite bibliothèque. Attablés autour d’un verre de vin, Fedir et Oleksii profitent de leur samedi soir. « Notre génération a survécu à Tchernobyl, la perestroïka, les années 1990, trois révolutions, alors l’invasion russe vous savez… » répond d’abord Oleksii en plaisantant. Mais, résigné, il ajoute être certain que la Russie finira par passer à l’offensive. « On n’est pas prêts, personne ne sait quoi faire en cas d’attaque, ce n’est pas Israël ici », regrette-t-il.
Fedir confirme la nervosité ambiante. « L’Union européenne nous a trahis, elle ne nous protégera pas. On ne peut compter que sur la Grande-Bretagne et les États-Unis », se désole-t-il. Le moral n’est pas non plus au plus bas car, ils en sont sûrs, jamais la Russie ne vaincra l’esprit de résistance des Ukrainiens : « on fera comme les partisans, on prendra les armes et on résistera ! ».
Quand il faut (re)prendre les armes
La résistance armée est sérieusement envisagée par une partie de la population. Yaroslav, vendeur dans un magasin d’équipement militaire, témoigne de certains changements qui ne trompent pas depuis la reprise des tensions à la frontière : « on vend plus de petits sacs, de thermos, de boussoles… tous ces équipements qui permettent d’être autonomes et de survivre en cas d’invasion ». En plus des vétérans qui reviennent, des néophytes font également leurs emplettes, dont une importante clientèle féminine.
A 33 ans, ce réserviste sait désormais qu’il risque d’être rappelé à tout moment et a même pris les devants en dépensant un mois de salaire dans un équipement flambant neuf. « On m’a appelé, je n’ai pas le droit de quitter Kiev pour les trois prochaines semaines. S’il faut prendre les armes, on va le faire, ça ne me pose pas de problème, ni à moi ni aux autres vétérans démobilisés. » La dernière fois que Yaroslav a servi, c’était il y a huit ans, en 2014, lorsque tout a débuté.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.