Sept ans après Maïdan, plusieurs affaires illustrent le besoin d’une réforme du système judiciaire, rongé par la corruption. La condamnation d’un activiste à sept ans de prison, dans un procès, qualifié d’injuste par ses soutiens, a conduit les Ukrainiens dans la rue la semaine dernière.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
Plusieurs milliers de personnes se sont réunies le 27 février devant les fenêtres du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, et dans plusieurs villes du pays, pour demander une réforme de la justice après une décision controversée.
Cinq jours plus tôt, un tribunal de première instance d’Odessa a condamné l’activiste nationaliste au passé sulfureux Serhiy Sternenko à sept ans de prison ferme pour kidnapping, vol et port d’armes prohibées. Dirigeant de la section odéssite de l’organisation nationaliste « Secteur droit » entre 2014 et 2017, il a été condamné avec un autre activiste pour avoir séquestré Serhiy Shcherbytch, un homme politique local proche du maire d’Odessa. Le jeune homme de 25 ans conteste les faits, mais n’a pas encore fait appel.
Son avocat, et plusieurs juristes indépendants, dénoncent des vices de procédures et des charges fabriquées par le parquet. La défense pointe également la faiblesses des preuves recueillies à l’encontre de Sternenko. Selon Serhiy Shcherbych, qui n’était pas présent à l’audience et n’a pas témoigné, le jeune activiste et ses acolytes l’ont kidnappé pour le forcer à abandonner son mandat dans un conseil local et lui auraient volé une carte de crédit et 300 hryvnia (environ 10 euros au taux de l’époque). Pour ce vol, le juge a prononcé une sentence de trois ans de prison.
En 2020, l’ancien procureur en chef dans cette affaire avait déclaré que les charges retenues contre l’activiste étaient « infondées, non objectives et partiales » et s’était plaint de pressions de la cheffe du parquet, Iryna Venediktova, proche du président.
« Le verdict contre Serhiy Sternenko est devenu possible précisément parce que nous n’avons pas réussi à mener une réforme judiciaire de qualité après la révolution », analyse Halia Chyzhyk, juriste pour l’ONG « Centre d’action anti-corruption » dans un message sur Facebook.
Manifestations pour la libération de Sternenko
Cette condamnation a conduit les Ukrainiens dans la rue : d’abord le mercredi 24 février, puis samedi 27, où 10 000 personnes étaient présentes, selon les médias locaux. « Ce n’est pas seulement pour Serhiy Sternenko que nous sommes là, nous voulons une réforme de la justice », confient de concert les manifestants interrogés par le Courrier d’Europe centrale samedi. « Aujourd’hui, lui. Demain, chacun d’entre nous », peut-on lire sur une pancarte avec une photo de l’activiste.
« Le verdict contre Serhiy Sternenko est devenu possible précisément parce que nous n’avons pas réussi à mener une réforme judiciaire de qualité après la révolution. »
Pour les activistes de la société civile, cette affaire est symptomatique du système judiciaire ukrainien, souffrant de la non-séparation des pouvoirs et rongé par la corruption des juges à tous les niveaux. « Les gens sont poussés dans la rue par le sentiment d’injustice qui règne dans la société », estime Stepan Berko, responsable de plaidoyer à Dejure, une des associations organisant la manifestation samedi. « Ce n’est pas la première affaire de ce genre, la condamnation de Sternenko n’est qu’un déclencheur », explique le juriste au Courrier d’Europe centrale. La diversité des personnes présentes samedi illustre ce sursaut : des organisations d’extrême droite aux défenseurs des droits humains, en passant par les libéraux.
« Liberté aux prisonniers politiques », crie Lira Oleniak, une étudiante venue à Kiev depuis Lviv dans l’Ouest du pays avec ses amis. « Nous voulons vivre dans un pays où les juges n’enferment pas les activistes, un pays qui respecte l’État de droit », s’indigne la jeune femme de 20 ans. Elle n’en avait que 13 lors de la révolution de 2014, dont cette manifestation est la continuité, selon elle. Un peu plus loin, Ruslan Ivaniouk, un grand gaillard d’une trentaine d’années, affirme avoir peur d’être condamné à tort. « Tu as peur quand tu es pro-ukrainien car des juges pro-russes peuvent utiliser le système pour te détruire et te mettre en prison », estime cet employé de banque. Le juge originaire de Donetsk, qui a condamné Serhiy Sternenko, est ainsi accusé par les soutiens de l’activiste d’avoir des positions pro-russes. Ces derniers rappellent qu’il avait fait installer des bustes de Lénine et de Staline devant sa maison il y a une dizaine d’années.
La « mafia » des juges
Si selon le juriste Stepan Berko, la corruption et la sélection des juges est effectivement un des problèmes principaux, il nuance l’affirmation du manifestant. « Le système judiciaire est devenu comme une mafia, avec des clans, différents intérêts et allégeances », explique d’analyste. Selon lui, des politiques et oligarques de tous bords utilisent les services de ces juges vénaux, pour « avoir le dernier mot » dans la salle d’audience.
Pavlo Vovk, le président de la cour administrative de Kiev, est devenu si influent qu’il s’immisce dans le travail des organes gouvernementaux, entravant les réformes et aidant fonctionnaires corrompus et oligarques à échapper à des poursuites.
La cour administrative de Kiev est devenue un symbole de cette corruption qui mine le système judiciaire. Son président au passé trouble, Pavlo Vovk, fait face à des accusations de crime organisé, d’abus de pouvoir et d’ingérence dans les affaires du gouvernement. Depuis plusieurs semaines, le Bureau national anti-corruption d’Ukraine (NABU) essaye de l’interroger, en vain. Protégé par la cheffe du parquet selon ses détracteurs, Pavlo Vovk est devenu si influent qu’il s’immisce régulièrement dans le travail des organes gouvernementaux, entravant les réformes et aidant les fonctionnaires corrompus et les oligarques à échapper à des poursuites. Sous prétexte d’une compétence géographique, cette cour peut casser n’importe quelle décision de l’exécutif, loi ou décret.
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En Ukraine, le seul organisme capable en droit de destituer les juges est le Haut Conseil de la Justice, constitué de 21 magistrats dont 10 nommés par une instance représentative des juges, le Congrès des Juges. Depuis la révolution, les réformes introduites ont renforcé l’indépendance de du Haut Conseil par rapport à l’exécutif, pour répondre à des demandes des réformistes et des partenaires occidentaux. « On a pris les standards européens et on les a appliqués au système ukrainien, comme garanties pour éviter les pressions sur les magistrats. Mais si ces magistrats sont corrompus comment faire ? Ils sont inamovibles », regrette Stepan Berko, qui demande le renouvellement du Conseil, de concert avec les activistes réformistes.
Les organisateurs de la manifestation donnent à Volodymyr Zelensky jusqu’au 6 mars pour libérer Serhiy Sternenko. La prochaine manifestation est prévue le 9 mars sur la place Maïdan, devant un bâtiment où se tiendra le Congrès des Juges, leur instance représentative.