C’est une première ! Deux films hongrois sur les quinze sélectionnés figurent dans la compétition officielle de la 71ème Berlinale qui se tiendra du 1er au 5 mars, sans public en raison de la crise sanitaire. Rencontre avec Dénes Nagy, réalisateur de « Természetes fény » (« Natural Light ») qui représente la Hongrie aux côtés de Bence Fliegauf pour son film « Rengeteg-mindenhol latlak » (Forest- I see you everywhere)
Après douze courts métrages souvent récompensés dans plusieurs festivals dont la Semaine de la Critique et la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, le Hongrois Dénes Nagy a réalisé son premier long métrage « Natural Light » (Természetes fény) adapté du roman de Pál Závada. Le film retrace un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale où l’état-major de l’armée hongroise donna l’ordre aux soldats envoyés sur le front soviétique d’éliminer les partisans soviétiques. L’histoire est racontée à travers le regard du sous-lieutenant István Semetka, un agriculteur hongrois, qui doit prendre le commandement de l’unité après la mort inattendue de son commandant.
Le Courrier d’Europe centrale : Comment est née l’idée du film ?
Dénes Nagy : Avant de lire « Natural Light » de Pal Zavada, je m’intéressais depuis longtemps à l’histoire de l’armée d’occupation hongroise pendant la Seconde guerre mondiale en Russie. La tâche principale des forces d’occupation était d’éliminer l’activité partisane soviétique. Dans des marécages et des forêts d’une étendue infinie, les partisans qui connaissaient mieux les conditions locales, piégeaient régulièrement l’armée qui se vengeait sur la population civile en brûlant des villages entiers. La lutte contre les partisans s’est caractérisée dès le début par cette brutalité. J’ai toujours été très attiré par les histoires se déroulant dans la nature, dans un environnement méconnaissable et donc toujours menaçant. Un de mes livres préférés est « Au cœur des ténèbres » de Joseph Conrad, dans lequel le protagoniste voyage de plus en plus dans l’inconnu en remontant le fleuve Congo. J’ai pu aussi lire les journaux intimes de plusieurs soldats aux archives militaires de Budapest. On y trouve la routine militaire interminable et ennuyeuse qui alterne, presque, imperceptiblement, avec la brutalité de la guerre. Et quand j’ai découvert le personnage dans le roman de Pal Zavada, cela m’a convaincu d’écrire ce scénario.
Est-ce que cet épisode militaire est connu en Hongrie ?
Les activités des forces d’occupation hongroises sont restées dans l’ombre au cours des soixante dix dernières années. C’est seulement au cours de ces cinq dernières années, que cet épisode a connu un certain intérêt avec plusieurs études historiques sur cette période. La plus importante est l’œuvre de l’historien Krisztián Ungvary. Il y a des raisons qui expliquent ce silence. Après la seconde guerre mondiale, la Hongrie a conclu une alliance politique avec l’URSS et les dirigeants hongrois n’avaient aucun intérêt à dénoncer les atrocités de l’armée hongroise contre le peuple russe devenu le grand ami. D’un autre côté, les soldats de retour, n’ont rien raconté non plus. Ils ne voulaient pas et ils n’osaient pas. Ainsi, le petit fils d’un soldat du front de l’Est a trouvé, par hasard et bien des années après la mort de son grand-père, son journal dans une valise. Tous les soldats avaient emporté leurs histoires dans la tombe. Et les nouveaux dirigeants hongrois d’après guerre n’avaient aucun intérêt à affronter le passé. Il était plus gratifiant et facile d’évoquer la participation hongroise à la guerre du côté des victimes, plutôt que de se confronter à la réalité. C’est encore vrai aujourd’hui.
« Je suis aussi heureux que la neige ne soit tombée que pendant les trois derniers jours de tournage. Si l’hiver était arrivé un jour plus tôt, nous aurions eu de gros problèmes. »
Quelles ont été les conditions de tournage en Lettonie ?
Le tournage a été assez difficile. Nous avons eu des journées très courtes car, en Lettonie, à la fin du mois d’octobre, l’ensoleillement est de moins de huit heures. Nous étions donc très contraints par le temps. Nous avons dû travailler vite. Et comme la plupart des scènes comporte un minimum de vingt à trente personnes, ce fut un sérieux facteur de ralentissement ! Le manque de temps tout au long du tournage a été le pus grand défi pour moi. De plus, la plupart des scènes ont été tournées à l’extérieur et comme il faisait très froid, boueux et humide, nous avons assez souffert. J’ai eu la chance d’avoir une équipe technique très soudée… et un excellent chef de cuisine ! Je suis aussi heureux que la neige ne soit tombée que pendant les trois derniers jours de tournage. Si l’hiver était arrivé un jour plus tôt, nous aurions eu de gros problèmes.
La lumière est très importante dans votre film, avec des scènes d’intérieur assez sombres qui ressemblent à des tableaux, et des extérieurs en lumière naturelle très travaillés. Est-ce un choix esthétique au regard de la gravité du récit ?
Au cours de nos discussions avec Tamás Dobos, le chef opérateur du film, l’histoire et l’esthétique était intimement liées dès le début. En fait, on ne pensait pas en scènes, mais en visages, portraits et paysages. Ces différents éléments ont créé l’histoire. C’était un processus instinctif plus que conscient.
Pourquoi avoir pris des acteurs non professionnels ?
Je voulais souligner l’importance des visages. Etant donné que les personnages du film sont des paysans, j’ai voulu que les visages portent ce monde rural beaucoup plus distant et calme que celui de la ville. Un paysan passe sa vie en plein air en faisant un travail physique. Dans le film, cela se traduit par une image sur une paume durcie, sur la façon dont un soldat enfile ses bottes ou lave ses mains boueuses. Cette authenticité que l’on retrouve dans les détails était très importante pour moi. Je suis très attiré par le cinéma où les acteurs ne travaillent pas par routine. J’aime la maladresse d’une situation et la tension des acteurs qui essaient de dépasser leurs propres inhibitions.
« Le cinéma hongrois a parcouru un long chemin au cours des trente dernières années. Chaque metteur en scène a suivi son propre chemin et a travaillé en étant relativement isolé. »
Deux films hongrois – dont le votre – sont sélectionnés pour la première fois en compétition officielle à Berlin. Est-ce une nouvelle vague du cinéma magyar ?
Personnellement, je ne ressens pas cette nouvelle vague qui porterait une trajectoire esthétique, narrative ou spirituelle commune. Le cinéma hongrois a parcouru un long chemin au cours des trente dernières années. Chaque metteur en scène a suivi son propre chemin et a travaillé en étant relativement isolé. Il n’y a pas eu une personnalité qui nous a guidé. Le cinéma hongrois a emprunté une voie très différente de celle, par exemple, du cinéma roumain et danois, ou des réalisateurs de la Berliner Schule en Allemagne. C’est peut-être cette différence et cette couleur du film hongrois qui fait sa vertu. J’aimerais penser que notre film apportera également une nouvelle couleur au cinéma hongrois.
Il s’agit de votre premier long métrage réalisé dans le cadre d’une grosse coproduction internationale. Cela a-t-il eu des influences sur vos décisions de réalisateur ?
Mes producteurs m’ont toujours soutenu même si ce n’est pas facile de tourner dans les conditions dont j’ai parlé plus haut. En Lettonie, le ciel constamment couvert, le crépuscule, la grandeur et l’aliénation de la nature dans le paysage nordique sont des éléments très importants de l’histoire. Si nous avions dû créer la même atmosphère en Hongrie, je pense que nous aurions perdu une importante partie du film. En raison de la distance importante entre Budapest et la Lettonie orientale (avion Budapest-Riga et cinq heures en voiture jusqu’à Ludza), nous avons eu beaucoup moins de temps que d’habitude pour rechercher des lieux ou des acteurs lettons. Mais, je suis très satisfait de nos choix. La structure de cette coproduction internationale nous a beaucoup aidé. Nous avons travaillé avec des personnes formidables telles que le directeur de casting letton, Dace Jokste, le directeur de production Martins Eihe, et le compositeur letton Santa Ratniece, ou l’illustrateur sonore français Jocelyn Robert et le mixeur Dominique Gaborieau.
Depuis septembre dernier, les étudiants et professeurs de SFzE (dont vous étiez également étudiant) luttent pour préserver leur université de théâtre et de cinéma, reprise en mains par des proches de Viktor Orbán. Que pensez-vous de cette situation ?
Je suis diplômé de l’Université de théâtre et de cinéma depuis 2009 au titre de réalisateur. Cette université a été très importante dans ma vie. Je suis reconnaissant d’avoir eu des professeurs aussi excellents que le réalisateur János Szász et le directeur de la photographie Miklós Bíró. J’ai réalisé « Natural Light » avec mes anciens camarades de classe, Sára László et Marcell Gerő qui sont les producteurs délégués du film, tandis que Tamás Dobos en est le chef opérateur. Ce qui arrive à l’université est incompréhensible. Ce sera une autre université. Il est étonnant que les enseignants qui ont formé la génération cinématographique des vingt dernières années, comme Ildikó Enyedi, Tibor Máthé, Gábor Balázs, Tamás Zányi, János Szász ou Tamás Almási, pour ne citer que quelques-uns des nombreux noms, disparaissent du jour au lendemain de cet enseignement. C’est une perte pour la culture de notre pays.
Propos recueillis par Daniel Psenny.
Photos : Campfilm.eu