Jusqu’au 4 janvier prochain, le Fonds Hélène et Edouard Leclerc présente une exposition d’Enki Bilal à Landerneau, en Bretagne. Loin de résumer son œuvre à un travail de dessinateur ou d’illustrateur, le parcours embrasse les différents supports créatifs de l’artiste.
Les images mouvantes accrochent l’œil d’emblée. Sur toute la largeur du mur, les gris se déploient, parfois striés de rouge ou de bleu. Si le public s’attendait à une exposition de dessins, il est vite détrompé. Les extraits des films de Bilal défilent tout au long du parcours, et avec eux l’univers facilement identifiable de l’artiste. Bien connu du grand public pour ses planches, le bédéaste a pourtant expérimenté diverses formes d’art.
C’est ce qu’entend montrer le Fonds Hélène et Edouard Leclerc (FHEL) à Landerneau (29). Jusqu’au 4 janvier 2021, une rétrospective dévoile toute la palette des formes abordées par l’artiste. Né à Belgrade en Yougoslavie, dans les années 50, puis arrivé en France à l’âge de dix ans, Enki Bilal commence très tôt la bande dessinée en travaillant au magazine Pilote. Il a également travaillé en tant que scénariste, réalisateur, ou encore décorateur de ballet et compte trois longs métrages à son actif : Bunker Palace Hôtel en 1989, Tykho Moon en 1996 et Immortel, ad vitam en 2004.
De cette carrière protéiforme, où se mêlent illustrations, peintures, films, mais aussi photographies retouchées, est née une exposition en partie pensée avec l’artiste. Serge Lemoine, ancien directeur du musée d’Orsay et commissaire général de l’exposition, insiste sur la richesse et la cohérence de la vision de Bilal : « Ce n’est pas une exposition de bande dessinée mais une exposition sur un artiste dont l’œuvre présente une conception du monde. Il y a chez lui une vision globale de la vie et de l’humanité. Cela forme un art total. Il fallait donc essayer de trouver, à travers cette œuvre, un certain nombre de sujets à mettre en évidence, sans tomber dans le détail inutile ni l’anecdote ». Celui qui prétend avoir une mémoire « européenne », aurait ainsi accouché d’une création universelle.
Parcours mental
Il n’est donc pas étonnant que l’exposition accueille le visiteur avec des sculptures d’Antoine Bourdelle, dont la Tête d’Apollon. Cette beauté classique mutilée sur la moitié du visage est à l’image des personnages de Bilal, majestueux, hiératiques et blessés. « Ce ne sont pas des portraits d’individus particuliers mais plutôt des types humains. Ils présentent d’ailleurs les mêmes traits physiques : même nez, même front…», explique Serge Lemoine.
On pourra encore observer beaucoup de similitudes entre la trajectoire créatrice du peintre et la quarantaine d’œuvres réalisées par d’autres artistes et présentes au FHEL. Pour Serge Lemoine, il s’agissait de « tisser un réseau de correspondances qui montre l’originalité de Bilal et sa hauteur de vue ».
Le public traverse le lieu comme il sillonnerait les préoccupations de l’ex-enfant de Belgrade.
Les effets de résonance sont nombreux : dans la section ville, des extraits de Métropolis, réalisé par Fritz Lang, sont placés face au Blade Runner de Ridley Scott. Si le premier film est en partie fondateur de l’univers de Bilal, le second a été quelque peu inspiré par l’auteur de la trilogie Nikopol. Tel le chaînon manquant, un long-métrage de Bilal défile entre les deux. Dans cette partie consacrée à la ville, l’espace urbain est à la fois moderne et délabré, futuriste et porteur des stigmates du passé.
Le parcours délaisse la chronologie pour lui préférer un cheminement thématique. L’humain, la géopolitique, mais aussi la ville, l’animal et le cosmos : on retrouve ici toute la matière pétrie par Bilal depuis plus de quarante ans. Le public traverse le lieu comme il sillonnerait les préoccupations de l’ex-enfant de Belgrade. Jean-Julien Simonot, scénographe, s’est saisi de ce morcellement pour concevoir le parcours « comme si l’on était dans la tête de l’artiste. On entre et on sort de ces boîtes qui pourraient représenter des espaces mentaux, des lobes de cerveaux. Le parcours a donc un sens et est très construit mais le public est libre intellectuellement d’établir certaines relations entre les œuvres », expose-t-il.
Un auteur humaniste mais pas réaliste
Pour épouser au mieux la démarche de Bilal, les espaces se font tour à tour sobres et aérés, ou bien bondés, comme saturés d’images. Tel est le cas dans la partie métamorphose, seul endroit du parcours où les volumes se déforment : « Les films projetés sont décalés par rapport au plan du mur. Cela permet d’avoir de la superposition, les films sont au-dessus des dessins sans que ça ne crée de pollution visuelle », explique Jean-Julien Simonot, le scénographe.
A propos de cet endroit hybride, à mi-chemin entre paysage mental et espace urbain, il poursuit : « On est dans la tête d’Enki Bilal et en même temps, on peut y voir une petite référence à Blade Runner. C’est un film culte pour la manière dont est présentée la ville, envahie par l’image. C’était justement un endroit du parcours où on devait installer des vidéos et vu le lien avec Blade Runner dans l’exposition, ça me semblait naturel de jouer un peu là-dessus… ».
Les thèmes traités par l’auteur et parcourus au FHEL sont souvent très sombres : montée des extrémismes, politique répressive, corps contraints, déformés, tourmentés. Marqué par les guerres de son pays d’origine, Bilal dépeint séparatismes et conflits sans jamais formuler de dénonciation spécifique. Le dessinateur entend se tenir loin de toute forme de réalisme pour « empêcher d’associer ses toiles ou ses planches à une temporalité ».
L’écho provoqué par la vision des gravures de Goya et des photos de Joel Peter Witkin aux corps mutilés ne fait qu’exacerber cette violence et ce sentiment d’étrangeté. Le public lui-même en fait les frais, dans une moindre mesure, via un dispositif de mise en scène malicieusement proposé par l’artiste. Après cette traversée chaotique, rejoindre les rares îlots préservés de la brutalité apporte enfin quelque soulagement. Si l’exposition s’ouvre sur le sujet humain, c’est pour mieux s’achever sur l’intimité. L’homme et la femme, seul.es ou en couple, traversent donc tout l’art de Bilal pour constituer ce monde troublé mais jamais déshumanisé.
Image principale : Partie de chasse épitaphe, 1990_Enki Bilal_Atelier de l’artiste © FHEL, 2020