Malgré une action très critiquée, le président du gouvernement tchèque Andrej Babiš semble sortir renforcé de la crise du coronavirus. Cette position pourrait d’autant plus se raffermir si l’opposition politique au gouvernement persiste dans la défense d’intérêts particuliers ou joue le jeu d’une vaine guerre culturelle.
Article publié sur le site internet du média militant A2larm. Traduction par André Kapsas.
Depuis la fin du mois de janvier, le moment de gloire de l’opposition, dans le contexte de pandémie, semble désor passé. Le député du Parti démocratique civique (ODS – droite), Bohuslav Svoboda, voulait savoir quelle était la capacité d’hospitalisation de la Tchéquie pour les patients infectés par le nouveau coronavirus et si les hôpitaux ont désormais assez de personnel. Tous les partis d’opposition, même le SPD (extrême-droite), souhaitent en effet mettre ce sujet à l’ordre du jour de la Chambre des députés, mais les élus d’ANO ,du ČSSD et du KSČM (c’est à dire la coalition au pouvoir) ont rejeté ces questions. Le ministre [de la Santé] Vojtěch a alors, probablement pour la première fois, utilisé la comparaison tant appréciée du coronavirus avec la grippe. Cette arrogance combinée au chaos autour de l’approvisionnement en masques et respirateurs dans la première phase de la pandémie avaient suscité l’impression que le gouvernement n’était pas à la hauteur de la situation.
Même si une série de commentateurs on parlé de totalitarisme du ‘Masquistan’ et du régime du collabo Babiš [suspecté de collaboration avec les services secrets du régime communiste d’avant 1989], la majorité des citoyens ont plutôt retrouvé une confiance élémentaire en l’État tchèque grâce à l’action du chef du gouvernement.
Que ce soit grâce au gouvernement, ou pas, la Tchéquie a bien surmonté cette crise, contrairement à beaucoup d’autres pays. Blâmer Babiš pour les erreurs initiales et l’embarrassante confusion ne peut maintenant plus réussir à l’opposition. Si la Tchéquie n’est pas frappé par une seconde vague catastrophique, Andrej Babiš deviendra le vainqueur définitif du combat contre le coronavirus. La conséquence de cette représentation de l’enjeu de la pandémie comme étant une lutte contre le coronavirus est que la popularité du mouvement ANO [NDLR: Action des citoyens mécontents, parti populiste d’Andrej Babiš] croît, même si on a longtemps estimé qu’elle avait atteint son maximum. La popularité des meneurs se renforce partout dans le monde pendant la crise, ce qui est assez logique. Le rôle de l’opposition est relégué à l’arrière-plan pendant la crise, alors que la position du gouvernement et de l’État en ressort encore plus renforcée. Dans les médias, il n’y a plus de temps pour les débats politiques courants et le gouvernement est dans une position avantageuse.
La victoire du chaotique sur l’opposition
Une partie de l’“opposition démocratique“ tchèque a cependant réussi à se handicaper encore plus que nécessaire. Par exemple, l’ancien chef de la Banque nationale tchèque et ex-candidat de TOP09 (droite libérale) à la mairie pragoise Zdeněk Tůma a compté les pertes en vies humaines et les a comparées aux pertes estimées pour l’économie tchèque suite à une récession économique. La conséquence qu’il tirait de cette réflexion était évidemment que cela ne valait pas la peine de sauver des vies humaines.
TOP09 a nommé au Conseil de crise le président de la Chambre tchèques des dentistes, Romana Šmucler, qui n’a fait que s’étonner de l’hystérie provoquée par le coronavirus et la pénurie de masques. Il écrit justement sur Twitter qu’il faudrait accueillir à nouveau les touristes à Prague car seules les prostituées pourraient être infectées. Face à une telle concurrence, Andrej Babiš a forcément l’air d’un chef d’État. Alors que la communauté Twitter tchèque enlève son masque et le brûle, que les utilisateurs Facebook se divisent sur le sujet, le reste de la population se gratte la tête et vote pour Babiš.
Alors que la communauté Twitter tchèque enlève son masque et le brûle, que les utilisateurs Facebook se divisent sur le sujet, le reste de la population se gratte la tête et vote pour Babiš.
L’opposition, qu’elle soit politique, citoyenne ou intellectuelle, facilite beaucoup la tâche à Babiš. Quand le coronavirus est arrivé en Tchéquie, les politiciens de l’opposition se sont lancés sur le chef du gouvernement, figure principale et en vue lors des conférence de presse, l’accusant de vouloir utiliser la crise à des fins politiques. Mais dès que Babiš a pris du recul, et a laissé parler les experts et les membres du Conseil de crise, il a été accusé par l’opposition d’être invisible, de se cacher, et a même été suspecté d’avoir été infecté. Il a ensuite suffi à Babiš de répéter que, peu importe ce qu’il fait, la presse d’opposition le prend toujours à partie. Et il avait raison, malgré sa gestion chaotique dans les deux premières semaines de la crise, quand il rassurait le public que nous avions des masques et respirateurs, alors qu’ils étaient encore en Chine à ce moment-là.
Comment est-ce qu’Andrej Babiš a réussi à maîtriser la crise du coronavirus ? Il a tout simplement laissé d’autres personnes régler le problème à sa place, des experts qui se sont préparés toute leur vie à se confronter à de telles situations. Il avait comme conseillers des experts en épidémologie, en analyse de données, en santé, et il s’est laissé guider par leurs conseils.
Dès que l’épidémie a surgi en Tchéquie, son gouvernement a immédiatement approuvé des mesures dures et, après la confusion initiale lors des conférences de presse, quand Babiš s’exprimait sur des choses qu’il ne comprenait pas du tout, il s’est un peu retiré et a laissé l’appareil d’État régler le problème. Le premier ministre était visiblement frappé par les nouvelles et les images du Nord de l’Italie, où un millier de personnes mourait alors chaque jour et que les hôpitaux s’écroulaient. En plus, après la pauvre et scandaleuse intervention du Président Zeman, il est venu avec son propre discours dans lequel il répétait à sa manière quelque peu maladroite l’excellent message de la chancelière allemande Angela Merkel. Même si plusieurs commentateurs et personnalités publiques parlaient de totalitarisme, du Masquistan et du pouvoir grandissant du collabo Babiš, la majorité des citoyens ont plutôt retrouvé une confiance élémentaire en l’État tchèque grâce aux actions de Babiš.
La deuxième phase arrive
Cependant, la deuxième phase de cette crise arrive. Nous avons derrière nous le refoulement du risque sécuritaire et sanitaire, que nous avons maîtrisé comme des premiers de classe européens. Maintenant vient la phase du règlement des pertes financières, la préparation à la crise économique et à une second vague potentielle d’infection pour l’automne. Et la position de Babiš a maintenant au moins trois talons d’Achille importants que l’opposition devrait cibler. Le premier est bien entendu la façon dont le gouvernement s’en sortira avec l’indemnisation des firmes affectées, les indemnisations des ménages, des entrepreneurs et indépendants touchés par la crise. Il y a toute une série de points problématiques et le plus important est qu’Andrej Babiš est le deuxième homme le plus riche du pays et qu’il peut très simplement écraser sa concurrence et ses ennemis. Mais […] comment parler de cela, si l’équipe de Babiš est capable de balayer du revers de la main n’importe quoi comme de la propagande des médias libéraux?
Le second point faible sont les intrigues du gouvernement autour du matériel médical, qui a été acheté par le ministère de la Santé en grande quantité à des entreprises peu recommandables voire à la limite de l’illégalité. Dans certains cas, il existe des soupçons qu’il s’agissait de prête-noms et que les fonds publics sont en réalité allés vers des compagnies et individus qui voulaient rester anonymes. Mais même s’il s’agit là d’un sujet très sensible avec un impact potentiellement très négatif pour le parti au pouvoir, il n’est que très discrètement évoqué dans les médias. […]
Le dernier aspect est la restriction du Nouveau pacte vert européen, qui a laissé seuls sur la touche Andrej Babiš et le ministre de l’industrie et du Commerce Karel Havlíček. Bien que la crainte de la sécheresse et de la canicule croît au sein de la population, son lien avec la crise climatique mondiale reste encore nié par beaucoup de gens. Mais comment peut-on être satisfait des demis-mesures contre la sécheresse mises en place par le ministre de l’agriculture Toman qui veut construire à peine quelques réservoirs en Tchéquie ? Nous verrons bientôt les résultats de telles mesures. Il y a certes de quoi critiquer le Pacte vert, mais ce n’est pas une raison pour nous offrir un futur basé sur l’exploitation des énergies fossiles […].
Toujours du côté des riches
La crise du coronavirus est sûrement avantageuse pour le gouvernement, mais la crise économique attendue par tous est peut-être une opportunité pour l’opposition. Andrej Babiš n’a gouverné jusqu’à présent qu’en temps de croissance économique et a pu alors renforcer sa popularité non seulement avec un narratif marketing de bon gestionnaire, mais aussi par des mesures sociales de redistribution et d’augmentation des salaires. À cause de cette ‘dilapidation’, l’opposition de droite a souvent attaqué le premier ministre comme un socialiste et a parlé du mouvement ANO comme portant un projet de gauche. Dans tous les cas, les mesures de l’État dans la lutte contre la crise économique redonne à l’opposition son rôle au sein du système parlementaire et ce sera à elle d’en tirer parti.
Les premières semaines de la crise ont montré que l’opposition allait tout simplement défendre les revenus des riches.
Les premières semaines de la crise et les débat sur qui aider ou ne pas aider ont cependant montré que l’opposition allait tout simplement défendre les revenus des riches. […] Une des premières mesures du gouvernement en cette période a été d’empêcher que les locataires ne puissent être évincés de leurs appartements en cas de retard sur le loyer. Cette mesure a été attaquée devant la Cour constitutionnelle par la droite […]. La proposition gouvernementale atteindrait le droit à la propriété privée. En temps de crise, la droite a préféré les intérêts financiers des propriétaires plutôt que d’éviter que des familles se retrouvent sans toit.
Le reproche, sur l’aspect économique, fait au premier ministre d’être dépensier n’est évidemment pas le seul argument contre Andrej Babiš, puisqu’il y a aussi une opposition à l’autoritarisme au nom de la démocratie. Mais dans les mots des politiciens et des personnalités engagées, la liberté en tant que telle est plutôt comprise ici comme une liberté purement mercantile. Alors que le système démocratique devrait en principe servir à tous. Tant que les tribuns de la démocratie ne seront pas capables de distinguer les principes fondamentaux de la démocratie des intérêts de classe, Andrej Babiš tirera bien facilement son épingle du jeu.
Au seuil des luttes culturelles
La litanie qu’on nous répète souvent, présentant l’oligarque Babiš comme un socialiste nous menant vers la Russie ne va pas forcément réussir à ceux qui l’utilisent. Les libéraux de Tchéquie ont déclenché une guerre culturelle agressive qui ne va pas forcément mener à grand-chose à part à de la publicité pour quelques politiciens locaux. Dans cette guerre culturelle, il ne s’agit pas du ‘monde normal’, mais plutôt de la résurrection de conflits historiographiques dans lesquels ont peu encore et encore attisé les sentiments anti-communistes et anti-russes […]
Les libéraux de Tchéquie ont déclenché une guerre culturelle agressive qui ne va pas forcément mener à grand-chose
Il ne faut pas être un expert en politique pour remarquer qu’Andrej Babiš ne prend part à aucune dispute mettant en cause la Russie, la Chine, l’ancien régime, la Deuxième Guerre mondiale, le communisme et les autres sujets de prédilection des guerres culturelles tchèques. Son opposition politique veut bien sûr le compromettre et parle de lui comme d’un collabo, d’un communiste et d’un délateur. Mais ses réponse sur ce terrain sont génialement simples et efficaces, et se terminent souvent par la déclaration « je n’étais pas aussi courageux que Havel ». Et le débat s’arrête là pour lui. La position de Babiš montre bien que la guerre culturelle ne peut être gagnée, et qu’il est donc mieux de ne pas y participer du tout.
C’est pourquoi il est étonnant de voir l’énergie investie dans ses luttes culturelles par le maire pragois Zdeněk Hřib. […] Le plus important est que la croisade culturelle personnelle de Hřib peut miner les chances du Parti pirate au niveau national, alors qu’il se profile en ce moment comme le parti d’opposition le plus efficace. Son chef Ivan Bartoš s’est lancé dans le dévoilement des affaires suspectes autour des achats de matériel sanitaire par le ministère. [La députée pirate] Olga Richterová se bat avec succès pour les droits des parents devant travailler, [le député pirate] Mikuláš Ferjenčík pour le droit des indépendants à des indemnités, Jakub Michálek s’en prend à la façon dont le gouvernement veut indemniser les plus grandes compagnies. Ils font tous de très bons efforts au niveau du logement et de l’aide sociale proposé à la mairie pragoise par [le député municipal pirate] Adam Zábranský. Toutes ces initiatives politiques sont fortes et importantes, mais est-ce que les électeurs vont s’en rappeler dans quelques mois ? Ne vont-ils pas plutôt avoir seulement en tête le combat de Hřib sur le sens de la Deuxième Guerre mondiale ?