Avec la chute du « rideau de fer » à la fin de l’année 1989 disparaissent les régimes communistes du bloc de l’Est, et avec eux leurs institutions. Parmi elles, les polices politiques des démocraties populaires étaient sans doute les mieux identifiées ; notamment par le grand public occidental. Stasi est-allemande, Securitate roumaine, StB tchécoslovaque, SB polonaise ou encore ÁVH hongroise ont été la source de nombreux fantasmes, notamment véhiculés par la fiction. Entretien avec Emmanuel Droit. Propos recueillis par Matthieu Boisdron.
Historien, professeur à l’Institut d’études politiques de Strasbourg, Emmanuel Droit vient de publier un ouvrage aux éditions Gallimard qui fait le point sur le sujet : Les polices politiques du bloc de l’Est. A la recherche de l’Internationale tchékiste, 1955-1989.
Le Courrier d’Europe centrale. Les polices politiques ne sont pas une invention des régimes communistes. Elles existaient déjà par exemple dans les systèmes autoritaires qu’étaient la Russie tsariste, les monarchies d’Europe centrale et orientale de l’entre-deux-guerres, l’Allemagne nazie ou encore l’Italie fasciste. Quelle est donc la spécificité de ces polices en régime communiste ?
Emmanuel Droit. C’est une excellente question. Vous avez raison de mentionner l’inscription de ces polices politiques dans l’histoire de la longue durée et dans la continuité de ce que l’on pourrait appeler le « policing » ; c’est-à-dire dans le contexte de construction et de modernisation des États à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Quelle que soit la forme qu’ils prennent – démocratique ou autoritaire – ils ont en effet le souci de contrôler d’abord leurs populations, notamment les étrangers.
« La spécificité des polices communistes c’est cette capacité non pas forcément à exercer une forme de surveillance et de violence, mais plutôt à atomiser la société. »
La spécificité peut-être des polices communistes c’est cette capacité non pas forcément à exercer une forme de surveillance et de violence, mais plutôt à atomiser la société. En suscitant la peur, elle complexifie les contacts sociaux dans la mesure où s’installe la méfiance entre les individus. Cela explique en partie la stabilité des régimes communistes qui ne reposent pas uniquement sur la force des baïonnettes et des chars soviétiques mais qui reposent aussi sur la capacité de ses polices à agir de manière préventive en étouffant dans l’œuf toute velléité d’opposition et de résistance.
Vous commencez votre étude en 1955 et non pas en 1945. Pour quelle raison ?
Le choix de cette borne chronologique est liée au projet même du livre. À l’échelle de chaque démocratie populaire d’Europe centrale et orientale, les polices politiques sont mises en place progressivement à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale par les Soviétiques. J’ai choisi 1955 car cette date marque le point de départ d’une relation horizontale entre les polices politiques de ces pays.
Ce qui m’intéressait c’était effectivement de voir, toujours sous l’autorité et l’hégémon soviétique, comment ces polices arrivaient à se connaître et à coopérer entre elles. Et dans ce cadre la date de 1955 est importante car c’est à ce moment là que se tient la première grande conférence multilatérale qui permet de réunir tous les représentants de ces polices politiques. Jusqu’à la mort de Staline, il n’y a pas de rencontre multilatérale car le dirigeant soviétique fonctionne exclusivement de manière bilatérale et refuse le développement de relations horizontales.
Dans quelles conditions ont-elles été constituées et comment ont été recrutés leurs premiers membres ?
Tout cela s’est mis en place de manière très rapprochée dans le temps entre 1946 et, officiellement, 1950 avec la création de la Stasi suite à la fondation de la RDA. Toutefois, il existe dès 1946 un embryon de police politique. Donc on peut dire qu’en deux ans environ, à l’échelle de l’ensemble des territoires passés sous le contrôle de l’URSS, vous avez des agents de la police politique soviétique – le NKVD – qui sont chargés de mettre sur pied des structures analogues.
Ils s’appuient principalement sur deux catégories d’agents. Il y a d’abord ceux qui sont issus des rangs des communistes résistants. Ceux-là ont combattu sur le territoire national ou sont arrivés dans le sillage de l’armée rouge après avoir passé un temps d’exil à Moscou et avoir survécu à la terreur stalinienne de la seconde moitié des années trente. Il y a ensuite les jeunes recrues issus de la police ordinaire qui sont plutôt mal formés et ne possèdent qu’un niveau d’éducation assez faible. Tous en revanche sont recrutés essentiellement sur des critères de loyauté et de sûreté idéologique.
Quel rôle ont-elles joué dans la prise de contrôle des pays d’Europe centrale et orientale par les communistes dans les années 1947 à 1949 ?
Elles ont joué évidemment un rôle capital dans la mesure où elles ont contribué progressivement à élargir la notion d’ennemi intérieur. Au départ, elles ont été montées pour traquer, chasser les anciens collaborateurs ou partisans des régimes fascistes. Puis, on a ensuite étendu le spectre aux libéraux, aux sociaux-démocrates, en somme à tous ceux qui étaient considérés comme des ennemis du peuple. Dans ce contexte, elles ont servi de machine de terreur bureaucratique visant à éradiquer toute forme d’opposition.
Les polices politiques jouent aussi un rôle de premier plan au moment des répressions des divers mouvements de contestation qui frappent notamment l’Allemagne de l’Est en 1953, la Pologne et la Hongrie en 1956…
Oui et non. En Allemagne de l’Est, et c’est d’ailleurs un traumatisme profond pour des générations de responsables des polices politiques de la RDA, la Stasi n’est pas en mesure de réprimer. Ses agents sont complètement dépassés et n’ont rien vu venir. Ses bâtiments sont même pris d’assaut par les manifestants. Seule l’intervention militaire soviétique permet d’éteindre le soulèvement.
En Pologne, c’est effectivement différent. La police politique polonaise a été créée en 1944, elle est déjà un peu plus structurée et est bien équipée. Avec l’aide de l’armée, elle est donc en mesure d’écraser l’insurrection de Poznań en juin 1956.
Est-ce que dans leur organisation, les polices politiques constituaient une forme d’État dans l’État ?
Elles constituent moins un État dans l’État que le prolongement du bras armé du parti. Les dirigeants politiques se sont toujours méfiés des polices politiques et ont donc toujours été vigilants à en garder le contrôle, à les verrouiller en y installant des hommes de confiance. Ces polices sont aux ordres et répondent aux exigences du pouvoir. C’est aussi ce qui explique l’absence de stratégie clairement définie et parfois même de certaines formes d’indécisions ou de volte-face dans certaines entreprises de surveillance ou de répression.
« Les polices politiques constituent moins un État dans l’État que le prolongement du bras armé du parti. »
On associe souvent les polices politiques à ce fantasme de l’État dans l’État. On retrouve le même phénomène avec les polices politiques de l’Allemagne nazie quand bien même en l’espèce – et Johan Chapoutot le montre bien – le Führerprinzip pousse les responsables du système répressif à anticiper les volontés d’Hitler. Dans les régimes communistes, en revanche, le système est très hiérarchisé, très vertical, très descendant. Et de ce point de vue là, le parti communiste tient bien les choses.
À l’échelle de la chronologie que vous embrassez dans votre livre, ont doit pouvoir distinguer des évolutions. Est-ce que la « Détente » entre les blocs qui survient à partir de la seconde moitié des années 1960, est-ce que la modération de la compétition idéologique qui survient alors, suscite une forme de modération de la surveillance, du contrôle et de la répression des sociétés communistes ?
Oui, il y a un changement indéniable qui est concomitant à l’entrée dans la période de la Détente. À partir du moment où ces régimes communistes sont en quête d’une reconnaissance internationale, ils cherchent à s’insérer dans la communauté internationale et vont pour cette raison être très soucieux de leur image.
Dans la première décennie d’existence de ces polices, on se trouve dans le prolongement des violences nées du stalinisme puis de la guerre. Les organes de répression exercent donc une violence souvent aveugle et arbitraire. À partir des années 1960 et encore plus à partir des années 1970, on privilégie le contrôle. Le chef du KGB à partir de 1967, Iouri Andropov, parle de prophylaxie. Les polices politiques doivent donc être moins dans la réaction que dans la prévention. C’est pourquoi on développe alors toute une technologie de surveillance : micros, caméras…
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Entre les différents régimes communistes il y a sans doute des nuances ? Les relations entre les polices politiques ne sont pas forcément d’ailleurs toutes au même niveau ?
C’est cela qui m’a beaucoup frappé dans cette recherche. Dans la rhétorique officielle, les polices politiques sont présentées tous comme des « organes frères ». Il est vrai qu’elles ont toutes la même origine soviétique. Leurs agents sont censés partager les mêmes valeurs. Mais avant d’être communistes, ces polices politiques sont d’abord inscrites dans un cadre national. C’est pour cette raison que par exemple les relations entre la Pologne et la RDA sont mauvaises. Cela se ressent dans les rapports entre les deux polices politiques. Il y a beaucoup de méfiance généralement dans les premières années après la Seconde Guerre mondiale. Cette situation rend la coopération difficile.
On note une grande méconnaissance des structures de leurs homologues. Lors des réunions multilatérales, on passe énormément de temps à expliquer qui fait quoi car les structures ne sont parfois pas complètement équivalentes. Il y a donc tout un processus d’interculturalité et de connaissance de l’autre qui demande du temps. Et c’est surtout à partir des années 1970, grâce au changement de génération qui intervient à ce moment-là, qu’un travail commun plus efficace peut être mis en œuvre.
Les tensions néanmoins ne disparaissent jamais. Au moment où Mikhail Gorbatchev arrive au pouvoir et où le KGB devient le relais des premières réformes économiques, les communistes les plus orthodoxes installés à la tête des polices politiques d’Allemagne de l’Est ou de Tchécoslovaquie sont vent debout et se présentent en gardiens du communisme. Et cela suscite pas mal de tensions avec les Soviétiques à la fin des années 1980.
Dans votre ouvrage, vous vous livrez à l’analyse de « l’ethos professionnel » de ces hommes que vous qualifiez sous le terme générique de « tchékistes ». Le film allemand La vie des autres brosse-t-il par exemple un portrait fidèle ?
Il y a effectivement quelque chose de cela dans le personnage du film La vie des autres, qu’est le capitaine Wiesler. Les agents des polices politiques se voient effectivement comme une élite de cette avant-garde qu’est déjà le parti communiste. Ils ont donc un ethos centré sur la discipline – il y a un côté militaire très présent dans leur culture professionnelle –, la loyauté, la pureté idéologique, l’engagement, l’abnégation ainsi que la discrétion. Ils ont également une conception très paternaliste de la société. Ils considèrent qu’ils œuvrent pour le bien commun, qu’ils sont des éducateurs politiques. L’historien américain Charles S. Maier est allé jusqu’à utiliser l’image de « travailleurs sociaux » pour définir la conception de leur rôle. C’est là que résiderait le portrait transnational idéal-typique de ces tchékistes.
Quelles sont les conditions de leur disparition au début des années 1990 ?
Il s’agit d’un processus de disparition pour la police politique est-allemande dans le contexte de la mise en œuvre de la réunification. Mais le principal processus à l’œuvre dans les pays du bloc de l’Est, c’est celui de la transformation. Il y a cette idée qu’une police politique – et on en revient là à votre première question – peut survivre à tout régime car sa fonction réside d’abord dans la défense des intérêts de l’État. Derrière ce prétexte ou cette astuce, il y a le souci de ne pas démanteler des services qui possèdent de nombreuses informations et des agents qui sont précieux et qu’il faut conserver.
Elles seront donc assez peu dé-communisées, notamment dans les pays comme la Pologne et la Hongrie où la transition s’opère en douceur et de façon négociée. Ainsi, en Pologne, le ministre de l’Intérieur Czeslaw Kiszczak va certes céder la place à des non-communistes mais va aussi veiller à la destruction des archives les plus compromettantes et s’employer à éviter des procès contre certains de ses agents. Finalement, ces polices réussissent plutôt bien à s’intégrer dans le nouveau jeu démocratique en adoptant les règles de la protection constitutionnelle.
Que reste-t-il aujourd’hui dans les pays d’Europe centrale et orientale de ces polices ?
Il reste une culture mémorielle extrêmement négative qui, pourtant, est inscrite dans l’identité nationale de ces pays. Les démocraties post-socialistes de la région ont été édifiées sur cette base, dans le cadre d’un processus de décolonisation idéologique, de rejet du communisme et de ses avatars qu’étaient les polices politiques. Il y a donc une valorisation des victimes et, parallèlement à cela, la problématique qui demeure des informateurs et des collaborateurs. Tout cela pose la question de la compromission de certains secteurs de la société. Cet aspect est bien exprimé à travers la littérature ou le cinéma. Et force est de constater que c’est l’Allemagne qui est aujourd’hui la plus avancée dans cette dynamique de productions culturelles.