« Les hommes hors-jeu », dans les faubourgs praguois de l’entre-deux-guerres

S’il est quasiment inconnu en France aujourd’hui, Karel Poláček était l’une des figures de la vie culturelle tchèque de l’entre-deux-guerres, connu pour ses livres et ses articles dont le ton humoristique, parfois satirique, lui permettait de dépeindre la vie de la classe moyenne et du prolétariat tchèques.

Cette chronique a été publiée sur le blog littéraire Passage à l’Est !

Né dans une famille juive de Bohême en 1892, il est l’un des nombreux écrivains de cette région à être morts en déportation, à l’âge de 52 ans, en janvier 1945. Travaillant pour le quotidien praguois Lidové Noviny aux côtés de Karel Čapek, il faisait aussi partie du cercle intellectuel et politique des « Pátečníci » qui s’était longtemps rassemblé les vendredis dans la maison de Čapek.

C’est cette association qui m’a fait sortir Les hommes hors-jeu de Karel Poláček de mon étagère après ma lecture des Lettres d’Angleterre de Čapek, alors que le sujet du livre ne m’inspirait au départ pas beaucoup. Il s’agit en effet à première vue d’un roman « sportif », dans lequel le foot et son monde de supporters jouent un rôle de premier plan.  Plus précisément, l’animosité qu’entretiennent entre eux les partisans du Victoria et ceux du Slavia est l’étincelle qui enclenche l’engrenage que met en scène Les Hommes hors-jeu : deux équipes, deux groupes de supporters, une compétition féroce sur le terrain comme dans les gradins.

Emmanuel Hrabasko, chômeur, et Monsieur Naceradec, commerçant en confection et imperméables, sont les deux principaux personnages de ce roman et, s’ils connaissent par cœur l’historique de leurs clubs préférés et le pedigree de leurs joueurs, ils se situent plutôt du côté des spectateurs.

Qu’est-ce que je dois faire, monsieur l’inspecteur, dites-moi ? Je ne peux pas passer tout mon temps à rester assis dans un café, non ? Le docteur m’a recommandé de faire du sport alors je viens au foot.

Las, c’est à côté l’un de l’autre qu’ils se retrouvent un jour de match de première division. Il ne faut pas très longtemps pour que le ton monte entre ces deux supporters enthousiastes des deux équipes ennemies : au bout de seulement 17 minutes de jeu, les voilà qui se font escorter hors du stade en direction du commissariat. Pourtant, c’est en bons termes qu’ils en ressortent peu après et qu’ils se dirigent vers la ville, plongés dans une « discussion théorique sur le déclin du football tchèque. » Ils sont même en tellement bons termes que, lorsqu’ils se quittent, c’est avec pour Emmanuel la satisfaction de pouvoir commencer à travailler pour Monsieur Naceradec dès le lendemain matin.

Dès lors, c’est la vie quotidienne des deux hommes et de leur famille (son père pour Emmanuel, sa femme et ses nombreux parents pour Monsieur Naceradec) que dépeint Les Hommes hors-jeu, une vie parfois un brin chaotique et dont les interstices sont remplis par le foot, qu’il s’agisse des prières du soir dédiées à la victoire de l’équipe préférée (comme d’ailleurs du kaddish qu’un certain Katz récite lors des défaites de son équipe), des histoires footballistiques pour encourager les enfants à finir leur soupe, des péripéties sentimentales des messieurs Habasko senior et junior ou des (nombreux) rêves d’Emmanuel.

Les chapitres, très courts, aux titres décalés (« Un échange désagréable entre un acacia et un poêle » ; « Eman ne regarde pas et Monsieur Naceradec ne chante pas »), font s’enchaîner les situations burlesques où la répétition des ressorts doit elle-même faire partie du caractère humoristique du livre. L’impression première est que Karel Poláček cherche à faire facilement rire, et l’on pourrait sans trop de difficulté s’imaginer ses personnages partager la scène avec le Chaplin des films muets ou prendre les traits de congénères du brave soldat Švejk (le livre a d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation au cinéma dès le début des années 1930).

« Muži v offsidu », le film adapté en 1931 par Svatopluk Innemann.

 

Pourtant, si les personnalités des principaux personnages sont assez bien campées par l’auteur, il a dû être difficile de retranscrire le ton et surtout le vocabulaire de ces habitants des faubourgs de Prague au tout début des années 1930. Le traducteur (Martin Daneš, dont j’avais apprécié Le char et le trolley il y a quelques années) a pris le parti d’insérer un lexique plus moderne (potes, thunes, nanas, mouise…), notamment dans le vocabulaire d’Emmanuel. Je ne peux pas commenter la fidélité au texte d’origine mais ce choix de traduction m’a paru assez forcé et m’a gênée tout au long de ma lecture.

C’est dommage, car le livre fait bien plus que retracer les péripéties rocambolesques de deux ardents supporters de foot et leurs familles. Derrière l’aspect burlesque, on y voit le mode de vie des « petites gens » des faubourgs praguois de l’entre-deux-guerres, un mode de vie très étriqué pour les Habasko, et régi par toutes sortes de codes inspirés de la vie bourgeoise pour les Naceradec. On y voit aussi sous différentes formes comment un groupe peut se former contre un autre (les supporters du Slavia contre ceux du Victoria, par exemple), puis les deux s’allier pour se retourner contre un troisième (s’il s’agit d’équipes étrangères), comme une démonstration en miniature des passions qui peuvent déchaîner les peuples. Si Poláček s’inspirait probablement de l’atmosphère des années d’après-guerre dans son pays tout nouvellement indépendant, il ne pouvait pas encore savoir à quel point certains des passages allaient se révéler prophétiques.

Les Allemands du Reich et les Allemands de l’Autriche prenaient Prague en étau. Le devoir des équipes tchèques était d’engager une rude bataille contre l’ennemi juré de notre peuple, de confirmer leur renom et de faire une démonstration de haut niveau sur la pelouse ! Quel cœur tchèque ne se mettrait pas à battre plus vite ?

Cependant ce ne sont pas tant des interprétations géopolitiques trop profondes, ni d’ailleurs des explications footballistiques émanant du texte, que de l’humour tous azimuts de Poláček, dont je me souviendrai – humour plus absurde et moins fin que celui de Čapek mais qui semble tout de même avoir constitué une caractéristique récurrente des écrivains de cette période et de leurs successeurs.

Son roman Nous étions cinq (rédigé en 1943, publié à titre posthume en 1946) est également disponible en français, un article sympathique lui avait été dédié à sa sortie en 2017 ici.

* Karel Poláček, Les hommes hors-jeu (Muži v offsidu, 1931). Traduit du tchèque par Martin Daneš. Editions Non Lieu et Karolinum, 2012.