L’ancien conseiller sulfureux de Donald Trump pensait trouver en Europe centrale le terrain de chasse rêvé. Mais ses tentatives de séduction se sont heurtées à de nombreuses résistances, mettant en lumière les contradictions de sa pensée en terres européennes, aussi fertiles puissent-elles paraître.
Cet article de Jules Eisenchteter a été publié en anglais le 30 décembre sur le site Kafkadesk. |
« Il m’a demandé un entretien, a eu 30 minutes, et après 30 minutes, je lui ai dit que j’étais en désaccord total avec ses positions et j’ai mis fin à l’entrevue ». C’est par ces mots lapidaires que le président tchèque Miloš Zeman a décrit sa rencontre avec Steve Bannon en septembre dernier. Cette brève rencontre, non-prévue à l’agenda officiel du chef de l’Etat, est arrivée sous le feu des projecteurs après que le porte-parole de Zeman, Jiří Ovčáček, ait posté sur Twitter des photos des deux hommes – aux côtés de Petr Bystron, membre de l’AfD d’origine tchèque – tout sourires, tels deux amis d’enfance.
Atteignant le but recherché, les photos ont fait le buzz sur les réseaux sociaux. « Les tentacules [de Steve Bannon] ne connaissent aucune limite », s’est ainsi lamentée une utilisatrice de Twitter. Ce qui n’a, en revanche, pas fait les gros titres est la vitesse à laquelle leurs sourires se sont effacés. « Nous nous sommes séparés froidement », confia Zeman à des journalistes le lendemain, évoquant des désaccords avec le protectionnisme économique et les attaques de Bannon contre la Chine.
Steve Bannon et son ‘Mouvement’ s’embourbent en Europe
Lorsque l’ancien conseiller de Trump révéla ses ambitions d’exporter sa révolution populiste en Europe, un vent de panique souffla au sein des capitales européennes. « Ne vous faites pas d’illusions sur la rupture de Bannon avec Trump. Il mène une charge ‘trumpienne’ contre les fondements de la démocratie européenne », écrivit Natalie Nougayrède dans les colonnes du quotidien britannique The Guardian, mettant en avant les fervents supporters que sa « guerre contre les élites et ses exhortations à être très agressifs face à Bruxelles » pourraient trouver en Europe centrale.
Depuis, Bannon s’est lancé dans une tournée européenne pour répandre sa « révolte populiste nationale » et faire la promotion de son ‘Mouvement’ – qui, soit dit en passant, a en réalité été fondé par l’avocat et homme politique belge Mischaël Modrikamen dès 2017. L’objectif est clair : unifier, coordonner et rassembler les parties populistes et antisystèmes européens en vue des élections de mai prochain pour renverser le « parti de Davos » et rendre le pouvoir aux nations souveraines et au peuple des oubliés.
Les motivations mêmes de Bannon furent remises en question dès le début. Anne Applebaum l’a qualifié d’« organe de financement anti-Européen bidon », qui vise avant tout à « redonner de l’élan à la carrière de l’ancien conseiller de Trump » et de celle d’autres hommes et femmes politiques, comme le Brexiter-en-chef Nigel Farage. Partagée par plusieurs représentants de la droite dure européenne, tels que Gerolf Annemans en Belgique, cette méfiance est renforcée par le fait que nombre d’entre eux – dont Matteo Salvini et Viktor Orbán – souhaitent mettre en place leurs propres alliances transnationales en vue des élections européennes.
Le ‘Mouvement’ en dit « probablement plus sur [Bannon] que sur l’Europe » : il est donc de notre responsabilité de ne pas apporter de l’eau à son moulin et de ne pas conforter l’image, qu’il aime renvoyer, d’un visionnaire machiavélico-philanthropique qui, après avoir mis à bas l’establishment politique de Washington, dirige maintenant son courroux contre les bureaucrates de Bruxelles pour libérer des nations européennes prétendument opprimées. La superficialité des théories de cette figure de proue de l’alt-right américaine a déjà fait l’objet de nombreux commentaires. Mais même si nous souhaitions adhérer à sa grande vision apocalyptique du 21e siècle, sa pensée politique demeure enracinée dans l’histoire et la politique américaines, et ne s’appuie sur aucun ancrage européen.
En dehors du soutien, largement médiatisé, de Salvini et d’une proximité soigneusement alimentée avec Orbán, le palmarès de chasse de son ‘Mouvement’ apparaît bien en-deçà des attentes – ou des craintes – initiales. « Ses partenaires, particulièrement en Europe de l’est, s’en sont-ils désintéressés ? », interrogeait Franck Hofmann dans Die Deutsche Welle. Même des alliés potentiels gardent leurs distances avec l’ancien président de Breitbart News. « S’il m’appelait et me disait qu’il aimerait prendre un café et discuter avec moi, je dirai ‘ok, super’, mais je n’ai aucune intention de faire quoique ce soit avec Steve Bannon », expliquait par exemple Gerard Batten, leader de l’UKIP. « Nous ne sommes pas aux Etats-Unis. Les intérêts des partis antisystèmes en Europe sont très différents », ajoute Alexander Gauland, co-président du parti d’extrême-droite allemand AfD. Ce qui explique pourquoi Bannon se donne tant de mal pour dépeindre l’Italie, actuellement gouvernée par une singulière coalition mêlant extrême-droite et gauche radicale, comme le « centre de l’univers politique ».
Pour Jérôme Rivière, membre du Rassemblement National, « Bannon est Américain et n’a aucun rôle à jouer dans un parti politique européen ». Il n’est pas surprenant que ce rejet limpide vienne d’un Français – souvent, avouons-le, les plus avides d’« American bashing ». Mais la méfiance et l’animosité à l’encontre des États-Unis de Donald Trump sont devenues monnaie courante en Europe. À quelques exceptions près : selon un sondage du Gallop World Poll, la Pologne et la Slovaquie sont les deux seuls pays européens où le soutien au leadership américain a augmenté en 2017. Ce résultat est loin d’être anodin : l’Europe centrale pourrait-elle réellement être la terre promise et le cheval de Troie de Bannon pour conquérir le Vieux Continent ?
Révolution populiste pour les nuls : N’insultez pas votre auditoire
Les pays membres du groupe de Visegrad, terre de prédilection de l’illibéralisme, apparaissent en effet comme le terreau idéal pour la rhétorique eurosceptique, nationaliste et anti-migratoire de Bannon. A première vue. Car ce qui ressort avec le plus d’acuité des tentatives de séduction centre-européennes de Bannon est son ignorance fondamentale des réalités de la région qu’il essaye de gagner à sa cause.
Son entrevue malheureuse avec le président tchèque Miloš Zeman était loin d’être un simple faux-pas diplomatique, mais bien l’illustration de différences irréconciliables. « Bien que Bannon coche presque toutes les bonnes cases sur le plan idéologique, ses prêches tiennent du sacrilège économique », écrivait Tim Gosling dans la revue Foreign Policy en réaction à un discours de Bannon à Prague en mai dernier. « Le nationalisme économique d’‘America First’ et la remise en cause de l’unité de l’OTAN sont des menaces sérieuses et tangibles » pour les pays de Visegrad. Par ailleurs, bien que la droitisation du paysage politique centre-européen ne laisse aucune place au doute, celle-ci est avant tout motivée par « l’opportunisme politique » des dirigeants, et donc imperméable au discours radical et obtusément idéologique d’un Bannon. A moins qu’il ne serve directement leurs intérêts, ce qui est loin d’être le cas.
Comme Tim Gosling l’a habilement souligné, la critique de Bannon des pays faisant preuve de « concurrence déloyale du fait de leur main d’œuvre bon marché » a été accueillie par un « silence stupéfait » dans l’auditoire praguois. L’illustration éloquente d’un discours qui, après avoir fonctionné aux États-Unis pour critiquer les pratiques commerciales de la Chine ou du Mexique, ne peut en aucun cas séduire un public centre-européen. Bien au contraire. De façon similaire, à la suite de son intervention lors d’une conférence à Budapest l’année dernière, de nombreux médias hongrois proches du gouvernement exprimèrent déception et frustration à l’égard de certaines de ses positions, notamment de ses attaques répétées contre la Chine et l’Iran, deux piliers de la politique étrangère de Viktor Orbán.
Le « Trumpisme » en Europe centrale : un flou sécuritaire et une menace économique
À des pays post-communistes pour lesquels l’adhésion à l’OTAN fut l’un des piliers de leur politique de « retour vers l’Occident » après la chute de l’URSS et demeure, aujourd’hui encore, l’un de leurs principaux gages de sécurité, il proclame crûment que « la Russie ne fait pas partie de [leurs] principales menaces », avant de les exhorter à accroître leurs dépenses de défense pour « se comporter comme des alliés, pas comme un protectorat ». De tels propos le font passer pour le responsable du service après-vente du locataire de la Maison-Blanche, dont les attaques contre l’OTAN et l’attitude ambiguë envers la Russie ont semé la panique dans la région, de la Baltique à l’Adriatique.
Il substitue les risques, bien réels, qui pèsent sur ces pays, par ses propres peurs fantasmées : l’instabilité du Moyen-Orient, qui provoquerait le déferlement de migrants à leurs frontières. Premièrement, le groupe de Visegrad n’est pas la destination rêvée des migrants qui risquent leur vie dans une traversée de la Méditerranée. Deuxièmement, frappées par un déclin démographique et une pénurie de main d’œuvre dramatique, les pays d’Europe centrale ont besoin de travailleurs étrangers. Enfin, malgré des sentiments xénophobes bien ancrés, les Tchèques et Slovaques, Polonais et Hongrois savent pertinemment que, si le terrorisme et l’immigration constituent l’un des principaux défis actuels de l’UE, ils ne figurent au rang, ni des grandes menaces pesant sur leur propre pays, ni de leurs principales préoccupations quotidiennes.
À des pays qui zieutent jalousement les investissements chinois, Bannon qualifie Pékin d’ennemi public n°1 et de persona non grata du système international. A des pays dont la prospérité repose en grande partie sur le marché unique et les exportations à destination de l’UE, il essaye de vendre les bienfaits de l’‘America First’, une vision du monde dans laquelle l’Union européenne et l’Allemagne, de loin le principal partenaire commercial des pays du V4, sont cloués au piloris ; une vision du monde où des taxes sur les importations de voitures, pour ne prendre qu’un exemple, pourraient être introduites à tout moment, et ainsi menacer 60% des exportations slovaques à destinations des États-Unis et près de 100.000 emplois en Pologne, Hongrie et République tchèque.
Le nationalisme économique de Bannon peut être compris, en Europe, de deux différentes façons : littéralement, cela impliquerait le rétablissement de barrières douanières, le glas de l’UE comme zone de libre-échange et un hara-kiri digne de ce nom pour les économies d’Europe centrale. Interprété de façon plus imaginative – et bénéfique pour les pays du V4 – cela pourrait se traduire comme « nationalisme économique européen » : soit l’accélération de la convergence économique des pays membres de l’UE et le renforcement de la politique commerciale commune à l’égard des pays tiers, y compris la Chine… et les Etats-Unis. Le serpent se mord la queue.
Enfin, l’un des objectifs – présumés – de Steve Bannon est de mettre fin aux pratiques de népotisme, copinage et consorts – le crony capitalism en anglais. Bien qu’une telle ambition soit à même d’enthousiasmer de nombreux citoyens tchèques, slovaques, hongrois ou polonais, las de décennies de scandales de corruption à répétition, qu’en penseraient les leaders politiques et les grandes fortunes des pays en question – en supposant, bien sûr, qu’ils ne soient pas une seule et même personne ?
Prière de circuler, M. Bannon, auto-sabordage en cours
Fort de son succès aux États-Unis, Bannon aime se présenter comme l’homme providentiel qui œuvre, en coulisses, à libérer les nations européennes des diktats de Bruxelles. Mais si nous pouvons tirer une leçon de l’histoire – et les nations d’Europe centrale le savent probablement mieux que quiconque – les libérateurs auto-proclamés ne sont souvent que des despotes en puissance. Essayant de renvoyer l’image de l’outsider ayant bouleversé de fond en comble le système politique des États-Unis, Bannon apparaît seulement comme le représentant de cette nouvelle-donne américaine, débarquant en terres européennes muni seulement des déclarations fracassantes qu’il affectionne tant et d’une ignorance bien entretenue pour les affaires européennes. Loin d’être l’architecte du réveil de l’extrême-droite européenne ou le stratège du sac de l’UE, Bannon ne pourrait, en fin de compte, être qu’un simple pion instrumentalisé par des dirigeants populistes européens en quête de visibilité et de crédibilité, et la tête d’affiche d’une campagne et de dynamiques qui lui échappent complètement.
Il y a une autre façon d’expliquer les failles et les déconvenues de l’épopée européenne de Bannon : sa rhétorique et sa vision du monde ne peuvent tout simplement pas être adaptées ; ‘America First’, comme son nom l’indique, n’est pas une doctrine qui puisse être exportée à l’étranger ou façonnée à la carte ; elle ne peut s’accomplir qu’au détriment du reste du monde, UE comprise.
Bannon trouvera très certainement des partenaires enthousiastes de son ‘Mouvement’ en Europe. Mais son influence sera probablement bien plus limitée que l’emballement médiatique autour de sa personne le laisse deviner. Après avoir refroidi les ambitions pan-européennes de Bannon, Jérôme Rivière a admis que son ‘Mouvement’ pouvait être une « bonne boite à outils non-partisane ». « Bonne » ? Une question de point de vue. « Non-partisane » ? Drôle de supposition. Une boîte à outils donc, fournissant bagage idéologique, légitimité politique et, dans certains cas, un soutien logistique, mais rien qu’une boîte à outils. Pas très clinquant comme slogan pour une organisation qui prétend vouloir renverser l’élite mondiale et bouleverser l’ordre international tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Si les mouvements populistes européens prennent soin de garder leurs distances avec Bannon pour des raisons variées, leurs doléances respectives reposent toutes sur une même croyance fondamentale, non-avouée et peu avouable : Lorsqu’il s’agit de saper les fondements du projet européen, personne ne peut le faire avec autant de tact, de ruse et de professionnalisme que les Européens eux-mêmes.
Et inutile de se mentir : ils ont bien raison.