« Les institutions de l’Etat ne permettent pas de dire la vérité » en Pologne

Dans cette tribune libre, publiée par Libération le 13 février et maintenant par Le Courrier d’Europe centrale, Sebastian Matuszewski et Piotr Laskowski, historiens et enseignants dans un lycée de Varsovie*, réagissent à la loi mémorielle controversée qui vise à distancier la Pologne et les Polonais de l’Holocauste perpétré sur son sol.

Le texte a été traduit du polonais au français par Anna Blumsztajn.

Chers élèves,

Nous vous écrivons cette lettre à vous, à qui nous avons la chance d’enseigner, ainsi qu’à vos camarades d’autres écoles. Et, même si nous sommes aussi chercheurs en histoire de la Seconde Guerre mondiale, ce n’est ni une hypothèse de travail ni un débat scientifique que nous cherchons à développer ici. Cette lettre n’est pas non plus une intervention artistique. Nous vous écrivons en tant que professeurs, en tant qu’enseignants.

Vous le savez certainement puisque les médias en parlent depuis une semaine, une nouvelle loi est en passe d’être signée par le président de la République, dont le contenu peut-être résumé de la manière suivante : qui, dans ses propos, tiendra la nation polonaise ou l’Etat polonais coresponsable de crimes contre la paix, crimes contre l’humanité ou de crimes de guerre sera passible de sanctions.

Nous allons ici, et à l’avenir, enfreindre cette loi.

La « nation polonaise » et les institutions de l’Etat polonais (ainsi que toutes les autres « nations » et les autres Etats) sont responsables de crimes contre la paix, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. « La nation » est une incantation qui a le pouvoir de transformer des personnes inoffensives en meurtriers sans scrupule, convaincus de la justesse de leurs motifs. A ses origines, au début du XIXe siècle, le mot « nation » contenait une promesse – celle de la libération des peuples du joug des tyrans, celle de l’appréciation des différences entre les cultures (et entre les langues), d’une lutte commune pour la liberté. Mais quand, vainqueur, le concept de « nation » s’est allié à l’Etat, quand de mot d’ordre de la révolte, il est devenu idéologie du pouvoir, la promesse est morte. L’Etat-nation assoie son pouvoir en établissant des divisions entre les hommes, en définissant incessamment qui fait partie de cette communauté nationale imaginaire et se trouve sous sa protection et qui en est exclu, sans défense. L’Etat-nation exploite le concept de nation pour permettre à ses fonctionnaires de contrôler la vie de ses sujets, et livrer à la mort ceux qu’il a refusés.

C’est ce qu’enseigne l’histoire. Et l’histoire de la Pologne aussi.

C’est bien l’Etat polonais – celui de la deuxième République – qui a organisé en 1938 à Zbąszynek un camp dans lequel ont été emprisonnés les quelques milliers de ses propres citoyens juifs auxquels le Parlement polonais avait retiré leur nationalité polonaise et qui ont ensuite été expulsés d’Allemagne par le gouvernement d’Hitler. C’est l’Etat polonais qui en 1937, en la personne du ministre des Cultes religieux et de l’Instruction, a légalisé les « ghettos de bancs » divisant ainsi les amphithéâtres et les salles de cours des universités selon le même critère sur lequel seront fondés les murs des ghettos nazis.

Pendant la guerre c’est l’Etat polonais – autrement dit le gouvernement en exil à Londres – qui jusqu’en juin 1942 se refuse à condamner les crimes contre les Juifs. Silence dans les émissions de la radio officielle, silence dans la presse de l’Etat Polonais clandestin. L’Etat polonais ne se décidera jamais à appeler ouvertement les Polonais à s’opposer à l’extermination des Juifs même face aux déportations massives dans les camps de la mort, malgré les supplications de Szmul Zygielbojm et Ignacy Szwarcbart, membres du Conseil national auprès du Président de la République. En mars 1943, quelques semaines avant l’insurrection dans le ghetto de Varsovie, quand sur le territoire polonais plus de deux millions de Juifs ont déjà été exterminés, Szwarcbart écrit au Conseil national : « J’en veux au ministère de l’Intérieur de ne pas s’être adressé, au nom de cette communauté de destin […], à la société polonaise pour qu’au cœur de cette terrible catastrophe, de cette terrible tragédie, dans la mesure du possible, et par les moyens encore disponibles, elle soutienne moralement et matériellement ces Juifs polonais à l’agonie. »

Aujourd’hui, les institutions de l’Etat ne permettent pas de dire la vérité sur ce qui s’est passé pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans de nombreuses villes et villages les habitants sont conscients des meurtres et des pillages commis par les Polonais envers leurs voisins juifs et veulent exprimer ce sentiment de culpabilité. Mais l’idéologie de la nation qui a jadis incité au meurtre sert aujourd’hui à réduire au silence. C’est donc l’exact contraire de ce que nous disent bon nombre d’hommes politiques et commentateurs : non pas la nation innocente et des individus criminels, mais des individus au comportement noble ou ignoble, et la « nation » justifiant le crime.

Nous vous écrivons en ce début février. Les médias annoncent qu’au large des côtes libyennes 90 personnes se sont noyées en essayant d’atteindre l’Europe. Que les institutions de l’Etat les aient forcées à cette expédition illégale, que des milliers d’autres soient enfermées dans des camps semblables à celui de Zbąszynek – tout cela est aussi le résultat de l’égoïsme national. Et à ce crime aussi participe le concept de « nation polonaise » et la politique de l’Etat polonais qui « protège » cette nation des « étrangers ».

Il n’y a pas eu de communauté de destin avec les condamnés à mort, à laquelle croyait pourtant Szwarcbart ; il n’y a pas de communauté de destin avec ceux qui périssent en mer, ou qui souffrent dans les camps. La nation est la barrière qui rend cette communauté impossible.

La nation, avec laquelle on nous bourre le crâne et rabâche les oreilles depuis si longtemps. Dans les nouveaux programmes d’histoire pour le lycée – qui ne se distinguent pas spécialement des précédents – sur l’unique page qui décrit les buts éducatifs de l’apprentissage de l’histoire, le mot « nation » figure six fois, celui de patrie (ou de patriotique) cinq. Et seulement une fois pour mentionner « d’autres » nations ou Etats.

Outre la nation et l’Etat, il n’y a rien dans cette histoire scolaire, personne : ni les hommes que la nation oppresse, ni leur vie, ni leur labeur, ni leur recherche d’autres formes de vie, d’autres sortes de communautés, d’autres chemins vers le bonheur.

Ceux qui nous gouvernent utilisent le concept de nation pour proposer une fausse « fierté », une fausse communauté et une fausse « sécurité » à ceux qui sont souvent malheureux, fatigués par leur travail, leur crédit, le manque d’espoir ; pour éveiller en eux le mépris, la méfiance et l’hostilité envers les « étrangers », pour sanctionner le saint égoïsme et justifier l’insensibilité et la partialité de leurs opinions, et empêcher la recherche de la vérité.

Vous voyez cela au quotidien, en observant les hommes politiques, en écoutant leurs déclarations infantiles, abrutissantes et trop souvent infâmes, qui sont censées vous inspirer de la haine envers ceux avec lesquels vous voulez et savez coopérer, créer, vous lier d’amitié. C’est vous qui avez raison et ne laissez personne vous convaincre du contraire : chacun et chacune d’entre vous pense et sent ; vous êtes à l’aube d’un avenir que vous devez inventer et construire ensemble et qui doit être meilleur que ce qui vous entoure.

Valentin Behr : « La politique historique du gouvernement polonais laisse peu de place à la nuance »

Photo d’illustration : Pimke / Creative Commons. 

Sebastian Matuszewski

Enseignant

Professeur au Lycée multiculturel Jacek Kuroń (Varsovie), membre du groupe de recherche chargé de l’édition des Archives Ringelblum.