« Nous ne céderons Prague à personne / Nous préférons la démolir », disent les paroles d’une chanson tchèque traditionnelle.
Ce refrain chanté autrefois dans les cabarets pragois n’est pas innocent ; dans un élan masochiste, une ville qui est trop belle et que la guerre a épargnée ne désire-t-elle pas en secret qu’elle soit enlaidie par quelques entailles profondes dans sa propre chair ? Après une longue bataille administrative, la société britannique Flow East a entamé la démolition de la maison U Turků (« Chez les Turques » ; dans la vieille Prague, chaque maison a son nom) située dans la partie supérieure de la place Venceslas.
Un haut lieu du journalisme pragois
La place Venceslas est l’espace central du quartier de la Nouvelle Ville qui a été construit au XIVe siècle d’après les plans urbanistiques élaborés par l’empereur Charles IV en personne. La maison U Turků, érigée en 1880, a été reconstruite en 1920 dans un style Art déco.
Une maison Art nouveau voisine située dans la rue Opletalova et dont les fondements remontaient jusqu’au Moyen Âge avait beau être classée monument historique, depuis 2002, elle a disparu il y a quatre ans déjà. Son nouvel acquéreur avait plus d’un tour dans son sac : il l’avait creusée de l’intérieur, ne laissant qu’une coquille vide des façades et, aussitôt, il avait demandé son déclassement au Ministère de la Culture tchèque. Constatant qu’il n’y avait plus rien à protéger, le ministère a obtempéré. La mairie du quartier a fini par ordonner la démolition des façades qui se penchaient vers le trottoir, menaçant des passants…
Les deux maisons en question ont été des hauts lieux du journalisme pragois. Dans la maison située dans la rue Opletalova, le quotidien Národní listy (« feuilles de la Nation ») a installé ses locaux à la fin du XIXe siècle ; après 1918, l’écrivain Karel Čapek a fait partie de l’équipe rédactionnelle. Plus tard, la maison a été transformée en imprimerie et les journalistes ont déménagé juste à côté. Le premier siège du quotidien Lidové noviny (« Journal Populaire ») après la révolution de velours de 1989 a été dans la maison U Turků ; c’est vers cette époque-là qu’y a travaillé… votre serviteur.
Václav Havel s’est joint aux protestataires, en vain
La procédure liée à l’autorisation de démolition de la maison U Turků s’est étalée sur une bonne dizaine d’années. L’avis négatif de l’Office nationale de protection du patrimoine historique avait été remplacé par l’avis favorable du département du même nom de la mairie de Prague. Plusieurs établissements culturels avaient fait recours. On avait interpellé le ministre de la culture pour qu’il intervienne en faveur de cette maison qui, sans être un chef-d’œuvre, était partie intégrante de l’héritage architectural pragois ; en 2011, quelques mois avant son décès, Václav Havel avait adressé une lettre ouverte au ministre critiquant sévèrement le fait que ce dernier se fût rangé du côté du propriétaire-destructeur.
À présent, la bataille se termine donc par la victoire d’un portefeuille bien garni. À la place des deux maisons, on érigera un immense palais en verre portant le nom poétique Květinový dům (« Maison de fleurs »). Et les destructions de vieux édifices se poursuivent dans le centre historique de Prague, pourtant inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO ; pour combien de temps encore ?