Kapuściński. Un nom mythique parmi les reporters et les lecteurs. Un homme qui aura su narrer la deuxième moitié du XXe siècle comme très peu l’ont fait. Un écrivain encensé par ses pairs tels Luis Sepúlveda et un journaliste respecté. L’histoire d’un jeune Polonais, parti loin de sa patrie pour couvrir coups d’états et révolutions sur divers continents, sans jamais oublier sa Pologne.
Article publié le 1er août 2016 dans Hajde |
Le narrateur d’un temps révolu
Kapuściński, c’est avant tout l’histoire d’une époque révolue. Celle où le mot et l’écrit jouissaient d’un prestige sans pareil. Celle où le journal du matin était attendu par de nombreux citoyens aux quatre coins du monde pour s’informer et comprendre les événements dans leur pays et au-delà. Une époque où les faits mettaient plusieurs jours à traverser mers, montagnes et milliers de kilomètres.
Le Polonais était un artisan de cette époque. Ayant travaillé sur tous les continents, il a surtout laissé son empreinte en Afrique – même si ce serait une grande injustice de taire son travail en Iran ou en Amérique Latine. Dans les années 1960 et 1970, Kapuściński faisait partie de cette petite dizaine de correspondants envoyés par leurs agences de presses nationales pour couvrir la vie très agitée d’un continent en pleine décolonisation.
Seul correspondant pour l’Agence de Presse Polonaise, Kapuściński fut en quelque sorte les yeux, le nez et les oreilles de tout Polonais souhaitant savoir ce qui se passe sur le continent noir. Chaque événement, chaque nouvelle, chaque fait passaient par le filtre du journaliste polonais et les lecteurs polonais comprenaient les évolutions en Afrique à travers ce prisme singulier. Un honneur certes pour un journaliste mais aussi une grande responsabilité.
Le journaliste devenu écrivain
Cependant, le récit journalistique a rapidement montré ses limites pour Kapuściński. Des limites de formes surtout et parfois de fonds. Dans un extrait du reportage Poet on the Frontline, Kapuściński explique parfaitement son dilemme : « Sur une page manuscrite, je devais décrire toute une révolution. C’est très concis et cela ne dit rien sur la situation réelle. Cela ne dit rien sur les couleurs, les odeurs, la température, cela ne dit rien sur l’agitation de la foule. J’ai ressenti qu’étant le seul sur place je devais écrire quelque chose de plus. Et j’ai commencé à écrire mes livres. »
Cette citation donne de nombreuses indications sur le caractère de Kapuściński et sa manière d’entrevoir les événements. Au contraire de certains de ses confrères, le Polonais était bien plus qu’un narrateur de faits. Le fait n’était pour lui que la porte d’entrée pour explorer un environnement, une culture et surtout une population.
Il faut sans doute contempler son parcours personnel pour mieux comprendre la dynamique intellectuelle de Kapuściński. Né en 1932 à Pinsk dans ce qui était alors une ville polonaise puis est devenue une ville biélorusse, le Polonais a vécu très jeune une situation de guerre. A 7 ans, il était déjà bercé par les conflits, les déportations et les privations.
Ainsi, en Afrique, sur un continent où les guerres civiles succédaient aux coups d’état, Kapuściński avait certainement cette faculté à se détacher des faits pour se concentrer sur ce qui l’intéressait avant tout : l’autre. Celui qui subit la guerre civile mais aussi celui qui la mène ou tout simplement ceux qui doivent vivre avec. Car au fond, plus que des faits journalistiques, Kapuściński aimait surtout raconter voire magnifier des visions et des sensations.
Les différents visages de Kapuściński vus de Pologne
Les années 2000 ont vu naître de nombreuses polémiques concernant les écrits du Polonais. Certains journalistes ont ainsi démontré que Kapuściński s’était à diverses reprises éloigné des faits avérés pour le besoin de ses récits. Une critique compréhensible d’un point de vue journalistique orthodoxe mais qui n’enlève cependant rien à la puissance d’évocation de ses récits qui restent malgré tout fortement imprégnés d’une véracité historique.
Une autre polémique est née sur son rapport à la Pologne. Dans le documentaire A Poet on the Frontline, un de ses confrères évoque la manière dont les écrits de Kapuściński étaient reçus dans les années 1970 en Pologne : « Nous lisions à cette époque Ryszard comme quelqu’un ayant volontairement choisi d’émigrer de Pologne en Afrique mais qui écrivait malgré tout sur la Pologne. Ainsi le Négus (livre sur Haile Selassie) était lu en Pologne comme un livre sur Edward Gierek, le leader du parti communiste polonais dans les années 1970. » Dans les années 1980, Kapuściński écrivit également abondamment sur le mouvement Solidarność avec une réelle bienveillance, alors qu’il était retourné vivre en Pologne. Cependant, un livre intitulé Kapuściński Non Fiction paru en 2010 démontra les rapports étroits entre le régime communiste et le reporter, l’accusant d’être un informateur du régime en place – ne fournissant cependant que des informations anodines et sans conséquence négative pour qui que ce soit. Dur de percer a posteriori le mystère Kapuściński sur ce point.
Quoi qu’il en soit, il reste aujourd’hui de très nombreux livres du Polonais à lire ou relire. Des témoignages uniques sur l’évolution de l’Afrique pendant une trentaine d’années, sur l’Iran, l’Union Soviétique ou l’Amérique Latine. Des livres qui permettent de découvrir des territoires, des événements, des sensations à travers le prisme Kapuściński. Un prisme qui s’est peut-être parfois éloigné de la réalité mais sans doute avant tout pour la magnifier. Pour le plus grand plaisir du lecteur curieux.