Grâce à des fonds quasi illimités, une armée d’influenceurs à la solde du Fidesz de Viktor Orbán inondent Facebook et les réseaux sociaux de leurs messages politiques progouvernementaux. Dans une enquête vidéo, le média en ligne Telex revient sur cette stratégie du « tapis de bombes ».
Ils sont inévitables. Leurs noms ne sont pas très connus, mais les visages de ces trentenaires bien habillés, branchés et décontractés, sont familiers des internautes hongrois. Quiconque s’est rendu sur Facebook en Hongrie en 2022 a forcément vu apparaître une vidéo au « contenu sponsorisé » de l’organisation Megafon. Mais face caméra, ces « influenceurs » ne font pas la promotion de produits de beauté ou n’offrent pas de bons de réductions pour le spa local : leur produit à eux, c’est le Fidesz de Viktor Orbán.
« Voilà comment fonctionne la gauche dollar ! » ; « Vous avez entendu ce qu’a dit cette Bruxellite ignare et sans cervelle ? » ; « Pourquoi les libéraux veulent à tout prix s’occuper du changement de sexe des enfants ? » Les vidéos sont innombrables, mais elles sont toutes le même objectif : hors période électorale, attaquer les partis d’opposition, Bruxelles, « la gauche », et tous ces ennemis érigés comme tels par le régime Orbán.
Cette armée d’influenceurs au service de Viktor Orbán est désormais au cœur de la propagande du Fidesz. Ils envahissent régulièrement les réseaux sociaux pour introduire les nouvelles trouvailles concoctées par les équipes d’Antal Rogán, le « ministre de la Propagande ». Le média en ligne Telex est revenu sur l’ascension de cette organisation dans une enquête vidéo.
Facebook plutôt que le journal
Les origines de Megafon remontent à 2019. Cette année-là, lors du traditionnel meeting de Tusványos en Roumanie, sorte d’université d’été du Fidesz, le directeur de la communication digitale du parti, Magor Dukász, soulignait l’importance grandissante des vidéos publiées sur Facebook. Philipp Rákay, l’un des dirigeants de Megafon, confirmait en janvier l’intuition née quelques années plus tôt : « Aujourd’hui, c’est l’espace en ligne qui est, pour ainsi dire, le champ de bataille du débat public. Ça n’est pas un hasard si je ne fais pas de télévision, ça n’est pas non plus un hasard si on a choisi Facebook ».
Ça n’est toutefois qu’après les élections municipales de 2019, lors desquelles le Fidesz a pour la première fois essuyé de sérieuses défaites électorales, que la direction du parti adhère à l’idée d’employer massivement des influenceurs, lançant véritablement Megafon. Selon les mots de son fondateur, István Kovács, il s’agit de « transformer internet » et de promouvoir « des idées de droite » face à « l’hégémonie » de l’idéologie libérale.
Même si la direction de Megafon se défend d’être affiliée à un quelconque parti politique, les liens avec le Fidesz sont un secret de polichinelle. Les journalistes de Telex ont mis à jour plusieurs officiels du Fidesz impliqués dans l’entreprise. Cela inclut Magor Dukász, ou encore András Gyürk, eurodéputé et directeur de campagne du Fidesz, campé juste derrière Viktor Orbán lors de son discours célébrant la victoire le 3 avril 2022. Zsolt Bayer, un très proche du Premier ministre et propagandiste extrêmement virulent, fait également partie des cercles de Megafon.
Antal Rogán, le « Ministre de la Propagande » devenu maître-espion de la Hongrie
Pour autant, cela ne veut pas dire que Megafon est téléguidé nuit et jour par le Fidesz. Pour savoir ce qu’il faut raconter, l’une des sources de Telex explique ainsi qu’il « suffit d’ouvrir le Magyar Nemzet lundi matin pour savoir ce dont il sera question cette semaine » – le quotidien Magyar Nemzet étant le véritable porte-voix du gouvernement. La dernière campagne en date, menée à l’automne 2022, a permis d’introduire dans le débat public l’expression de « gauche dollar », désignant l’opposition accusée d’être financée par des organisations américaines.
Au micro de Telex, le chercheur Dániel Mikecz, souligne la complémentarité entre les campagnes de communication des influenceurs et des politiciens : pendant que Megafon véhicule des idées plutôt négatives (menace de l’opposition, de la guerre, de la crise économique…) à travers des vidéos à la musique et aux couleurs plutôt sombres, les politiciens peuvent se concentrer sur un message plus positif, qui attirera l’électeur en quête de réconfort.
Une liberté de ton pour ridiculiser l’adversaire
Ces influenceurs d’État bénéficient également d’une marge de manœuvre dans leur expression que ni les politiciens ni les médias traditionnels ne peuvent employer. Dans leur vidéo, ils n’hésitent pas à être familier, voire vulgaire, dans l’évocation de leur sujet, ou encore à tourner l’actualité en dérision ou à la commenter en faisant des blagues – en somme, en usant d’un ton qui colle parfaitement aux codes et aux normes modernes d’internet, tels qu’ils sont notamment en vogue sur les réseaux sociaux des plus jeunes, comme Instagram ou TikTok.

Un de leur format préféré consiste à se filmer en train de poser des questions aux membres de l’opposition – bien que leurs questions relèvent plus du « troll » (provocation) qu’autre chose. « Je voulais féliciter le parti Dialogue pour avoir dépassé la part des 1% selon les derniers sondages » ; « Pourriez-vous nous dire combien de dollars vous avez sur vous ? » ; « Voici donc les fameuses nouvelles toilettes publiques de Gergely Karácsony ! » s’exclame Dániel Deák, l’un de ces influenceurs les plus connus.
« L’arme magique » du Fidesz
L’avenir des équipes de Megafon s’annonce radieux. En termes d’impact, les dernières élections ont confirmé la supériorité de ce type de contenu par rapport aux médias traditionnels : une fois les élections passées, de nombreux médias pro-Fidesz, qui ne vivaient que sous perfusion, ont mis la clé sous la porte. À l’inverse, Megafon s’est agrandie et publie toujours plus de contenu.
Les journalistes de Telex admettent ne pas avoir d’éléments concrets permettant de désigner précisément qui finance Megafon. L’hypothèse la plus crédible reste que cette organisation est financée par des hommes d’affaires proches du pouvoir – des membres de Megafon eux-mêmes ont admis recevoir des dons de la part d’entrepreneurs « de droite ».
La quête aux indécis
L’avantage ultime conféré par Megafon est que ces campagnes Facebook permettent d’atteindre les électeurs indécis. Les médias progouvernementaux traditionnels, comme le quotidien local ou les chaînes TV, ne touchent finalement que les électeurs déjà acquis au Fidesz. Or, les élections se jouent au niveau des électeurs indécis. Et sur ce terrain, le Fidesz a gagné à plate couture en 2022, mobilisant bien davantage les électeurs incertains que l’opposition.
L’influence de Megafon n’y est pas étrangère. En cinquante jours de campagne électorale, Megafon a dépensé près de 600 millions de forints – soit près de 1,5 million d’euros – en contenu sponsorisé sur Facebook, soit plus du double des sommes officiellement dépensées par le Fidesz sur ce même réseau social. En tant qu’entreprise privée, Megafon échappe à tout contrôle de la part du régulateur du temps de parole, et peut, en toute légalité, investir plusieurs millions pour véhiculer n’importe quel message.
« Ils sont dans une stratégie de tapis de bombe. Pour seule une vidéo, ils payent plusieurs dizaines de millions de forints, de sorte qu’il est absolument certain que n’importe quel internaute hongrois finira par tomber sur leur contenu », explique Zsolt Hanula, journaliste chez Telex, qui ajoute que même en bloquant volontairement un influenceur en particulier, « on ne peut pas vraiment y échapper, parce que derrière il y a une dizaine d’autres influenceurs proférant le même message ».
La période électorale a beau être derrière nous, Megafon continue d’investir continuellement plusieurs dizaines de millions de forints dans du contenu sponsorisé. Les influenceurs préférés de Viktor Orbán risquent d’occuper l’internet hongrois pendant encore longtemps.