Quatre ans de congé parental, le piège de la dépendance pour les femmes tchèques

Avec un congé parental qui peut aller jusqu’aux quatre ans de l’enfant, la Tchéquie détient le record d’Europe. À 98 % pris par la mère, ce congé offre cependant peu d’alternatives et joue un rôle dans l’énorme fossé salarial entre hommes et femmes.

« Nous nous vantons toujours d’avoir le plus long congé de maternité au monde, mais c’est un piège horrible pour les femmes », débute Natalie, 43 ans, qui a galéré comme mère monoparentale au début des années 2010. Elle a immédiatement répondu à notre appel à témoignages sur un groupe Facebook et a donné libre cours à sa frustration par téléphone.

Après deux ans en congé parental, Natalie s’est retrouvée coincée en tentant de revenir sur le marché du travail. Rejet des employeurs, manque de crèches, stéréotypes sociaux, elle en a vu de toutes les couleurs. « Cela ne m’était pas venu à l’esprit que la société commencerait à me traiter comme une citoyenne de seconde catégorie », résume-t-elle son expérience.

Bea*, 32 ans, n’a pas voulu attendre des années avant d’être à nouveau active professionnellement, mais elle s’est aussi retrouvée face une dure réalité. « Les employeurs ne sont pas vraiment prêts à s’adapter aux parents de jeunes enfants », raconte-t-elle par courriel.

Elle n’a pas baissé les bras et s’est démenée, enchaînant formations et petits boulots pour tirer son épingle du jeu. « Je n’ai pas pu rester dans mon domaine pendant mon congé parental et j’ai choisi ces boulots non pas selon mes qualifications, mais selon la possibilité de les concilier avec la parentalité », explique Bea.

Jusqu’à quatre ans à la maison

En Tchéquie, les mères ont un congé de maternité de 28 semaines après la naissance si elles ont cotisé au système social et un des deux parents (dans 98 % des cas, la mère) a ensuite droit à une allocation parentale jusqu’aux 4 ans de l’enfant s’il reste à la maison pour s’en occuper.

Durant ce congé parental, la mère perçoit un total de 300 000 couronnes tchèques (12 750 €) pour une période allant, au choix, de deux (530 € par mois) à quatre ans (265 € par mois). Dans tous les cas, c’est bien en-deçà du salaire minimum actuel (735 €).

« Je devais revenir sur le marché du travail et je n’avais nulle part où placer mon enfant ».

Natalie

Si l’État donne le choix aux parents, la réalité est qu’il y a peu d’alternatives à un long congé parental tant le système est inadapté aux jeunes parents. Tout d’abord, il y a si peu de places dans les crèches et les garderies que les mères n’ont tout simplement pas le choix que de rester à la maison.

C’est ce que Natalie a pu constater à la fin de son congé parental, qu’elle avait choisi le plus court possible pour recommencer à faire du journalisme. « Mon congé s’est terminé, je devais revenir sur le marché du travail et je n’avais nulle part où placer mon enfant », raconte-t-elle.

Dans son quartier de Prague, il n’y avait qu’une seule crèche pour vingt enfants et elle était pleine. Elle a eu la chance de voir une place se libérer une semaine après un premier refus. Si Natalie parle d’une expérience qui a eu lieu il y a dix ans, la situation ne semble pas s’améliorer, puisqu’on rapportait que 44 000 demandes pour crèches et garderies avaient été refusées l’année dernière, par manque de places.

Prague, mars 2023. Photo : Adrien Beauduin
Défiance envers les crèches

Le long congé parental est aussi dû à un rejet sociétal des crèches datant de l’époque communiste, qui poussait les femmes à vite revenir sur le marché du travail, laissant les enfants dans des établissements à la triste réputation. Parqués dans de grands groupes avec du personnel peu nombreux et non-qualifié, les enfants n’étaient pas toujours bien traités.

« La génération de nos grand-mères et aussi de nos mères gardent en elles un profond traumatisme des crèches communistes où allaient leurs enfants à l’âge d’un an – et en écoutant leurs souvenirs, cela se comprend », remarque Kateřina, 42 ans, deux enfants, qui me contacte par courriel dans un français parfait.

Cette expérience a aussi formé un quasi-consensus professionnel anti-crèches parmi les psychologues et pédagogues depuis les années 80. « Il y a quelques hommes visibles dans l’espace médiatiques qui répètent le cliché, ou plutôt le dogme, que l’enfant doit rester avec la mère jusqu’à trois ans et que personne d’autre ne doit s’en occuper », dénonce Natalie.

En se basant sur des études tchécoslovaques des années 60 ou 70, certains experts ont effectivement répété pendant des décennies que les institutions étaient inappropriées pour les enfants de moins de trois ans. En 2018, la droite s’était même battue contre l’obligation pour les garderies d’accepter des enfants dès l’âge de deux ans.

Cette vision est aussi véhiculée dans les commentaires sur Facebook. « Les crèches sont vraiment une extrémité que seul un minimum d’enfants peut supporter sans dommage », écrit par exemple une commentatrice.

« Les garderies publiques emploient souvent du personnel qui ne se forme pas et se conduit envers les enfants d’une façon peu convenable, grossière et humiliante ».

Bea

Alena Zachová, sociologue de formation et employée dans le marketing, confirme que les préjugés ont la peau dure : « J’ai dû me justifier auprès de ma famille de mettre mon enfant à la crèche et de retourner au travail après un an et demi, et endurer leurs reproches ». Natalie a aussi dû faire face à l’incompréhension et aux jugements de son entourage.

Si Natalie raconte qu’elle a trouvé la crèche publique de son quartier pragois « formidable », Bea n’a pas la même expérience dans la région de Zlín. Selon elle, les choses ont peu changé dans les trente dernières années : « Les garderies publiques emploient souvent du personnel qui ne se forme pas et se conduit envers les enfants d’une façon peu convenable, grossière et humiliante ». Les garderies privées sont meilleures, dit-elle, mais le coût représentait le tiers de son salaire.

Employeurs inflexibles

Même pour les jeunes mères qui auraient trouvé une crèche ou qui auraient de l’aide à domicile, les obstacles restent. Tout d’abord, les employeurs montrent souvent beaucoup de réticence : « Je serais bien restée journaliste, mais personne ne veut d’une journaliste avec un enfant de deux ans », se rappelle Natalie.

À l’Office du travail, ils lui ont carrément dit que personne ne voulait employer de mères avec de jeunes enfants. « Ils m’ont même recommandé de cacher que j’avais un enfant lors des entretiens d’embauche », dit Natalie. En effet, les employeurs posent souvent ce genre de questions aux femmes, même si c’est illégal, et parfois admettent ouvertement qu’ils préfèrent un homme, puisqu’il ne tombera pas enceint.

« Le problème, c’est qu’ils ne veulent pas de temps partiel, explique Natalie, ils veulent tous des employés qui sont là de neuf à cinq ». Bea confirme : « Quand j’ai contacté mon employeur précédent pour revenir à temps partiel, j’ai été rejetée assez grossièrement ; ils n’avaient rien à faire de quelqu’un qui ne travaillerait ‘que’ six heures par jour. »

Une carrière interrompue

Pour Natalie, les portes des rédactions des médias se sont refermées. Elle a donc abandonné le journalisme et s’est débrouillée comme arrangeuse de vitrines, un emploi qui avait l’avantage d’être lié à des tâches concrètes plus qu’à un horaire fixe. Elle n’a pu reprendre du service en journalisme que plus tard, quand son fils était plus grand.

Selon la loi, les employés en congé parental peuvent revenir à leur poste à la fin de ce congé. Kateřina remarque cependant que ce droit n’existe qu’en théorie. « Surtout si vous restez trois ans en congé parental, on ne compte plus sur vous et après il est difficile de concilier travail et famille si vous n’avez pas de partenaire qui décide de travailler moins », écrit-elle.

Les mères sont poussées à l’écart du marché du travail pendant des années, à se tourner vers les emplois à temps partiel ou bien à trouver des emplois en dehors de leur domaine de qualification.

Selon son expérience, les mi-temps sont non seulement quasi-inexistants, mais ils représentent souvent une charge équivalente à un temps plein, avec un salaire moindre. « On reprend surtout pour ne pas perdre le contact avec le monde du travail et on met tout ce que l’on gagne dans la crèche », dit-elle.

Tereza*, actuellement en congé parental après la naissance de son troisième enfant, s’est résignée à mettre un terme à sa carrière dans le secteur bancaire, car les heures de travail ne correspondent pas à celles des crèches et son mari est souvent absent. « Malheureusement, nous sommes dans la mauvaise région, les emplois sont rares et les salaires sont les plus bas. Il faudra donc probablement que j’aille faire un travail en dehors de mon domaine, non qualifié, pour peu d’argent », écrit-elle sur Facebook.

Fossé salarial

Dans le système tchèque, les mères sont donc souvent poussées à l’écart du marché du travail pendant des années, à se tourner vers les emplois à temps partiel ou bien à trouver des emplois en dehors de leur domaine de qualification. Cela entraîne des conséquences sur le niveau de rémunération des femmes.

Même si les femmes tchèques d’âge actif sont aujourd’hui plus diplômées que les hommes, l’écart salarial entre hommes et femmes reste l’un des pires de l’UE : plus de 16 %. Comme le souligne Alena Křížková de l’Académie des sciences, ce fossé salarial est particulièrement élevé entre 35 et 44 ans, précisément au moment où les femmes ont de jeunes enfants.

Dans les témoignages recueillis, les jeunes mères ayant eu le plus de facilité à réintégrer le marché du travail parlaient de travail, souvent à temps partiel, dans les associations communautaires, le service public, l’auto- ou micro-entrepreneuriat. Bref, loin des postes rémunérateurs et des positions de pouvoir.

Et les pères ?

Au-delà des préjugés sexistes sur les rôles de la mère et du père, les couples font bien souvent un calcul purement économique. Les hommes gagnent déjà plus d’argent avant la naissance des enfants, et le couple choisit donc logiquement que la mère soit celle qui prenne le congé parental et sacrifie ses ambitions professionnelles. Comme l’écrit Tereza, « cela ne vaut pas la peine de réfléchir à ce que ce soit mon mari qui change de travail, parce qu’il gagne beaucoup plus que moi. »

Pour les jeunes mères, l’engagement du père joue un rôle fondamental dans l’ouverture de possibilités professionnelles. Une commentatrice écrit qu’elle a réussi à concilier travail et famille entre autres « grâce à un mari qui s’engage vraiment beaucoup dans l’éducation des enfants et le ménage, par rapport aux normes tchèques. »

L’État n’encourage cependant pas beaucoup les pères à s’engager dans l’éducation des nourrissons, puisque le congé paternité n’est que d’une semaine, et n’existe que depuis 2018. De plus, comme le note une commentatrice, le père qui travaille pendant le congé parental de sa femme perd des avantages fiscaux s’il réduit son temps de travail pour permettre à sa femme de se réengager professionnellement.

Dépendance et pauvreté

Cette situation crée de nombreux effets pervers pour les femmes tchèques, puisqu’elle les rend dépendantes de leur partenaire et les pousse dans la pauvreté en cas de situation de monoparentalité. « La question de la dépendance économique est la source de tensions très fortes au sein du couple, surtout si la femme enchaîne les congés parentaux », écrit Kateřina, qui s’est démenée pour revenir sur le marché du travail entre autres pour éviter d’être dépendante.

En effet, les allocations ne sont pas suffisantes pour subvenir aux besoins d’une jeune mère et d’un enfant, si elles ne sont pas combinées avec le salaire du partenaire. Selon Natalie, mère monoparentale, les mensualités sont si basses qu’elles ne suffisent pas à couvrir les besoins essentiels. « Si vous ne voulez pas être dépendante du père, alors pas de chance, c’est de votre faute », résume-t-elle.

Les jeunes mères dans la détresse peuvent certes combiner d’autres allocations, mais cela ne fait que les maintenir autour du seuil de pauvreté. Ainsi, près d’un tiers des mères monoparentales (qui représentent 90 % des parents monoparentaux) sont sur ce seuil en Tchéquie.

Que du négatif ?

Malgré tous ces aspects négatifs, de nombreuses femmes plébiscitent ce modèle. En effet, ce long congé permet à celles qui le désirent (et peuvent se le permettre) de se consacrer entièrement à leurs enfants, et même à poursuivre d’autres projets.

« J’ai été avec les enfants ‘à la maison’ vraiment longtemps, au moins 13 ans (et puis je n’ai travaillé qu’à temps partiel pendant longtemps), je le voulais et je ne le regrette pas. Pour moi, il était important de me dévouer à mes enfants et de ne pas confier leur éducation à des institutions », écrit une commentatrice, qui ajoute : « j’ai un mari duquel je n’ai aucun problème d’être dépendante. »

Une seconde commentatrice écrit qu’elle était du ‘type maternel’ et ne voulait pas retourner rapidement au travail. « Il faut avoir la possibilité d’être à l’écoute des besoins des enfants », écrit-elle, notant que ses enfants n’étaient pas prêts pour les crèches ou garderies.

Pour une autre, le long congé parental a été une possibilité pour elle de poursuivre ses études en parallèle, notamment grâce à l’aide de son mari et de leurs parents respectifs. « Dans certaines conditions, le long congé parental et la générosité de l’État peuvent être utilisé à votre avantage », dit-elle.

La plupart des commentatrices s’entendaient pour dire que la longueur du congé parental n’était pas le principal obstacle, mais que le manque d’alternatives était bien le nœud du problème. Pour le moment, les économistes évoquent une réduction du congé parental pour pousser les femmes à revenir sur le marché du travail, mais les témoignages montrent bien que la solution devra être plus complexe.

Il reste fort à faire pour permettre aux jeunes mères tchèques (et aux jeunes parents en général) de s’épanouir autant dans leur rôle de parents que dans leur carrière. En attendant, les femmes resteront encore fort désavantagées sur le plan socio-économique.


*pseudonyme

Adrien Beauduin

Correspondant basé à Prague

Journaliste indépendant et doctorant en politique tchèque et polonaise à l'Université d'Europe centrale (Budapest/Vienne) et au Centre français de recherche en sciences sociales (Prague). Par le passé, il a étudié les sciences politiques et les affaires européennes à la School of Slavonic and East European Studies (Londres), à l'Université Charles (Prague) et au Collège d'Europe (Varsovie).

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