« On reste tant que la guerre durera ». La Roumanie relève le défi de l’accueil des Ukrainiens sur le long terme

Fin juillet, la Roumanie a lancé un plan d’intégration à moyen et long terme des réfugiés ukrainiens sur son territoire, une première dans l’Union européenne. Reportage à Brăila où des entreprises et des communautés, comme la minorité russophone des Lipovènes, s’organisent pour les accueillir, malgré les obstacles.

Autour du port de Brăila, en contrebas de la ville, les pavés disloqués et bâtiments éventrés donnent des airs de fin du monde. Cette cité de 200 000 habitants, au charme d’un autre temps, fut pourtant prospère et cosmopolite au XIXe et XXe siècles, abritant des populations turques, grecques, roumaines, et lipovènes, qui vivaient du commerce ou de la pêche sur le Danube. Brăila était d’ailleurs un carrefour central du commerce international où se fixait le prix des céréales en Europe. Mais sur les docks, la vie décrite par l’écrivain Panaït Istrati n’a pas complètement disparue. Des ouvriers casse la croûte à l’ombre d’un arbre tandis que d’autres se dirigent vers les grues portuaires d’un jaune éclatant. En tendant l’oreille, beaucoup ne parlent pas roumain entre eux, mais anglais, russe ou ukrainien. Car depuis le début de l’invasion en Ukraine et le blocage du port d’Odessa, Brăila connaît de nouveau une frénésie inattendue. Située à une heure de la frontière, la ville est devenue, avec d’autres ports du Danube, une plateforme cruciale pour l’exportation de céréales et d’huile de tournesol ukrainiennes.
Une quarantaine d’Ukrainiens recrutés
Pour répondre à cette demande, l’opérateur portuaire Hercules SA emploie plus de 15 Ukrainiens depuis le mois de juin, et en attend une trentaine de plus. Parmi eux, une dizaine est hébergée dans une grande maison sur place. Ces hommes âgés de 30 à 60 ans, venus de Marioupol, Slaviansk, Mikolaïv ou Odessa, n’ont pas été mobilisés, parce qu’ils ont au moins trois enfants, qu’ils ont la citoyenneté roumaine. C’est le cas d’Oleg, 44 ans, qui travaille dans la logistique pour une entreprise américaine et donne un coup de main pour la traduction du russe à l’anglais. Il était à l’étranger au moment de l’invasion et s’est réfugié en Roumanie. « Ma femme et ma fille habitent à Odessa et viennent me voir de temps en temps. Il faut 5 heures de route en voiture pour venir » précise-t-il. Il présente quelques employés assis autour d’une table : « On reste tant que la guerre durera. Certains sont venus avec leur famille. Beaucoup n’ont plus de travail chez eux. »
Roma, 35 ans, et Oleg, 44 ans, deux travailleurs ukrainiens à Hercules SA, opérateur portuaire à Braila. Photographie : Marine Leduc.
Plus loin, Roma se dirige vers les docks après la pause déjeuner. L’homme de 35 ans a traversé le Danube en août avec le bac qui rejoint l’Ukraine et la Roumanie au niveau d’Isaccea. « Je n’avais plus de travail à Izmail, alors j’ai trouvé un job ici. Ma femme aussi veut en trouver un » raconte-t-il. Il a bon espoir que la guerre se termine bientôt et qu’il puisse retourner en Ukraine. « C’est pourquoi je veux que mes trois enfants suivent le cursus ukrainien en ligne, pour qu’ils restent dans le système scolaire. » Oleg corrobore : « C’est mieux selon moi. À Galati (autre port roumain du Danube situé à 40 km, ndlr),d’autres enfants sont dans une école avec des professeurs ukrainiens, qui suit le système de notre pays.
Les Lipovènes, aux avant-postes de l’accueil

Sur les hauteurs de la ville, dans le quartier excentré de Pisc, une mère ukrainienne entre dans le hall de l’école Pouchkine. Elle vient y inscrire son fils à la maternelle sous le regard bienveillant de la directrice et professeure de CE1, Maria Milea. Pour cette dernière, « il est compréhensible que des familles veuillent garder leurs enfants dans le cursus ukrainien, mais de notre côté, nous avons commencé à penser à l’accueil sur le long terme, car nous ne savons pas quand cela va se terminer. » L’école ne prend pas le nom du poète russe au hasard : Pisc est le quartier des Lipovènes, minorité russophone et religieuse.

Maria Milea, directrice lipovène de l’école Pouchkine à Braila. Photographie : Marine Leduc.

Depuis le début du conflit, la communauté s’est distinguée pour sa générosité envers les réfugiés, que ce soit pour l’hébergement, la traduction ou l’accompagnement. « Nous savons ce que signifie d’être exilés, évoque Maria Milea. Nos ancêtres ont été persécutés en Russie au XVIIIe siècle car ils voulaient pratiquer l’ancien rite orthodoxe. » Ces « vieux-croyants », descendants des Cosaques, se sont installés sur les rives du Danube et de son delta, où ils pratiquaient la pêche. Braila abrite près de 4 000 de ces 30 000 « Russes lipovènes », dénomination officielle de la minorité en Roumanie. Elle fait en effet partie des 19 minorités nationales, ce qui lui permet d’être représentée au Parlement et de recevoir des fonds publics pour la préservation de sa culture.

Dans l’école Pouchkine, en plus des matières principales dispensées en roumain, les élèves reçoivent ainsi des cours de russe lipovène, un agrégat de russe et de termes ukrainiens, roumains et turcs. Sur près de 330 élèves inscrits cette année de la maternelle à la 3e, plus de 70 % sont lipovènes, et 10 % ukrainiens. L’école a par ailleurs ouvert une classe de roumain spécialement pour ces derniers, avec cette idée d’intégrer les élèves dans le système du pays, car « certains parents pensent s’installer en Roumanie » constate la directrice.

Une classe de l’école lipovène à Braila qui accueille des enfants ukrainiens. Photographie : Marine Leduc.
Le défi de l’accueil sur le long terme

Sur près de 2,4 millions d’Ukrainiens qui sont entrés en Roumanie depuis le 10 février, environ 80 000 sont restés sur le territoire, dont la moitié sont des enfants. Après la phase d’accueil d’urgence, se pose désormais la question d’un accueil sur le long terme. « Il faut que ces personnes deviennent autonomes et puissent avoir une vie digne dans notre pays. Qu’elles n’aient plus besoin de se baser sur l’assistance de l’État ou des ONG, parce que ce n’est pas soutenable sur une période plus longue, pour personne » soutient Madalina Turza, conseillère d’État du premier ministre. Fin juillet, le gouvernement a lancé un Plan national d’intégration sur les moyen et long termes, une première dans l’Union Européenne, dont elle en est la coordinatrice. Avec une dotation de 200 millions d’euros par an issus des caisses de l’État, ce plan bénéficiera aux 60 000 Ukrainiens enregistrés sous le Mécanisme de protection civile européen.

« C’est aussi important pour eux, pour leur santé mentale. Par ailleurs, ce processus n’est pas une décision fondamentale et irréversible. Il est toujours possible de repartir, dans quelques mois, un an ou plusieurs années » explique Madalina Turza. Le plan contient de multiples mesures réparties dans six domaines considérés essentiels pour l’intégration : la santé, l’éducation, le travail, l’hébergement, les enfants et les personnes vulnérables. Le soutien psychologique et l’aide aux communautés locales comme les Lipovènes en font partie.

La conseillère est consciente des multiples obstacles, notamment bureaucratiques, qu’implique l’accueil des réfugiés. « Ce plan n’est pas parfait, mais c’est une vision, une stratégie qui était nécessaire. Il faut savoir que près d’une trentaine de lois ont été changées depuis le début du conflit pour changer le statut de leur visa, faciliter le recrutement ou la prise en charge, se félicite-t-elle. On ne se rend pas compte, mais changer des lois en si peu de temps, c’est formidable ! Et ça c’est grâce au fait que la société entière, de la population au gouvernement, s’est mobilisée pour aider les réfugiés, c’était du jamais vu.»

C’est la reconnaissance des qualifications des Ukrainiens qui pose problème pour le recrutement.

Au niveau local, un des défis que rencontre l’école Pouchkine est le manque de personnel qui parle ukrainien ou russe à la maternelle. Pour Madalina Turza, il sera en effet compliqué de recruter des personnes dans chaque école, même si cela fait partie des mesures pour les établissement qui accueillent le plus d’enfants ukrainiens. « Nous nous inspirons d’autres pays, où des méthodes sont mises en place pour accueillir des enfants migrants, avec un matériel pédagogique adapté pour l’enseignement du roumain » rassure-t-elle.

Et au travail, comme c’est le cas à Hercules SA, c’est la reconnaissance des qualifications des Ukrainiens qui pose problème pour le recrutement : certaines institutions reconnaissent les diplômes, d’autres pas. Pour Madalina Turza « c’est un autre gros problème en Roumanie : la communication interne entre les institutions et autorités publiques, que l’on doit améliorer. »

Les silos de Hercules SA, qui contiennent des céréales venues d’Ukraine. Photographie : Marine Leduc.
« Garder la cohésion sociale »

Les 8 et 9 septembre, un forum de discussion a été initié par la Roumanie où étaient présents 23 autres États membres ainsi que des délégations du Royaume-Uni, de Norvège et de Moldavie. « L’idée était d’avoir une conversation honnête et ouverte, car même si nous sommes les premiers à avoir initié un tel plan d’intégration, il s’agit d’un véritable défi pour un pays comme le nôtre qui a toujours connu plus d’émigration que d’immigration. On a présenté nos réussites, mais aussi nos limites » constate Madalina Turza. Selon elle, en sont ressorties des préoccupations communes, que ce soit vis-à-vis de la question du logement, de la désinformation sur les réfugiés, ou de la barrière de la langue.

Le gouvernement a par exemple gardé en place le programme 50/20, qui permet aux personnes qui héberge des réfugiés d’obtenir un soutien financier en retour : 50 lei (10 euros) par nuit pour chaque personne, 20 lei (4 euros) par jour pour la nourriture. Un système qui a ses limites : certains propriétaires en profitent pour faire des bénéfices, et ne veulent pas de personnes seules, ces dernières ayant alors du mal à trouver un toit. Cela bloque aussi les options de loyer pour les Roumains, notamment les étudiants, qui reviennent en présentiel à l’université cette année.

Une dame salue des voisines dans le quartier de Pisc. À droite, le centre culturel de la communauté lipovène de Braila. Photographie Marine Leduc.

« La cohésion sociale est indispensable pour l’intégration. Par exemple, on ne peut pas s’engager à aider un enfant ukrainien autiste et créer un centre spécial pour eux alors que cette aide est déjà limitée pour des autistes roumains. Cela causerait des tensions » rappelle Madalina Turza, qui sait de quoi elle parle : son enfant est porteur d’une trisomie 21 et elle milite pour une meilleure prise en charge des personnes vulnérables dans le pays. Pour elle, c’est une « occasion à saisir pour la Roumanie et d’autres pays afin d’aller de l’avant et d’améliorer les services et l’accueil pour tous. »

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.
Marine Leduc

Journaliste indépendante en Roumanie et en France. Elle publie dans La Croix, Télérama, Equal Times, Le Monde Diplomatique, Basta!, Axelle magazine, et Regard, la revue francophone de Roumanie.

×
You have free article(s) remaining. Subscribe for unlimited access.