« J’ai senti Varsovie brûler. » La mémoire fait irruption, 80 ans après le soulèvement du ghetto juif

Quatre-vingts ans plus tard, jour pour jour, Varsovie a commémoré le soulèvement du ghetto, l’un des principaux actes de rébellion juive lors de la Seconde Guerre mondiale. Reportage.

Varsovie, correspondance – La mémoire s’est mise à hurler dans la capitale polonaise, ce mercredi 19 avril. Sur le coup de midi, lors de courtes minutes aussi émouvantes que solennelles, ont retenti les sirènes pour commémorer l’anniversaire de ces insurgés du ghetto varsovien qui ont pris les armes contre l’occupant nazi, en 1943, dans ce qui fut une lutte pour la dignité humaine. Quatre-vingts ans plus tard, jour pour jour, leur héroïsme, qui constitue le plus grand acte de rébellion juive de la Seconde Guerre mondiale, a refait irruption. « Nous nous tenons sur le lieu de traitements inhumains, où l’occupant a tenté d’effacer les juifs de l’histoire », a souligné le président polonais, Andrzej Duda, peu après le rugissement des sirènes. Il se tenait devant un parterre de dignitaires et de délégations étrangères, à deux pas du monument du soulèvement et du musée POLIN de l’histoire des Juifs de Pologne, situé dans Muranów, au cœur de la Varsovie, où se concentrait essentiellement le ghetto juif.

Alors que les derniers témoins s’éteignent, en ce 80e anniversaire symbolique, foisonnent conférences, promenades historiques, tables rondes, et délégations étrangères. Les Varsoviens, fidèles à la tradition instituée par Marek Edelman, l’un des instigateurs du soulèvement, arborent volontiers des petites jonquilles en papier jaunes, symbole du soulèvement du ghetto. Un devoir de mémoire auquel se sont jointes par milliers écoles et bibliothèques.

« Être juif, j’ignorais ce que cela voulait dire ». À Varsovie, des Polonais sur les traces de leurs origines

Longtemps dans l’ombre de l’insurrection de Varsovie, qui a éclaté en 1944, et également mise en sourdine durant l’époque communiste, la mémoire du ghetto a refait surface, et s’ancre enfin dans les esprits. Muranów, qui fut un quartier résidentiel presque fantomatique, encore figé dans l’austérité du réalisme socialiste, sort aussi de l’amnésie ces dernières années. Le musée POLIN, inauguré en 2013, l’a fait renouer avec son passé. Alors qu’en 2013, selon un sondage, seuls 31 % considéraient le soulèvement du ghetto comme important en premier lieu pour les Polonais, ce nombre avait bondi de 18 %, cinq ans plus tard. Le signe d’une société qui « intègre de plus en plus l’histoire du ghetto comme celle de leur pays, et non pas seulement celle des juifs », se réjouit Zofia Bojańczyk, coordinatrice de la campagne de commémoration de POLIN.

Plac Muranowski widziany od strony ul. Przebieg, z lewej strony dom przy ul. Muranowskiej 7 na terenie getta, kwiecień – maj 1943 r. Fot. R. Damec, Kolekcja Muzeum POLIN, archiwum rodziny R. Dameca

Un ghetto radié

La veille du 19 avril 2023, une petite foule, la plupart des jonquilles à la main, s’est ainsi rassemblée dans une discrète cour d’immeuble de Muranów, sous des arbres bourgeonnants. La voilà, au milieu de tous, les traits ridés qui indiquent ses 91 ans, la voix affirmée en dépit de son allure frêle. Krystyna Budnicka, écharpe pourpre autour du cou, tient l’un de ces bouquets de fleurs jaunes, symbole du soulèvement du ghetto de Varsovie.

« J’ai senti Varsovie brûler, jusque dans le bunker, où je suis restée neuf mois. » 

C’est dans ce jardin public que vient d’être baptisé le « square de la famille Kuczer », le nom de naissance de Mme Budnicka. Un honneur pour cette Varsovienne de toujours, qui fait partie de la poignée de survivants du ghetto de Varsovie encore en vie. Ce square, au-delà du symbole, lui procure un soulagement, comme si, enfin, les siens pouvaient disposer d’un semblant de sépulture. Ses six frères, sa sœur, ses parents, ses quatre belles-sœurs, ont été engloutis par le ghetto et les camps de la mort. « J’avais une famille aimante et un foyer et, du jour au lendemain, je suis devenue orpheline et sans toit. Aucun enfant n’a le droit de vivre cela. Jamais je n’ai eu d’endroit pour me recueillir et allumer une bougie, ma famille n’a pas eu de tombe digne de ce nom. Désormais, je pourrai mieux commémorer mes proches. » 

À quelques encablures du square se trouve l’ancienne place Muranowski où logeait, enfant, Krystyna Budnicka. Des tramways y circulent désormais. Les lieux, à l’image des 90 % de juifs qui ont péri en Pologne, ont été effacés. Une cache souterraine y avait été construite par ses frères, eux aussi insurgés du ghetto. C’est grâce aux égouts que Krystyna Budnicka a survécu, en se dissimulant dans la partie aryenne de la ville, à l’âge de 11 ans. « J’ai senti Varsovie brûler, jusque dans le bunker, où je suis restée neuf mois. Je n’ai rien d’une héroïne, j’ai toujours eu des gens qui ont pris soin de moi, et je n’ai pas pris part aux combats. » Modeste, cette gardienne de la mémoire se fait un devoir de témoigner, notamment auprès de la jeunesse. « Car le pire qu’il puisse arriver, c’est de tomber dans l’indifférence. »

Après-guerre, une nouvelle vie a été reconstruite sur les décombres sur ghetto.

Le quartier qu’elle connaissait jadis n’est plus. « Il n’en reste rien, et heureusement, sinon ce serait trop difficile », avoue la rescapée. Le quartier de Muranów est par endroits singulièrement vallonnés : une anomalie dans cette capitale sans relief. Après-guerre, une nouvelle vie a été reconstruite sur les décombres sur ghetto. La présence juive se trouve sous les ruines, tel un vaste cimetière. Parfois, elle affleure. Couverts. Restes de balcon. Céramiques. Ces derniers mois, des fouilles archéologiques ont permis d’en faire émerger une parcelle, sous la conduite du professeur Jacek Konik. L’homme au ton posé désigne une chaussure noire de taille enfantine, usée par le temps passé sous terre. « Comme tout archéologue, une sorte de dialogue s’initie avec la personne à qui appartenait l’objet. À cause de l’idéologie, on a empêché cette fillette de vivre. » 

Les artéfacts retrouvés là où se trouvait l’ancien bunker de résistants de l’Organisation juive de combat (Żydowska Organizacja Bojowa, ŻOB), rue Miła, seront exposés au Musée du Ghetto de Varsovie, qui ouvrira ses portes en 2026 sous l’impulsion du ministère de la Culture polonais. Une institution qui suscite d’ailleurs une controverse, certains historiens, critiques du parti Droit et Justice (PiS) au pouvoir, redoutant qu’elle ne soit inféodée à la politique mémorielle national-conservatrice, tendant à magnifier le récit historique. Mais le directeur du musée l’assure, « les côtés sombres de l’histoire seront aussi montrés », balayant toute forme d’ingérence politique. « Aucun musée ne s’était consacré à ce point à l’histoire du ghetto », justifie Albert Stankowski, lui-même juif.

L’enfer du ghetto

Peu après l’invasion allemande, le 1er septembre 1939, la garnison polonaise capitule, son gouvernement s’exilant à Londres. Les troupes du IIIe Reich établissent un ghetto juif varsovien, le plus grand d’Europe, qu’ils emmurèrent dès novembre 1940. Jusqu’à 450 000 juifs seront parqués en ces lieux surpeuplés, où prolifèrent la contrebande et le typhus. Les mendiants se débattent pour survivre dans des rues jonchées de cadavres. La première année, la malnutrition fait plus de 40 000 victimes. 

L’enfer du ghetto, c’est ainsi une mort à petit feu, où la misère guette au coin de la rue. C’est aussi, pour nombre de malheureux, les prémices de la « solution finale ». Les wagons se remplissent par milliers, chaque jour, sur l’Umschlagplatz, la « place de transbordement » aux portes du ghetto. Les déportations s’enchainent à un rythme effréné à partir de juillet 1942 vers le camp d’extermination de Treblinka, 80 kilomètres à l’est. Gagnés par la faim, certains se portaient volontaires, en retour d’un peu de pain, pour aller « travailler à l’Est », ignorant les visées génocidaires de l’envahisseur.

Zniszczone w 1939 r. zabudowania szpitala św. Ducha przy ul. Elektoralnej 12, w tle dym płonącego getta, IV–V 1943 r. Fot. R. Damec, Kolekcja Muzeum POLIN, archiwum rodziny R. Dameca

Le ghetto se vide jusqu’à l’automne. La plupart des quelque 50 000 survivants sont contraints d’œuvrer dans des « shops » du ghetto, des usines allemandes. L’espoir d’échapper à la mort repose sur la servitude. « Les survivants fouillaient les appartements vacants pour trouver à manger. Après la grande déportation, le ghetto était plongé dans le désespoir », relate Zachary Mazur, historien à l’Académie polonaise des sciences. Mais le 18 janvier 1943, lorsqu’est décrétée l’ultime rafle de déportation, les forces allemandes, soudain attaquées par des combattants embusqués, battent en retraite : la résistance juive, ragaillardie, s’organise. Composée de jeunes hommes sans expérience militaire, militants communistes comme sionistes, elle érige bunkers et caches souterraines, collecte pistolets et cocktails Molotov.

Le 19 avril 1943, la veille de la Pessah juive, les Waffen SS et leurs auxiliaires, munis de leur artillerie lourde, reviennent dans le ghetto pour le liquider. Le soulèvement naît. Un millier, tout au plus, prend les armes face à la puissance de feu redoutable de l’ennemi. « Beaucoup n’avaient tout simplement pas la force de faire de même, ou bien simplement manquaient d’armes. Mais tenter de survivre, en se cachant, c’était aussi une manière de résister », explique encore Zachary Mazur.

Marek Edelman, décédé en 2009, résumait cette fièvre de révolte à l’écrivaine Hanna Krall, dans son livre Prendre le bon Dieu de vitesse : « Il s’agissait simplement de ne pas nous laisser égorger à notre tour. Au fond, c’était juste pour choisir notre façon de mourir. » La liquidation du ghetto ne devait durer que trois jours, elle durera jusqu’au 16 mai. La pugnacité de la résistance courroucera les SS, qui transforment aussitôt le ghetto en gigantesque brasier. Ils font régner la terreur jusque sous terre, inondant ou asphyxiant les canalisations afin d’éradiquer ceux qui s’y sont terrés.

Intellectuelle, la résistance l’a été aussi, dans ce no man’s land plongé de l’affliction. Depuis quelques jours, un nouveau monument en briques de verre l’honore dans le cimetière juif de Varsovie, un lieu qui a été miraculeusement épargné par le nazisme. Probablement les soldats d’Hitler, « trop occupés à tuer des juifs », ont-ils manqué de temps pour le raser, suppose Michael Schudrich, grand-rabbin de Pologne. Lui aussi a assisté, parmi les curieux et officiels présents, à l’inauguration du mausolée symbolique : transparent, invisible, pour rappeler l’importance de l’œuvre d’Oneg Shabat, des archivistes de l’ombre qui ont documenté les calvaires du ghetto.

Varsovie, avril 2023. Photo : Patrice Senécal.

L’immense majorité du groupe, composé d’une soixantaine de scientifiques, écrivains, rabbins, entre autres professions, sous l’égide de l’historien Emmanuel Ringelblum, a péri. « Nous avons souhaité rendre hommage à ces hommes et ces femmes qui ont risqué leur vie pour révéler au monde entier la vie dans le ghetto. Nul ne sait où ils reposent aujourd’hui », explique Natalia Romik, architecte et historienne publique, en plus d’être membre de Senna Kolektyw – un collectif d’architectes et d’artistes engagés dans la préservation de la mémoire juive en Pologne. « Moins de 1 000 combattants ont pris part au soulèvement, alors qu’il y avait encore 50 000 civils dans le ghetto. La résistance n’a pas eu lieu que par les armes, c’était aussi un combat pour documenter ce qui s’est passé », renchérit Piotr Wiślicki, à la tête de l’association de l’institut historique juif.

Des plaques commémoratives qui figurent ce que fut l’ancien ghetto, c’est sans doute ce tertre surmonté d’un roc, rue Miła, qui frappe le plus l’imaginaire. Là, sous le monticule de pelouse, se sont donnés la mort Mordechaj Anielewicz et ses frères d’armes de la ŻOB, le 8 mai 1943, dans leur bunker cerné de toute part. Il n’était pas question de se rendre ; le suicide collectif fut la seule issue. « Quand il fait beau, les mères y promènent leurs enfants, les amoureux viennent s’y abriter le soir, relatait Edelman. A vrai dire, c’est une fosse commune. On n’en a jamais déterré les ossements. » En cet après-midi de grisaille, un groupe de jeunes israéliens écoute attentivement leur guide, tandis qu’un chat se prélasse au milieu de l’herbe et de jonquilles.

Patrice Senécal

Journaliste indépendant, basé actuellement à Varsovie. Travaille avec Le Soir, Libération et Le Devoir.

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