Le film documentaire « Un conte de fées tchécoslovaque » fera sa première au Czech-In Festival du cinéma tchèque à Paris, le 13 octobre 2022. Nous avons rencontré son réalisateur Christian Paigneau, un amoureux de la Nouvelle vague tchécoslovaque.
De 1946 à 1970, deux contes de fées se croisent et se répondent. Celui de la Nouvelle vague tchécoslovaque qui participe au dégel de son pays. Celui de l’écrivain Jan Procházka qui mêle sa voix à celle du printemps de Prague.
Au début des années 1960 se forme la Nouvelle Vague tchécoslovaque. Un cinéma poétique qui fait émerger des réalisateurs comme Vera Chytilova, Jirí Menzel ou Miloš Forman, et qui affiche une liberté toute neuve sur les écrans du monde entier. Au même moment, Jan Procházka, jeune dirigeant d’un comité local de la jeunesse communiste, devient scénariste à la suite d’une rencontre fortuite. Son parcours croise bientôt celui de la Nouvelle Vague et change son destin artistique : alors que, jusque-là, il écrivait des récits d’enfance inspirés par le réalisme socialiste, son ton se fait plus personnel. Devenu producteur, il initie même des œuvres qui critiquent frontalement le régime. Mais le 21 août 1968, les chars soviétiques entrent à Prague et mettent brutalement fin à la parenthèse.
Un conte de fées tchécoslovaque brosse le portrait de ce que son narrateur nomme une « cinématographie abîmée » : l’extraordinaire période créative qu’a représentée la Nouvelle Vague tchécoslovaque, éclairée de l’intérieur par l’étonnante trajectoire d’un homme qui a utilisé sa proximité avec les instances du pouvoir pour produire plusieurs œuvres subversives. Ces deux histoires, l’une collective, l’autre individuelle, ont été stoppées net. Enfermés dans des placards bien cadenassés, les films de la jeune génération tchèque vont longtemps rester invisibles. Quant à Jan Procházka, sacrifié sur l’autel de la normalisation soviétique, il n’a que 42 ans lorsqu’il meurt de maladie en 1971. Sa carrière brève et courageuse, qui jette un pont entre deux époques clés de l’histoire de son pays, est ici racontée par ses deux filles et plusieurs historiens. Elle ouvre une fenêtre sur un cinéma d’une grande originalité auquel ce film rend hommage à travers un montage fourmillant de pépites, éblouissantes de poésie visuelle et de liberté.
Markéta Hodousková / Le Courrier d’Europe centrale : Vous explorez profondément la puissance du cinéma de la Nouvelle Vague tchécoslovaque, qui a fortement influencé le courant de la vie du pays dans les années 60, puis la face sombre de la politique culturelle communiste après l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, à la suite du Printemps de Prague. Comment l’idée vous est venue d’aller à la découverte de cette histoire peu connue en France ?
Christian Paigneau : En effectuant des recherches pour un livre sur l’enfance au cinéma, je suis tombé par hasard sur Vive la république de Karel Kachyňa. Je ne connaissais rien de ce cinéma et ça a été une révélation. Je ne connaissais que Miloš Forman et à partir de là, je découvre une vingtaine de cinéastes qui étaient passés sous mes radars. C’était comme ouvrir une malle et se rendre compte qu’elle regorge d’un trésor auquel on ne s’attendait pas du tout. Un rêve de cinéphile…
Comment s’est passée la mise en œuvre de la coproduction entre plusieurs pays en Europe ? Pensez-vous que c’était un enrichissement pour le film ?
C’est une coproduction entre 5 pays. France et Allemagne parce que c’est Arte-GEIE, République tchèque et Slovaquie parce que le sujet les concerne, et Suède parce que la télévision suédoise à qui on prenait des archives a apprécié le film. La coproduction, c’est un processus enrichissant et exigeant. Savoir ce qu’on veut, compte autant que d’écouter ce que les partenaires peuvent vous dire. Le plus enrichissant, ce sont les rencontres. Un échange téléphonique avec Milan Kundera, le tournage avec les filles de Jan Procházka, les réalisateurs rencontrés lors du Czech-In Film festival à Paris, les liens tissés avec les responsables du Centre Tchèque de Paris, les rencontres avec les historiennes et historiens à Prague, tout le dialogue entre production tchèque et française et celui ensuite avec les deux télévisions. Tous ces échanges très différents ont fait que le film a toujours eu à grandir et à se nourrir des autres.
La Nouvelle Vague tchécoslovaque, une déferlante cinéphilique
Combien de temps avez-vous pris pour mener vos recherches ? Comment avez-vous procédé pour vous documenter ?
Au début, il n’était pas question de faire un documentaire. J’allais au centre tchèque de Paris trouver des DVD, je fouillais Internet, je regardais des extraits, des films, j’étais dans la découverte. Sans rien comprendre de la langue, ce qui m’intriguais pas mal et qui a été la base de ma réflexion. La cinématographie tchécoslovaque des années 60 utilise souvent l’image à la place de ce qu’elle ne peut dire. J’avais régulièrement le sentiment que ce cinéma cherchait à me dire quelque chose. Quand nous avons monté le film, nous n’avions pas eu besoin de documentaliste. Bien qu’il s’agissait du regard d’un étranger à la base, mon œil avait navigué dans tous les films, il en avait une connaissance intuitive et intime.
Quels sont les moments les plus forts, ou étonnants (pour un Français), que vous avez découvert ? Pourquoi il faut voir ce film ?
Le plus étonnant, pour un Français, c’est la rencontre permanente de ce cinéma avec l’histoire immédiate. On lit l’évolution d’une pensée et de la société dans le regard d’un cinéaste ou dans la plume d’un scénariste, au fil des films qu’ils écrivent. L’autre point fort, c’est la richesse visuelle hors norme : entre la Nouvelle Vague tchécoslovaque, les films du duo Kachyna-Procházka, les fictions teintées de réalisme socialiste, les films de propagande, les archives et jusqu’aux programmes fabriqués par la police secrète, on peut tout raconter avec le visuel. Alors la singularité du film est peut-être là : c’est de chercher quelque chose de très vivant dans un dialogue, parfois ludique, parfois plus sérieux entre toutes ces images. On voit un film de la nouvelle vague répondre à un film de propagande, on fait vivre ensemble les films qui ont été en conflit avec la censure, ce qui permet d’en découvrir de nouvelles facettes. Et plutôt que de donner une longue explication, on va montrer par l’image la place qu’on accordait à l’individu dans la société communiste… Je dirais que c’est un film bavard mais pas du tout dans le sens habituel. Bavard avec les images, surtout pas avec des paroles.
Quel est votre film ou réalisateur préféré la nouvelle vague tchécoslovaque ?
J’en citerais deux. Pavel Juráček qui incarne un humour kafkaïen qu’on ne voit nulle part ailleurs et Ester Krumbachová, personnage atypique qui, de costumière à cinéaste, multipliait les rôles. Une guerrière cachée qui, en réalité, écrivait tous les films qui posaient un problème au régime. En film, je dirais Ecce Homo Homolka de Jaroslav Papousek. Déjà, parce que j’aime bien ce quartier de Žižkov qui en est le décor et parce que j’y vois le dernier film de cette vague miraculeuse. On y côtoie une famille plus vraie que nature, empêtrée dans des relations contrariées et qui vit un dimanche enfermée chez elle. C’est une comédie joyeuse et triste, un peu nerveuse aussi où on prend une dernière bouffée de tout ce qui importe : l’air frais, la nature, la liberté, le rire, la tendresse, avant que ne survienne quelque chose de difficile.
Que pensez-vous de la présence du cinéma tchèque, slovaque et de l’Europe centrale sur les écrans français d’aujourd’hui ?
Les apparitions sont assez timides en France. Ça reste beaucoup lié à la situation particulière que ce cinéma a traversé et qui n’est pas si lointaine. Pendant vingt ans, il a été absent des écrans contre sa volonté. Après ça, il y a eu la séparation du pays en deux et ce cinéma est devenu deux cinémas… Ça porte forcément des conséquences. Déjà, cela a pu susciter, un temps, une forme de repli sur soi dans les sujets même des films. De notre côté, en France, on se sentait très proche du cinéma tchécoslovaque, puis il y a eu un éloignement forcé qui a entrainé un manque de curiosité. Je crois aussi qu’il faut un minimum de repères pour comprendre des problématiques que nous n’avons pas connu et nous avons ici une certaine méconnaissance de cette histoire, ça joue aussi. Mais depuis 2010, on sent un regain d’intérêt, beaucoup de titres sont ressortis via Malavida ou Second Run.
Via le festival Czech-in des films marquants sont passés ici, même s’ils n’ont pas eu le nombre d’écrans ou l’audience méritée ensuite comme Moi Olga, Le petit croisé, Pays dans l’ombre ou Cooking history en documentaire. Tout cela est appelé à se modifier petit à petit dans un avenir proche. Après, contrairement à ce que j’ai pu entendre ou lire, je reste persuadé que ce qui faisait le miracle cinématographique des années 60 n’est pas seulement lié à une époque vécue. C’est un ADN qu’on porte en soi, sans le savoir et qui, à un moment, d’une façon ou d’une autre, va ressurgir.
Malavida : « On se bat pour des cinéastes qui ont été injustement oubliés »
Vous êtes un des très rares réalisateurs français qui ont réalisé un film sur un sujet tchèque. Est-ce que vous avez d’autres projets en cours concernant l’Europe centrale et orientale ?
Beaucoup de réalisateurs sont attirés par les cultures américaine ou asiatique. Pour moi, l’Europe en tant que territoire culturel a toujours été très intrigant. Monter des projets de cinéma est compliqué mais, si je peux le faire, alors je m’intéresserais bien au parcours de deux artistes slovaques qui étaient aussi un couple dans la vie : Ester Šimerová et Martin Martinček. J’aimerais aussi écrire quelque chose autour de la tradition du samizdat qui n’est pas connue en France et gagnerait à l’être. Dans tous les cas, ce que j’aime questionner, c’est la force vitale d’une culture ou de pratiques artistiques quand elles se retrouvent face à un environnement hostile et qu’elles cherchent, malgré tout, à s’y épanouir.
Propos rapportés par Markéta Hodousková, directrice du festival et de l’association Kino Visegrad.