À la frontière serbo-hongroise, où les migrants se font brutaliser

Des milliers de jeunes hommes bloqués dans le nord de la Serbie par la barrière frontalière hongroise espèrent se frayer un chemin dans l’Union européenne. Reportage.

Texte et photos de Corentin Léotard.

C’était un vendredi soir de la fin de l’été, vers 21 heures, sur le principal boulevard de Budapest. Une camionnette a ralenti pour se débarrasser d’un corps sur le trottoir devant le petit restaurant de livraison Pizza King, puis s’est brusquement arrêtée quelques dizaines de mètres plus loin, pour laisser s’échapper une trentaine de personnes qui se sont évaporées dans la ville. Manifestement, des migrants qui remontent par la « Route des Balkans », décrétée fermée en 2016 par des gouvernements de la région, réussissent à percer la citadelle hongroise.

Mi-septembre, deux cents kilomètres au sud, dans le Comitat de Csongrád. Quelques véhicules militaires sont positionnés au niveau du petit poste frontalier de Morahálom (HU) / Bački Vinogradi (SR), réservé au trafic local. Après une rapide fouille du coffre, on entre en Serbie en apercevant de part et d’autre du poste la double clôture grillagée et barbelée déployée par Budapest à partir de l’automne 2015.

« La police serbe ne fait rien ou pas grand-chose, surtout en comparaison de la Hongrie », dit Katalin.

Au bord de la route qui mène à Subotica, à quelques centaines de mètres du poste-frontière, une femme ratisse devant chez elle. Katalin, magyarophone comme tous les habitants du bourg, voit chaque jour passer une poignée d’étrangers qui cherchent la faille pour entrer en Hongrie et donc dans l’Union européenne. Elle n’a pas vraiment peur d’eux, mais n’est pas tranquille pour autant. « La police serbe ne fait rien ou pas grand-chose, surtout en comparaison de la Hongrie », dit Katalin, qui entend tous les jours les diatribes xénophobes à la télévision magyare, sa source d’informations. Nous repartons après avoir poliment refusé des sachets de désherbant distribués gratuitement aux villageois par des employés de passage d’une quelconque administration.

Les éclopés du centre d’accueil à Subotica

Un chemin poussiéreux mène à l’un des centres d’accueil gérés par le gouvernement de la République de Serbie, en périphérie de Subotica, entre la zone industrielle et les champs. L’endroit, qui ressemble à un camping avec ses tentes, la queue devant les sanitaires et le linge qui sèche aux clôtures, accueille près de 500 personne, pour une capacité normale de 180. Et c’est sans compter tous ceux qui vivent dans « la jungle », c’est-à-dire dans les bosquets autour. Ali, 18 ans, originaire du Pendjab, en est à sa troisième tentative de franchir l’obstacle hongrois et son ami tente le passage ce soir. Les deux visent Paris, où habitent l’oncle du premier et le frère du second.

Un responsable du centre veille à ce que la visite ne dépasse pas les 30 minutes prévues et n’aime pas du tout que l’on photographie la file d’attente devant le dispensaire, où patientent une cinquantaine d’hommes. La situation est exceptionnelle, assure-t-il.

Beaucoup des jeunes hommes boitent.

La médecin confirme que son travail consiste pour l’essentiel à soigner les coupures infligées par les barbelés. C’est le camp tout entier qui fait figure de refuge pour éclopés : beaucoup des jeunes hommes boitent. Ils ont des ampoules aux pieds, se sont déchirés sur les barbelés, se sont foulés une cheville ou un genou en tombant de la clôture, et se sont fait matraquer par les hommes en uniforme côté hongrois, avant de se faire éjecter en Serbie, manu militari. L’un d’eux a une jambe dans le plâtre, mais nous n’arrivons pas à comprendre avec certitude s’il a été soigné en Hongrie avant d’être expulsé ou pas. Voilà ce qu’il en coûte d’entrer clandestinement dans l’Union européenne par la Hongrie, qui a fermé toutes ses voies d’accès légales. Mais entrer par la Croatie est guère moins dangereux.

Un ballet de taxis direction la frontière

Devant le centre d’accueil, c’est un ballet ininterrompu de taxis qui conduisent ceux qui ont débarqué à la gare de Subotica, et emmènent au plus près de la frontière, à dix kilomètres de là, ceux qui partent tenter leur chance. Tout cela est généralement réglé avec des passeurs, qui peuvent fournir un escabeau ou une échelle pour franchir les clôtures et les récupèrent en voiture côté Hongrie. Les Afghans, très avenants, dévoilent sans problème le coût de leur voyage : généralement de 6 000 à 8 000 euros depuis chez eux jusqu’ici, et encore 3 000 ou 4 000 euros pour atteindre leur but, l’Allemagne le plus souvent.

Dans les bosquets à proximité, on a monté des tentes, étendu des nattes, tendu des bâches et on allume des feux pour griller de la viande. Certains sont là plusieurs semaines, alors ils passent le temps. « Au moins, ici il n’y a pas de Talibans pour nous empêcher de fumer du haschich », dit un jeune en rigolant. Un groupe a fait d’un petit chien errant sa mascotte. Un jeune planté au beau milieu d’un champs fait un WhatsApp pour donner de ses nouvelles à des proches restés au pays. On pourrait se croire au camping si les corps ne portaient pas les stigmates du voyage, comme une morsure de chien policier en Bulgarie.

Réfugiés dans les Balkans : vers une nouvelle crise humanitaire en Serbie ?

L’écrasante majorité sont des jeunes hommes et beaucoup d’entre eux, souvent des Afghans, disent avoir 18 ans, mais leurs visages juvéniles laissent plutôt penser qu’ils n’en ont pas plus de 15 ou 16. Les familles restent dans des centres à l’arrière, à Belgrade. Ksenija, journaliste pour la chaîne de télé serbe N1, nous indique un garçon qui était journaliste lui aussi en Afghanistan. Abdulmanan a 24 ans et il a effectivement été journaliste à la télévision jusqu’au retour des Talibans il y a un an. Ils ont mis une bombe sous sa voiture (elle a explosé, les photos dans son téléphone en attestent) et il leur doit aussi une bosse encore visible sur son front. « Là, c’est moi en train d’interviewer le président du parlement », dit-il en montrant une vidéo sur Youtube. Pour lui, comme pour ceux qui ont fui les Talibans, et d’autant plus pour ceux qui ont travaillé pour le compte des armées occidentales, tout retour est impossible.

Abdulmanan était journaliste en Afghanistan.
Les Maghrébins rongent leur frein à Horgoš

Plusieurs milliers de personnes s’agglutinent le long de la frontière. Beaucoup d’Afghans qui ont fui le retour au pouvoir des Talibans, donc, des Pakistanais et des Indiens (ces derniers atterrissent directement à Belgrade), des Syriens d’Alep, Damas et même Raqqa, et beaucoup de Maghrébins, Marocains, Algériens, Tunisiens et Libyens, qui ont pris l’avion jusqu’à Istanbul et poursuivi à pied via la Bulgarie et la Macédoine. Les Asiatiques et les Arabes se mélangent peu.

Des exilés restent parfois des mois à errer comme des âmes en peine, dans les hameaux frontaliers, les usines désaffectées, les habitations abandonnées, les bois. Une marche à travers champs entre Horgoš et la frontière nous amène jusqu’à quatre Tunisiens, dont un quinquagénaire qui souffre de la prostate. Cela fait 1 an et 7 mois qu’il a installé son petit campement bien caché dans la nature, à quelques centaines de mètres de la frontière. Il semble ne plus rien attendre.

Des dizaines de Maghrébins ont établi un petit camp autour d’un petit hameau de quelques maisons délabrées, en bordure de Horgoš. Ils vont se ravitailler à une épicerie en marchant sur une voie ferrée en short en tongs et reviennent avec leurs provisions dans des sacs plastiques (il faut chaud mi-septembre, au moment du reportage) en lançant des How are you? et des Kako si?

Entre Horgoš et la frontière.

Des paysans passent sur leur tracteur, des retraités en Yugo, et une voiture de la police serbe au ralenti pour surveiller, sans s’arrêter. On distingue, par-delà la barrière de double grillage renforcé par des barbelés, le poste-frontière international à quelques centaines de mètres seulement, les files de camions.

Un Tunisien fait le voyage avec sa femme et ses deux enfants, dont l’un autiste, nécessiterait un accompagnement. Il a habité et travaillé à Nice, mais il n’arrive plus à obtenir de visa et il juge que la Tunisie n’offre plus aucune perspective à sa famille. « L’Europe n’en a rien à faire de nous », constate-t-il, désabusé, sinon désespéré. Les Afghans ont de l’argent, pas eux. « Nous on est des Arabes, on n’a pas d’argent pour les passeurs, sinon on serait pas là ».

Il y a autant de règles énoncées que de témoignages, mais globalement, rares sont ceux qui ont échappé aux coups ou au vol à un moment ou à un autre de leur exil. « Les Hongrois tapent, les Roumains tapent, les soldats de l’Otan tapent. Ils te tapent de toute façon, c’est la base » dit un Kabyle à la barbe rousse.

Des soldats de l’Otan ? Vérification faite, les soldats hongrois servent effectivement sous l’uniforme de l’OTAN, confirme le ministère de la Défense. Mais contactée, l’organisation transatlantique, qui patrouille en mer Egée en soutien de Frontex, affirme ne pas mener d’opération dans le sud de la Hongrie (Budapest en avait fait la demande en 2016). Toutefois, l’Autriche et les pays du Groupe de Visegrád prêtent main forte aux Hongrois en envoyant chacun plusieurs dizaines de soldats et du matériel comme des drones.

Une échappatoire par la Roumanie ?

Des groupes se rassemblent dans les hameaux paysans de Rabe et Majdan, tout au nord-est de la Serbie, espérant pouvoir contourner l’obstacle hongrois par la Roumanie et rebifurquer en Hongrie. Mais les gardes-frontières roumains veillent aussi. Aujourd’hui que les unités ont été remplacées, il n’est plus possible de les corrompre comme avant, affirment des résidents de Rabe.

C’est une sorte de bout du monde, adossé aux frontières hongroises, au Nord, et roumaine à l’Est. Il ne reste qu’une centaine d’habitants, des retraités et quelques agriculteurs. Beaucoup de maisons sont en ruines, certaines n’émergent plus qu’à peine de la végétation, offrant des refuges.

Au bureau de poste, Verica est un témoin privilégié de la vie villageoise, bien compliquée depuis que Majdan se trouve sur une route migratoire. Elle raconte l’inquiétude provoquée par ces étrangers à la peau sombre, les détritus qu’ils laissent derrière eux, les habitations squattées, les feux de camps qui ont provoqué une fois un incendie. Il est arrivé qu’une vieille femme soit surprise en plein sommeil par un groupe de jeunes penchés sur son lit dans une maison qu’ils pensaient abandonnée.

« Parfois ils entrent dans le bureau de poste pour brancher leur téléphone. Ils sont polis, mais ça peut impressionner », dit Verica. « Pisti bácsi » (l’oncle Pierrot) et la poignée d’habitants qui viennent expédier une lettre ou réceptionner un colis sont d’accord : « d’un sens on les comprend, certains fuient la guerre, mais de l’autre, on voit bien qu’ils ne viennent pas pour travailler ».

Au bureau de poste de Majdan.

Le mari de Verica, agriculteur, nous emmène voir ses terres qui bordent la frontière avec la Roumanie, sur lesquelles un gros orage a déversé 20 millimètres d’eau la nuit d’avant. On distingue à quelques kilomètres la bourgade hongroise de Kübekháza et la roumaine Beba Veche, réunies dans la région du Banat du temps de l’Autriche-Hongrie.

A Horgoš, Majdan et Rabe, les retraités du cru ont pris l’habitude de croiser des jeunes à la mode hip hop et à prononcer – à la hongroise – The Game (« O guéllme »), comme les migrants appellent leurs tentatives pour passer la frontière clandestinement. Ceux qui mettent les moyens pour se donner une chance de réussir paient d’autres 20, 30 ou 50 euros pour faire office de leurres pour les policiers Hongrois.

Ravitaillement au Market de Majdan.

A Majdan, des jeunes Syriens passent le temps devant l’échoppe du village en sirotant un Coca et mangeant un Mars et des chips. On imagine que jamais les affaires n’ont été si bonnes pour le petit Market. « C’est sans doute bon pour le propriétaire… », répond la vendeuse, « …mais pour les autres, les villageois, c’est une autre histoire ». Il y a eu une rixe au couteau juste devant le magasin l’an dernier, le blessé s’est réfugié à l’intérieur. Depuis, c’est tranquille, mais la crainte que la violence ne resurgisse est restée.

Imre, un local qui boit et fume devant le magasin rappelle que deux corps ont été retrouvés à quelques kilomètres de là. Il vante les mérites de son breuvage alcoolisé et nous montre son bras sanguinolent. Il a acheté deux chiens de combat pour se protéger au cas où de ces jeunes qui jettent des regards amusés dans sa direction venaient à pénétrer sur sa propriété. Pas de chance, une nuit l’un des molosses ne l’a pas reconnu et s’est jeté sur lui.

Combien de personnes ?

Selon Frontex, depuis 2016 il n’y a jamais eu autant de monde sur la Route des Balkans, « la route migratoire la plus active vers l’UE ». Selon le rapport de septembre de l’agence européenne de gardes-frontières, 86 000 franchissements illégaux de la frontière externe de l’UE ont été enregistrés sur la Route des Balkans de janvier à août, soit trois fois plus que l’année dernière sur la même période. Mais ces chiffres sont trompeurs. Le HCR estime qu’au 31 août, il y avait 10 000 « réfugiés, demandeurs d’asile et autres personnes voyageant » dans tous les Balkans, dont les trois-quarts en Serbie.

Rien à voir avec 2015, année de la « crise des migrants » pendant laquelle environ un million de personnes sont entrées dans l’UE par la « Route des Balkans », confirme Jelena Stanarević, qui sillonne l’espace frontalier pour le compte du Commissariat aux réfugiés des Nations-Unies (HCR). Depuis, la ligne dure d’Orbán a gagné et personne ne songe plus à reprocher aux gardiens des frontières externes de l’Union européenne – qu’ils soient polonais, croates ou hongrois – la violence systématiquement employée pour refouler illégalement.

Mohammed, un Tunisien de 46 ans, sait que la frontière n’est pas inviolable.

Le long de la route qui mène au petit poste-frontière de Kübekháza, des jeunes marchent sur la route à contresens de leur destination, clopin-clopant. Ils se sont fait pincer dans la nuit et viennent d’être refoulés par les Hongrois. Pour eux, c’est retour à la petite laiterie désaffectée qui sert quotidiennement de poste-avancé à plusieurs dizaines d’exilés. Mohammed, un Tunisien de 46 ans, qui veut retourner en Italie, a déjà joué sa chance une douzaine de fois et recommencera jusqu’à passer. Preuve que la frontière n’est pas inviolable, la police tchèque a arrêté 11 000 personnes entrées clandestinement depuis le début de l’année, dont beaucoup sont forcément passées par la Hongrie et la Slovaquie.

En face, Viktor Orbán ne lâchera pas de lest. « Ce qu’on appelle la migration est une menace civilisationnelle. […] Derrière vous se tient le pays tout entier, toute la vie hongroise, chaque famille hongroise, chaque enfant hongrois, nos villes et nos villages », a-t-il lancé aux 500 chasseurs frontaliers supplémentaires qui ont prêté serment mi-septembre, le jour de notre rencontre avec ces migrants que l’on brutalise à la frontière serbo-hongroise.

Corentin Léotard

Rédacteur en chef du Courrier d'Europe centrale

Journaliste, correspondant basé à Budapest pour plusieurs journaux francophones (La Libre Belgique, Ouest France, Mediapart).

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