« Nous devions manger l’avoine des crottins de cheval. » Comment les Ukrainiens ont survécu pendant le Holodomor

Alors adolescente, Anastasia Jouk a demandé à sa grand-mère de lui raconter son enfance dans l’Ukraine du Holodomor. Un témoignage qui résonne encore en elle, alors qu’elle est tenaillée par la faim sous les bombardements russes. Récit.

Traduit de l’ukrainien par Adrien Beauduin. Photographie : Clara Marchaud.

Kyiv. Le 26 février 2022. Cela fait deux jours que la russie nous a attaqués (NDLR : beaucoup d’Ukrainiens écrivent aujourd’hui ‘russie’, ‘poutine’, ‘lavrov’ avec une lettre minuscule par esprit de résistance). Les missiles russes volent sur la ville à la vitesse de la lumière, il est difficile de trouver une épicerie ouverte. Je suis descendue dans l’abri anti-bombe pour la première fois. Il fait froid ici. Et humide. Il y a environ 80 personnes à l’intérieur. La plupart sont des enfants, des femmes et des personnes âgées. Il n’y a que trois aliments – conserves, ragoût et pâté. Ce n’était pas assez. Nous ne savions pas combien de temps nous devions rester ici, alors nous avons donné le meilleur aux enfants. Nous nous sommes contentés de ce qui restait : du pâté, des conserves – rien de chaud.

Une semaine plus tard, quelqu’un a apporté un petit four à pain. Et nous avons fait du pain. Son odeur a rempli tout l’abri anti-bombe et nous nous sommes immobilisés dans l’attente de ne serait-ce qu’une tranche de bon pain blanc et frais. Ces deux heures et demie m’ont paru une éternité. Nous avons coupé une tranche pour chacun. L’une d’elles m’est parvenue. C’était le pain le plus délicieux de ma vie. C’est alors que je me suis souvenu de l’histoire de 1932 de mon arrière-grand-mère Hanna.

La génération de l’indépendance

Je m’appelle Anastasia Jouk. Je suis Ukrainienne. J’ai 23 ans. Et je devrais appartenir à l’une de ces générations qui grandiraient dans une Ukraine indépendante sans guerres, famines et répressions. Et c’est ce qui s’est passé. Au début. Les années 2000 ont sans doute été l’une des périodes les plus heureuses de ma vie. Nous jouions dans la cour, où il n’y avait pas d’éclats de missiles, je n’avais aucune idée de l’existence d’armes nucléaires et de missiles tels que les S-300, que la russie envoie aujourd’hui presque tous les jours sur la population civile en Ukraine. Ma mère me disait qu’un bel et heureux avenir m’attendait, que je devais simplement étudier fort. Elle me tressait les cheveux tous les matins. Et le week-end, on faisait des petits gâteaux qui sentaient bon. Avec des raisins secs.

Je me souviens d’un samedi où je mangeais un petit gâteau, je l’ai laissé sur la table et il est tombé. Je ne l’ai pas ramassé et j’ai voulu courir jouer avec mes amis dans la cour. Mais ma mère m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais ? Il faut respecter le pain. Ramasse-le, s’il te plaît. Ton arrière-grand-mère Ania (NDLR : diminutif de Hanna) a survécu au Holodomor, elle avait ton âge quand l’Armée rouge a confisqué le pain de sa famille et laissé les enfants affamés. Ne refais pas ça. » Une question m’a immédiatement traversé l’esprit : « Qu’est-ce que le Holodomor ? Et qui sont сes méchants tontons de « l’Armée rouge » qui enlèvent la nourriture aux petits enfants ? »

« Qu’est-ce que tu fais ? Il faut respecter le pain. Ramasse-le, s’il te plaît. Ton arrière-grand-mère Ania a survécu au Holodomor, elle avait ton âge quand l’Armée rouge a confisqué le pain de sa famille et laissé les enfants affamés. Ne refais pas ça. »

« Il y avait autrefois un pays appelé l’Union soviétique. Au siècle dernier. L’Ukraine en faisait partie. Les autorités prétendaient que la famine était due à la sécheresse. Mais en fait, ce n’était pas le cas. Les hommes de l’Armée rouge, c’étaient des gens armés de fusils qui venaient chez les paysans et prenaient leur nourriture. Toute leur nourriture. Ton arrière-grand-mère Ania avait alors six ans, tout comme toi. » Je n’arrivais pas à me sortir de la tête cette horreur : « Pourquoi ? »

« Je ne sais pas, disait ma mère, peut-être qu’ils voulaient nous pacifier. »

À cette époque, je ne connaissais pas la signification du mot ‘pacifier’, mais je savais avec certitude que prendre la nourriture des gens et manquer de respect envers le pain c’était mauvais.

Deux mois d’été ont passé et j’ai commencé à aller à l’école. En novembre (NDLR : aux alentours de la Journée du souvenir des victimes du Holodomor, commémorée en Ukraine depuis 1998 et fixée au quatrième samedi du mois de novembre), des photos datant des années 30 de filles et de garçons maigres aux joues tombantes ont commencé à apparaître. Et au-dessus, il était écrit en lettres majuscules : « HOLODOMOR 1932-1933 ». Puis il y a eu une leçon où le professeur nous a demandé : « Qui sait quoi sur le Holodomor ? »

« On a enlevé le pain aux gens », a dit mon camarade de classe Artour.

Et moi, j’ai dit ce que ma mère m’avait raconté. Et puis mes camarades de classe, qui avaient tous sept ans comme moi, ont commencé à raconter les mêmes histoires sur leurs arrière-grands-parents. Tout le monde connaissait le Holodomor, car tout le monde avait un parent qui y avait survécu. Tout le monde respectait la nourriture et mettait une bougie sur le rebord de la fenêtre à la mémoire de ceux qui sont morts de faim en 1932-33.

Nous aussi, nous l’avons fait. Le soir, vous pouviez voir dans l’obscurité et la pluie de novembre brûler dans chaque maison la petite flamme d’une bougie. J’aimais la regarder brûler. Si seulement j’avais su à l’époque que, 15 ans plus tard, j’allumerais une bougie de la même manière, non seulement la quatrième semaine de novembre, mais tous les jours, parce que la russie frapperait nos centrales électriques avec ses missiles mortels.

L’année suivante, on nous a donné un devoir intéressant à l’école : écrire dans un cahier, avec l’aide de notre mère ou de notre père, les souvenirs de nos arrière-grands-mères sur le Holodomor. Ensuite, ces histoires seraient incluses dans la bibliothèque de l’école.

Ma mère m’a tout de suite dit que j’aurais peu de chance de réussir, car mon arrière-grand-mère n’aimait pas en parler.

Mon arrière-grand-mère Hanna avait alors 77 ans. On l’appelait juste « Grand-Mère ». À l’âge de 16 ans, elle avait perdu la vue à cause des heures supplémentaires effectuées dans la ferme collective, où elle était obligée de déterrer des betteraves jour après jour sous un soleil brûlant. Elle parlait très doucement et marchait avec une canne. Elle était toujours de bonne humeur. Et quand j’ai commencé à lui poser des questions sur le Holodomor, elle a pleuré. « Il était interdit d’en parler à l’époque. Devant les gens. À voix haute sur scène comme maintenant. Parce que tu pouvais être puni. Mais tout le monde savait ce qui s’était passé. Tout le monde savait… »

Un crime caché

« Il y avait 5 enfants dans notre famille. J’étais l’une des plus jeunes de la famille. Nous étions riches selon les critères de l’époque : nous avions plusieurs hectares de terre, que nous cultivions avec diligence, dans la région de Vinnytsia. La terre était tout pour nous. C’était une sorte de monnaie. Par conséquent, chaque génération de notre famille essayait d’en augmenter la superficie. La terre de mon arrière-grand-père est passée à mon grand-père. Dans sa vieillesse, mon grand-père a économisé de l’argent et acheté plus de terres, et mon père Ivan a multiplié les affaires de la famille. Nous cultivions du blé, avions un cheval, deux vaches et des poulets et tout allait bien jusqu’à l’arrivée des Rouges. »

« Alors, qui sont ces ‘Rouges’ dont on a si peur ? », ai-je pensé.

Mon arrière-grand-mère a poursuivi : « Mon père Ivan Hryhorovytch était un paysan ordinaire jusqu’à l’automne 1932. Ses mains étaient rudes et rugueuses à force de travailler la terre.

Mais alors le pouvoir rouge a commencé à appeler les gens riches du village des « kourkouls » (NDLR : équivalent ukrainien de ‘koulaks’, terme péjoratif pour désigner les riches fermiers utilisé par la propagande soviétique pendant la collectivisation). Dans l’imagination de ces gens armés, il s’agissait de gens riches qui profitaient de la pauvreté rurale. En d’autres termes, de gens qui avaient tout. Mais en fait, même ceux qui avaient plus d’un poulet dans leur cour devenaient des « kourkouls ». C’est-à-dire que presque tous les habitants de mon village correspondaient à cette définition. Les autorités soviétiques ont donc essayé de pousser les paysans dans des fermes collectives.

Que tu travailles du matin au soir dans les champs, que tu donnes ta vache, ton cheval, tes poulets, tes oies, en fin de compte, le matin, tu reçois la même portion de pain et de céréales qu’un ivrogne qui ne sait ni labourer ni cultiver la terre. Donc mon père ne voulait pas rejoindre la ferme collective. Mais tout le monde y a été forcé. Au début, ils ont dit que c’était volontaire. Mais comme tout en Union soviétique, c’était un mensonge. Je me souviens qu’un jour mon père est rentré à la maison et a dit : soit nous donnons les terres à la ferme collective, soit nous serons envoyés en Sibérie. ‘La Sibérie’ était l’un des mots les plus terribles de mon enfance.

« Un jour mon père est rentré à la maison et a dit : soit nous donnons les terres à la ferme collective, soit nous serons envoyés en Sibérie. ‘La Sibérie’ était l’un des mots les plus terribles de mon enfance. »

Des familles entières des parents de mes amis ont été envoyées là-bas. Mon père m’a regardé et a dit à ma mère que nous allions donner la terre, une vache et le cheval. Nous allions garder une vache, des poulets, des canards et vivre comme on pouvait. L’essentiel était que nous soyons ensemble.

Mes parents allaient à la ferme collective et y travaillaient tous les jours du matin au soir. La mère de ma mère, ton arrière-arrière-grand-mère Kylyna, nous gardait. Elle était déjà très âgée. Elle avait 88 ans. Puis ma grande sœur et mon grand frère ont commencé à aller à la ferme collective. À l’âge de 12-13 ans, ils travaillaient comme les adultes. Tout le monde a été poussé dans les fermes collectives. Mais Staline avait un plan : ils disaient « le plan quinquennal en quatre ans ». Les paysans devaient récolter un maximum de céréales. Et puis ils ont commencé à confisquer ce qui restait.

D’abord, ils ont pris la vache, puis les poulets. Ma mère pleurait souvent parce qu’elle ne savait pas comment nourrir ses 5 enfants, sa mère âgée et son mari. Nous ne mangions plus que du porridge cuit à l’eau. Mais on a fini par en manquer aussi. Et puis ils ont fermé le village. Nous ne pouvions pas aller chez nos proches dans le village voisin. Dans les rues, j’ai vu des adultes épuisés, des regards d’enfants affamés.

Il y a une chose dont je me suis souvenue pendant longtemps. C’est quand des soldats armés de fusils sont entrés dans notre maison et ont commencé à tout mettre sens dessus dessous. Et ils criaient : « Donne-moi le blé, je sais que tu en as encore ! » Mais nous n’avions rien dans la maison ! Ils ont sorti nos tissus et la chemise brodée de ma mère des vieux coffres et l’ont piétinée avec leurs sales bottes. Je me suis cachée dans un coin pour que personne ne puisse me voir. Ce jour-là, ils ont emmené mon père avec eux. Il est revenu le lendemain, tout amoché. Et mes parents ont commencé à faire un trou dans le mur. Ils y ont mis un peu de blé. Puis ils l’ont briqué et ont placé une commode devant.

« Et ils criaient : « Donne-moi le blé, je sais que tu en as encore ! » Mais nous n’avions rien dans la maison ! »

Les soldats sont venus plus d’une fois. Je me souviens qu’ils avaient de longs bâtons en fer avec lesquels ils piquaient dans le sol – ils vérifiaient si nous avions caché quelque chose dans le sol. Si nous le faisions, ils nous auraient emmenés et envoyés en Sibérie. Il n’y avait rien pour chauffer la maison et il faisait très froid. Il n’y avait rien à manger. Ma grand-mère est morte de faim et de froid. Les enfants ont commencé à disparaître. On m’a dit de ne pas sortir, parce que les gens devenaient fous de faim et dévoraient leurs propres enfants. Nous ne mangions rien pendant des périodes de trois jours. Une fois, ma mère a brisé le mur et a pris une demi-poignée de grains et nous a nourris avec. La nourriture est devenue de plus en plus rare. On mangeait des vieilles plantes, des pommes de pin, des mauvaises herbes.

Illustration : Hélène Aldeguer

Puis ma sœur cadette Yarynka est morte. Elle avait deux ans. Le grain du mur s’épuisait et nous mangions tout ce que nous pouvions trouver. Papa trouvait des crottins de cheval dans le village et en retirait de l’avoine. Ma mère la faisait cuire et nous donnait cette sorte de soupe.

J’étais petite et on m’envoyait dans les champs où il pouvait encore y avoir des épis de blé, des pommes de terre gelées et pourries dans le sol. J’ai trouvé deux orties pourries. Je les mettais dans ma besace quand j’ai entendu des bruits de bottes. C’était des soldats. Les Rouges. Je n’ai jamais eu aussi peur qu’à ce moment-là.

J’ai retenu mon souffle. Je ne respirais presque pas. Et puis j’ai couru aussi vite que j’ai pu vers la maison. Ce jour-là, j’étais l’enfant le plus heureux du monde : j’avais pu dénicher de la nourriture pour ma famille.

Le printemps est arrivé. La nourriture était rare. J’ai goûté mon premier pain en avril. Ce n’était n’était pas une mie blanche, mais plutôt un pain noir et dur et c’était le plus délicieux pain que j’aie jamais mangé de ma vie. »

On n’en parlait pas dans les écoles ; ce crime, comme des centaines d’autres répressions de l’Union soviétique, a été passé sous silence.

Nous n’avons pas le choix : c’est la liberté ou la mort

Ma grand-mère est morte un an après cette conversation. Elle avait 77 ans. Elle a eu une crise cardiaque. Elle n’a jamais su pourquoi on lui avait confisqué sa nourriture, pourquoi sa grand-mère Kylyna et sa petite sœur Yarynka sont mortes, et pourquoi ses parents ont été obligés de cacher leurs enfants pour que les voisins ne les mangent pas. Environ 7 millions d’Ukrainiens sont morts à cause du Holodomor (NDLR : environs 4 millions seraient directement morts de la faim, et sans doute 3 millions de plus des conséquences de cette famine). Ils auraient pu être écrivains, scientifiques, politiciens, certains d’entre eux auraient pu écrire une chanson à fait rire ou pleurer le monde entier, et quelqu’un aurait pu inventer un remède contre le cancer ou le sida. Chacun d’eux aurait pu vivre. Mais il n’en a pas été ainsi. C’est ça, le génocide du peuple ukrainien. Ce crime des bolcheviks a été caché pendant des décennies dans toute l’Union soviétique.

La génération de ma grand-mère et de ma mère savait que des gens étaient morts de faim, qu’ils étaient morts parce qu’ils n’avaient rien eu à manger pendant des semaines, mais elle ne savait pas pourquoi cela s’était produit, et surtout, à quelles fins ? On n’en parlait pas dans les écoles ; ce crime, comme des centaines d’autres répressions de l’Union soviétique, a été passé sous silence. C’est peut-être la raison pour laquelle, jusqu’à récemment, il y avait en Ukraine des personnes âgées qui étaient nostalgiques de l’Union soviétique. Parce qu’ils n’étaient tout simplement pas au courant de ces crimes.

Pendant longtemps, je n’ai pas pu comprendre comment on pouvait vivre dans ce pays sans savoir que, juste de l’autre côté du boulevard, dans une cave, des gens avaient été abattus, tués, et que des millions d’innocents avaient été affamés. Comment peut-on pardonner cela ? Comment peut-on ne pas le voir ? Jusqu’au 24 février. Jusqu’aux premiers missiles russes près de ma maison à Kyiv. Jusqu’à ce que j’arrive dans la ville d’Izioum, dans la région de Kharkiv, libérée par les forces armées ukrainiennes pendant la nouvelle guerre russo-ukrainienne.

J’ai vu des maisons détruites, des routes dévastées – la ville ressemblait à une femme violée. J’ai atteint le quartier le plus éloigné de la ville d’Izioum, où les gens faisaient cuire de la nourriture sur un feu, avaient des fenêtres cassées chez eux, et les appartements étaient si froids qu’ils me donnaient la chair de poule. Ces personnes – un vieux grand-père, une grand-mère et une femme d’âge moyen – étaient dans un trou noir informationnel. Les russes avaient interdit les opérateurs et fournisseurs de signal mobile ukrainiens. Par conséquent, ils ont essayé de ne pas entrer en contact avec les occupants russes.

Je leur demandé comment les russes se comportaient ici. « Ils sont seulement entrés dans les maisons, ont cassé les portes, ont tout pris dans les magasins, mais ils ne touchaient pas les gens. Ils pouvaient seulement les déshabiller dans la rue et vérifier s’ils avaient des tatouages comme un trident ukrainien ». Un jour après cette conversation, j’ai appris qu’à quelques kilomètres de cette rue, les russes ont abattu et torturé des familles entières, enfants, femmes, hommes, soldats ukrainiens. La police nationale ukrainienne a trouvé environ 450 corps d’Ukrainiens torturés dans la forêt. Les gens qui vivaient à Izioum n’en savaient rien. Et à ce moment-là, j’ai compris : c’était une Union soviétique miniature. Et les russes apportent ce régime totalitaire soviétique avec eux dans toutes les villes et villages occupés d’Ukraine.

J’ai été confronté à la même chose à Balakliïa, dans le Donbass et dans la ville de Kherson récemment libérée. Par conséquent, si vous me demandez : « Comment pouvez-vous vous battre contre un État qui est plusieurs fois plus grand que le vôtre, dont l’armée est deux fois plus grande que la vôtre, et qui a des armes nucléaires ? » La réponse, malheureusement, est très simple : pour éviter un second Holodomor. Pour que mes enfants n’aient pas à manger leurs propres enfants, n’aient pas à manger des souris, des chats et des chiens morts, juste parce qu’ils sont Ukrainiens.

 

 

Anastasia Jouk

Journaliste.