La Moldavie fait partie des dix plus gros exportateurs de pommes et de prunes au monde, dont une majeure partie était envoyée en Russie avant février 2022. Avec le chamboulement des routes commerciales et l’embargo imposé par le Kremlin depuis août dernier, le pays doit trouver des alternatives pour éviter les pertes. Reportage.
Coşerniţa, Moldavie – Au volant de sa voiture, Vitalie Bostan longe des vergers sur plusieurs centaines de mètres avant de rejoindre le cœur de son entreprise agricole. Près de 70 hectares de pommiers et 14 hectares de pruniers cultivés de façon intensive s’étalent sur les collines de Coşerniţa, petit village de Moldavie. Sur les hauteurs, le vent glacial de février traverse le paysage sans rencontrer d’obstacle. En dehors des cultures, il n’y a quasiment pas d’arbre à l’horizon, si ce n’est les coteaux ombragés de la région séparatiste de Transnistrie qui émergent au loin.
L’entreprise de production agricole et d’exportation Elit Fruct, dont Vitalie est administrateur, a été fondée en 2015. Environ 140 personnes y travaillent en comptant les journaliers. « Nous cultivions environ 3500 tonnes de pommes par an, quasiment toutes destinées à la Russie » raconte l’homme de 45 ans. Un camion transportant 20 tonnes de pommes dépasse le portail. Un des rares qui se dirigera vers la Russie. « Avant la guerre, ils mettaient deux jours à traverser l’Ukraine, maintenant il faut cinq jours au minimum, par la Turquie » décrit-il. Son visage fatigué et dépité trahit son amertume.
Il énumère alors tout ce qui a augmenté depuis, que ce soit la logistique, les transports, l’essence ou le bois, dans un pays où l’inflation a atteint les 35 % en octobre. « Et puis, il y a eu l’embargo » achève-t-il. Le 15 août 2022, le Kremlin a en effet bloqué l’exportation de fruits et légumes moldaves, sous prétextes phytosanitaires. « Cela nous a impacté. On a quand même réussi à obtenir une dérogation, peut-être parce que notre entreprise n’est pas loin de la Transnistrie, mais on a finalement très peu exporté vers la Russie. » Pour le moment, Elit Fruct n’a pu envoyer que la moitié de ses récoltes de l’année 2022. Heureusement, l’entreprise possède des entrepôts frigorifiques qui permettent de conserver les fruits pendant plusieurs mois.
Clientélisme prorusse
« Avec le gaz, l’embargo sur les produits est un autre instrument de chantage de la part de la Russie, non satisfaite de voir la Moldavie se tourner vers l’Union Européenne, soutient l’économiste Stas Madan, du centre analytique indépendant Expert Grup. La preuve, ce blocus ne concerne pas les producteurs de la Transnistrie prorusse. En décembre, quelques entreprises ont bénéficié d’une levée des restrictions, après discussion avec le parti de l’oligarque Ilan Şor, le nouveau favori du Kremlin. » Il cite un communiqué de presse émis par le 5 décembre 2022 par le service phytosanitaire et vétérinaire russe, stipulant :
« La reprise des livraisons s’est appuyée sur une analyse des produits entrant en Russie en provenance de sociétés moldaves […]. Les résultats des consultations entre les représentants du parti Şor de la République de Moldavie et le président de la commission des affaires internationales de la Douma d’État de la Fédération de Russie, Leonid Slutsky, ont également été pris en compte. »
Les embargos russes comme moyens de pressions économiques ne datent pas d’hier. Le premier a été mis en place pour les fruits et légumes en 2005, puis pour les vins en 2006, suite à la décision du gouvernement moldave d’ériger l’intégration européenne comme priorité stratégique. Un autre blocus est imposé en 2014, quand la Moldavie signe alors un accord de libre-échange avec l’Union Européenne. Depuis l’arrivée au pouvoir de Maia Sandu en 2020 et de son parti anti-corruption et pro-européen, la Kremlin n’a cessé de menacer le pays afin d’y garder son influence, notamment à travers les livraisons de gaz, qui provenaient à 100 % de Russie avant l’invasion en Ukraine.
Une branche essentielle de l’économie
Avec cet embargo, la Russie sait qu’elle touche une filière importante de l’économie moldave. Si le pays est à peine plus large que la Belgique, il se situe à la dixième place des plus grands exportateurs de pommes et de prunes au monde, selon plusieurs sites de statistiques, avec environ 2000 entreprises de pomicultures dans le pays. L’agriculture constitue près de 10 % du PIB et plus de la moitié des exports concerne le secteur agroalimentaire. Un dixième de ces exportations sont des fruits, et jusqu’au début de la guerre en Ukraine, 95 % des pommes destinées à l’exportation étaient envoyées en Russie.
Car avec la mer Noire au Sud et les Carpates au nord, puis l’apport en eau de la Prut et du Dniestr, la Moldavie bénéficie d’un climat favorable pour les cultures, notamment pour les vignes et la pomiculture. Sans oublier la terre noire et fertile, le fameux tchernoziom, qui « donne ce goût spécial aux fruits et légumes moldaves » loue Iurie Fală, directeur de l’association de producteurs Moldova Fruct, qui rassemble 180 membres.
Dans son bureau situé dans la capitale, Chişinau, le directeur montre sur son ordinateur les chiffres d’exportations de pommes de l’année 2022. Malgré le blocage du port d’Odessa, dont le pays dépend, et la fermeture des routes ukrainiennes, les producteurs ont réussi à écouler leurs stocks les six premiers mois de l’année. Mais à partir d’août, l’impact de ce blocus est clairement visible : « En août 2021, nous avons exporté 17 000 tonnes de pommes, et en août 2022, seulement 9000. Certes, une partie des pertes est due à la sécheresse de l’été dernier, mais selon nos calculs, elle a provoqué une diminution de 30 %. Là, c’est la moitié des exports qui sont concernés. » Selon ses données, l’exportation de pommes vers la Russie est désormais tombée à environ 75 % des exports.
La Russie, « c’était plus convenable »
Avec son association, Iurie Fală accompagne les producteurs afin de trouver d’autres destinations pour exporter leurs fruits. « Avant la guerre, la Moldavie exportait vers dix-huit pays, maintenant nous exportons vers une trentaine de marchés » se réjouit le directeur, qui voit dans cette situation une opportunité pour la Moldavie de se faire connaître à l’international. En janvier, le pays a d’ailleurs envoyé des pommes en Inde.
Mais cela ne se fait pas sans difficulté, car il faut faire connaître les produits, participer à des expositions internationales et respecter d’autres exigences. Le temps de transport augmente également, car emmener des pommes jusqu’en Asie peut prendre plus d’un mois. Pour les producteurs, exporter en Russie et dans les pays de la CEI (Communauté des États Indépendants), qui rassemble d’anciennes républiques soviétiques dont la Moldavie, « c’était plus convenable » reconnaît le producteur Vitalie Bostan. « Mais maintenant, la situation fait qu’il faut chercher ailleurs. » Son entreprise Elit Fruct a commencé à exporter des prunes en Allemagne.
Pour les pommes, la tâche est plus compliquée, « car il y a plus d’offres que de demandes, donc les prix restent les mêmes malgré l’augmentation des coûts et il y a plus de concurrence » explique l’administrateur de l’entreprise agricole. Ils se sont alors tournés vers un nouveau marché qui commence à s’intéresser aux produits moldaves : le Moyen Orient. « Nous exportons à Dubaï, mais les exigences sont plus élevées en ce qui concerne le calibre et le poids, pour que cela rentre dans leurs emballages. Ils veulent des pommes plus petites, alors que la taille de la pomme posait moins de problème pour la Russie » poursuit-il. Pour les envoyer jusqu’aux Émirats, les fruits sont transportés jusqu’au port de Constanţa en Roumanie, où ils partent ensuite par cargo pour une durée d’un mois.
Exporter vers l’UE, devenu le premier partenaire commercial du pays ces dix dernières années, nécessite d’obtenir des certifications comme celles de GLOBALG.A.P. sur les bonnes pratiques agricoles. « Il y a environ 200 critères à respecter, cela peut prendre du temps et cela a des coûts. Puis, certains produits phytosanitaires qu’on utilisait sont interdits et seulement certaines variétés de pommes sont autorisées » explique Vitalie Bostan. Il connaît des producteurs qui ne peuvent pas exporter ailleurs car leurs variétés, « celle cultivées depuis la période soviétique » précise-t-il, ne sont pas acceptées sur d’autres marchés.
Toutefois, la Commission Européenne a mis en place des mesures dès le mois de juin afin de faciliter l’export de fruits moldaves vers l’UE. Les transporteurs de marchandises moldaves n’ont plus besoin d’autorisations spéciales pour traverser les pays de l’UE, et les quantités autorisées pour l’exportation sans barrières douanières de sept produits, dont les pommes et les prunes, ont augmenté. Car malgré l’accord de libre-échange de 2014, ces produits alimentaires était soumis à ces quotas. Ces mesures sont censées être temporaires, mais le gouvernement moldave espère qu’elles deviendront pérennes.
Se réorienter, un défi qui vaut la peine
Lidia Ionaş entre dans le bureau de l’association Moldova Fruct. Elle est une des productrices qui s’est tournée vers l’UE bien avant l’invasion de l’Ukraine. Avec son mari, elle gère Ionex-Trans, une entreprise familiale de production et d’exportation de fruits créée en 2001, qui emploie une quarantaine de personnes. « Tout le monde était tournée vers les pays de la CEI. On a anticipé ce qu’il allait se passer, surtout avec l’embargo de 2014, relate Lidia Ionaş. Avec le marché européen, tout est plus sûr et les prix restent stables. »
Après plusieurs années à faire connaître leurs fruits et à remplir les critères d’exigences grâce à un soutien d’USAID, ils ont commencé à exporter des raisins et des prunes vers l’UE. Même si les coûts de productions ont augmenté suite à l’invasion russe, l’entreprise n’a pas été affectée par l’embargo : en 2022, ils ont pu exporter 2500 tonnes de prunes et 2500 tonnes de raisins, l’équivalent de leurs exportations en 2021.
L’économiste Stas Madan est optimiste. Il reprend l’exemple des entreprises viticoles qui ont subi des embargos depuis 15 ans : « Les producteurs de vin ont réussi à faire connaître leurs produits à l’international et c’est un grand succès ». En 2020, la Moldavie était le 20ème plus gros exportateur de vin avec près de 70 pays de destinations. L’économiste suggère toutefois qu’il faudrait abandonner les vergers de pommes, et se tourner vers les légumes, les plantes aromatiques et les prunes « dont raffolent les Allemands ». À Coşerniţa, Vitalie Bostan corrobore : « On a tellement investit dans les pommes, on a encore un crédit à rembourser. Mais on n’était pas préparés à ça. Je pense qu’on va petit à petit se tourner vers d’autres cultures pour continuer à en vivre. »