Des milliers de Polonais ont défilé dans plusieurs villes du pays dimanche à la mémoire de Jean-Paul II, jour d’anniversaire de sa mort en 2005. Et ce, alors que des révélations sur la dissimulation alléguée par le pape polonais d’actes pédophiles continuent de susciter la controverse.
Patrice Senécal et Hélène Bienvenu (correspondance à Varsovie) – Ils étaient quelques milliers à Varsovie, dimanche 2 avril, à s’être rassemblés sous une fine pluie pour la « marche papale », en mémoire du pape Jean-Paul II décédé il y a 18 ans jour pour jour, à l’âge de 84 ans. Ce rassemblement inédit que l’on doit à des organisations catholiques, se veut une réponse à la controverse née début mars, lorsque deux enquêtes journalistiques – un reportage de la chaîne privée et indépendante TVN24 et un livre du correspondant néerlandais Ekke Overbeek – ont révélé que l’archevêque Karol Wojtyła aurait dissimulé des crimes de pédophilie d’au moins trois prêtres de son diocèse, au tournant des années 1960-1970.
Jean-Paul II, une icône éclaboussée en Pologne
Sous son parapluie, Małgorzata en a les larmes aux yeux rien que d’y penser. « J’avais 20 ans quand Jean-Paul II est devenu pape. A l’époque nous étions les pauvres de l’Europe. C’était le communisme, nous étions privés de liberté. Le pape nous a donné espoir, il nous a donné la force de changer les choses ». Cette mère de famille représentant la « génération Jean-Paul-II » perçoit les « attaques » contre l’ancien pape comme injustifiées, allant jusqu’à remettre en cause le travail des journalistes, qui ont eu recours à des documents de la police secrète du régime communiste, croisés avec nombre de témoignages et sources. « Jean-Paul II fait face désormais à des attaques de la part de ses ennemis. Ce sont ceux qui n’acceptent pas que la Pologne réussisse, qui pensent que cette période d’un peu plus de 30 ans d’indépendance que nous vivons, c’est trop et qu’il faudrait à nouveau la restreindre ».

Le cortège, déserté de jeunes, s’est ébranlé sur le coup de 11 heures au palais de la culture, dans le centre de la capitale polonaise. Pour clôturer l’événement, les participants étaient attendus un peu plus d’une heure plus tard à une messe en la basilique Saint Jean Baptiste, dans la vieille ville. « Nous participons à une manifestation visant à défendre la vérité sur un homme qui a consacré toute sa vie au service de Dieu et du peuple », a ainsi déclaré l’archevêque Józef Michalik, lors de la cérémonie religieuse. Des rassemblements similaires se sont tenus ailleurs en Pologne, notamment à Cracovie, Szczecin ou Białystok. Ces derniers jours, des fresques ou statues du pape ont également été recouvertes de peinture.
« Guerriers de Marie » et enseignes branchées
N’en déplaise aux organisateurs, s’empressant de rappeler dans les hauts parleurs le caractère apolitique de ces marches « pour le pape », la dimension politique était bien présente, à quelques mois des prochaines élections législatives. À Varsovie, ont pris part à l’événement le ministre de la Défense Mariusz Błaszczak, son prédécesseur Antoni Macierewicz, ou encore Piotr Gliński, ministre du ministère de la Culture. Était aussi présente Julia Przyłębska, présidente du Tribunal constitutionnel polonais, la plus haute instante judiciaire de Pologne, sous emprise politique depuis le retour au pouvoir en 2015 du parti national-conservateur Droit et Justice (PiS). Le dirigeant de facto du pays, et chef du PiS, Jarosław Kaczyński, s’est, pour sa part, rendu à Wadowice, la ville natale du pape polonais, à l’occasion d’une messe solennelle. Une célébration qui a réuni de hauts représentants de l’exécutif, à commencer le Premier ministre Mateusz Morawiecki. « Nous passons l’épreuve en portant la vérité, qui doit s’opposer aux mensonges, calomnies et insultes », a commenté ce dernier sur les réseaux sociaux, en amont de la messe.
Des hommes à cheval défilent, suivis des « guerriers de Marie », un mouvement quasi sectaire, réservé aux hommes.
A Varsovie, face aux enseignes de la fast fashion qui dominent sur la rue Marszałkowska, des hommes à cheval défilent, suivis des « guerriers de Marie » en uniformes – un mouvement quasi sectaire, réservé aux hommes, et dédié à la vierge Marie. La foule de quidams agite le drapeau polonais et la bannière jaune et blanche du Vatican. Certains exhibent un portrait du pape.
Jarosław (prénom changé) est lui venu un rameau traditionnel à la main, en ce dimanche des Rameaux. « Je suis pour la Pologne et c’est une raison suffisante pour être ici », affirme-t-il, ajoutant que Jean-Paul II, « c’est tout un pan » de sa vie.
Bożena est elle aussi venue seule. Elle se souvient encore d’une des visites de Jean-Paul II en Pologne, dans les années 70-80, remplie d’émotions : « Jean-Paul II était une figure de sagesse et de droiture, et continue d’être une véritable autorité ». Elle était également là le 2 avril 2005, à la mort du « saint père » dans une capitale « en deuil, remplie de bougies ». Bożena pour autant a bien conscience que le pape polonais a perdu de son aura auprès de la jeune génération, mais réfuse elle aussi les « attaques » envers sa personne. « Ce documentaire de TVN n’est pas objectif : il se base sur des sources de la police secrète, qui à l’époque manipulait et tuait des prêtres ». Celle qui travaille dans la bibliothèque d’une école de la capitale accuse « les communistes, autrement dit la gauche » de vouloir écorner l’image de Jean-Paul II. « Oui, comme partout, il y avait des prêtres pédophiles, mais à l’époque on n’avait pas les instruments juridiques, et la situation était traitée différemment, depuis ça a changé ».

Cette soixantenaire apprécie la réponse du gouvernement, qui s’est empressé de voter une résolution « en défense de la réputation de Jean-Paul II », trois jours après la diffusion du documentaire de TVN 24.
Raison d’État
De fait, le PiS, de concert avec l’audiovisuel public, à sa botte, et une poignée d’organes médiatiques épousant son orientation nationale-populiste, en font leur nouvelle marotte ces dernières semaines. Et n’hésitent pas à verser dans la surenchère. Le mot d’ordre : défendre bec et ongles la mémoire du pape polonais face à une opposition qualifiée, entre autres, de « traîtres », qui s’attellerait à une « attaque contre l’Église ». Dans les rangs du pouvoir national-conservateur, de connivence avec l’épiscopat polonais, on parle d’offensive « contre la raison d’État polonaise », Jean-Paul II étant considéré par beaucoup comme l’un des principaux artisans de la Pologne démocratique.
Dans une lettre adressée au club des lecteurs de Gazeta Polska, le 18 mars, M. Kaczyński a notamment déploré une « puissante campagne de diffamation médiatique coordonnée visant la figure du Polonais le plus remarquable de notre histoire ».
Or, en lavant de toute culpabilité le sacro-saint pape, d’aucuns y voient une manière pour le PiS de galvaniser sa base qui, conservatrice, se concentre surtout dans les petites villes et petits villages de Pologne. Et ce, alors que se profile le scrutin législatif de l’automne 2023, s’annonçant aussi crucial que serré. Le PiS, qui oscille autour de 30 % dans les intentions de vote, n’a jamais su retrouver la dizaine de points perdus dans les sondages après l’émoi causé par la quasi-interdiction de l’avortement, en octobre 2020. C’est en mobilisant notamment le thème du pape que le parti au pouvoir a lancé sa campagne électorale, le 10 mars.
« Les activités du camp libéral-gauchiste qui tente de forger une nouvelle société ».
Jaroslaw Kaczyński
« Ils essaient bien entendu de situer la campagne sur des questions émotionnelles, en tentant de mobiliser les gens de la campagne, plus âgés », estime Jędrzej Bielecki, journaliste chevronné au quotidien Rzeczpospolita. « C’est aussi une manière de faire oublier des sujets qui importent à une bonne partie des Polonais, à commencer par l’inflation ». Une rhétorique de déni qui risque aussi, selon lui, d’accélérer une sécularisation déjà en ordre de marche en Pologne, particulièrement notable au sein de la jeunesse.
Car, de fait, l’Église tombe en disgrâce. Le taux d’opinion positive vis-à-vis de l’Eglise de 2015 à 2020 a périclité de 62 % à 41 %, selon une étude de l’institut CBOS. Un ras-le-bol notamment exacerbé par les multiples scandales de pédophilie ayant éclaboussé l’ecclésial polonais ces dernières années. La proportion de Polonais qui disent se rendre à la messe a elle aussi chuté. Selon un récent sondage réalisé pour le compte de Rzeczpospolita, jusqu’à 34 % des Polonais avouent une dépréciation du pape à la lueur des récentes révélations.
Une lame de fond, donc, traverserait la société polonaise. Mais pour Jaroslaw Kaczyński, « les attaques contre le pape polonais […] font partie d’un ensemble beaucoup plus vaste, soit les activités du camp libéral-gauchiste qui tente de forger une nouvelle société ». Et le dirigeant de facto du pays de prévenir : « Il ne faut pas se leurrer : les attaques de ce genre vont s’intensifier […]. Mais pour pouvoir leur résister efficacement à l’avenir, nous devons gagner les élections. »