Je m’appelle Lesia, j’étais journaliste pour la chaîne de télévision privée ICTV, l’une des plus regardées en Ukraine, et je veux parler de la façon dont la guerre m’a privée de ce travail que j’adore.
Par Lesia Podynska, ancienne envoyée spéciale de l’émission ‘Faits de la semaine’ sur la chaîne de télévision ukrainienne ICTV.
À l’heure où des millions d’Ukrainiens ont quitté leurs proches, leur maison, leur ville natale et toute leur vie normale, c’est un péché de se plaindre parce que l’on vient de perdre son travail. C’est en tout cas ce que j’ai pensé au début.
Mais la guerre de la Russie contre l’Ukraine, comme une tornade ou la peste, détruit tout. Vous ne pouvez pas pardonner et minimiser une perte. Je m’appelle Lesia. J’étais journaliste pour la chaîne de télévision privée ICTV, l’une des plus regardées en Ukraine, et je veux parler de la façon dont la guerre m’a privée de ce travail que j’adore. Il ne s’agit pas seulement de moi. De nombreux journalistes ukrainiens ont été contraints de quitter la profession.
Avec ce texte, je n’essaie pas de susciter de la pitié ou de la sympathie. Parce que comparée à des millions d’autres Ukrainiens, je m’en sors bien. Je veux simplement parler d’une profession que j’aime et à laquelle j’ai consacré dix années de ma vie.
Le chaos des premiers jours
Les premiers jours de la guerre en Ukraine ont été marqués par un certain chaos. Et c’est compréhensible. À l’époque, je vivais à Kyïv et travaillais en tant que correspondante spéciale pour l’émission d’information hebdomadaire « Faits de la semaine ». Lorsque la Russie a commencé à bombarder Kyïv, mon collègue cameraman Ihor et moi-même étions dans l´avion entre Varsovie et Kyïv. Nous rentrions d’un voyage de travail en Pologne. Mais avant que nous puissions passer la frontière, notre avion a fait un demi-tour dans le ciel. Le pilote a dit : « L’Ukraine a fermé son espace aérien », sans autres informations. Il n’y avait pas d’Internet dans l’avion, nous ne pouvions rien googler, mais nous avons immédiatement compris.
Ihor et moi ramenions à la maison du super matériel sur les travailleurs ukrainiens en Pologne. Les employeurs polonais invitaient activement les Ukrainiens à venir y travailler : « Nous pouvons facilement employer environ 300 000 Ukrainiens de plus ! » disaient-ils. « Nous aimons beaucoup les Ukrainiens. Ils sont travailleurs, respectueux de la loi et faciles à intégrer ». Ils ne savaient pas que, quelques jours plus tard, bien plus de 300 000 arriveraient en Pologne. Mais pas pour le travail.
Mais ce reportage n’était plus pertinent, bien sûr, puisque la guerre venait d’éclater chez nous, à la maison. Au XXIe siècle, la guerre avait éclaté en Europe. Nous avons dû rentrer chez nous en bus. En chemin, nous avons vu d’interminables embouteillages à la sortie de Kyïv et ne pouvions pas nous rendre compte de ce qui se passait.
Les chefs d’équipes nous ont immédiatement dit : vos vies et votre sécurité sont au-dessus de tout. Certains journalistes et rédacteurs sont allés dans l’ouest du pays, moi j’ai déménagé à Lviv. Une partie de l’équipe est restée à Kyïv sous les bombardements. Certains vivaient même dans les studios. Les gars ont apporté des matelas, des sacs de couchage, des effets personnels et ont littéralement vécu au bureau.
Au début, nous n’avions aucune idée de ce qu’il fallait diffuser. Mais nous sommes une émission hebdomadaire et nous avons eu quelques jours pour reprendre nos esprits. Les journaux télévisés qui devaient être diffusées plusieurs fois par jour ne disposaient pas d’un tel luxe de temps.
Faire du journalisme en temps de guerre
La guerre laisse des traces dans tous les domaines de notre vie (la moitié de l’article que vous lisez a été écrit dans l’obscurité totale). Les attaques de missiles russes ont gravement endommagé le système énergétique ukrainien. Nous n’avons pas d’électricité pendant dix heures par jour en moyenne. Un Européen ordinaire peut-il imaginer qu’il n’y a pas de lumière dans son appartement pendant dix heures par jour ?
Mais revenons au journalisme. De nombreux journalistes ont perdu leur emploi parce que beaucoup de projets ont été arrêtés. Non seulement parce que la « télédiffusion unie » absorbe la majeure partie du temps d’antenne, mais aussi parce que, par exemple, les émissions de divertissement n’ont plus de temps d’antenne. Et qu’il n’y a presque plus de revenus publicitaires, qui faisaient vivre les chaînes. De plus, de nombreux employés du secteur ont été mobilisés dans les forces armées.
Les chaînes de télévision appartiennent aux oligarques, qui veulent gagner de l’argent, et non pas faire dans la bienfaisance. Depuis le début de l’invasion, il n’y a presque plus de publicités et les revenus publicitaires n’atteignent plus que 10 % de ce qu’ils étaient avant la guerre. L’empire médiatique « Groupe médiatique Ukraine » de l’oligarque Rinat Akhmetov a même cessé d’exister puisque son propriétaire a perdu une bonne partie de ses revenus tirés de ses industries dans l’Est occupé. Près de 4 000 personnes de son groupe médiatique ont perdu leur emploi.
Avec le déclenchement de la guerre, les chaînes de télévision ukrainiennes ont joint leurs forces pour une télédiffusion unique : un téléthon 24 heures sur 24 « Nouvelles unies #UAEnsemble » (Єдині новини #Uаразом »). Ce front télévisuel suscite aujourd’hui de plus en plus de doutes quant à la pertinence de la mesure et à son impact sur les standards journalistiques.
Lire cet article : Entre journalisme et patriotisme, les dilemmes de la télévision ukrainienne en temps de guerre
Pourquoi j’ai jeté l’éponge (temporairement)
Mon travail m’a toujours donné la satisfaction de la réalisation de soi, mais aussi tout simplement un salaire stable. Quand la guerre a commencé, le projet sur lequel je travaillais n’a pas été arrêté, mais nos salaires ont été fortement réduits. Pour donner au lecteur étranger une idée de l’échelle, je vais faire une chose peu délicate et vous parler du salaire, en citant des chiffres précis.
J’ai travaillé pour presque tous les groupes de télévision du pays. Le salaire moyen d’un journaliste de télévision avant la guerre était d’environ mille dollars. Je veux dire un journaliste qui n’était pas engagé pour du contenu commandité et qui n’avait pas un deuxième emploi en plus. J’avais un peu plus de mille dollars, mais je travaillais pour l’un des deux meilleurs hebdomadaires analytiques du pays. Après l’introduction de la « télédiffusion unique », nos salaires sont tombés au niveau de 500 dollars par mois (une dépréciation à laquelle s’ajoute la folle dévaluation de la hryvnia, la monnaie ukrainienne). Comme j’ai déménagé de Kyïv à Lviv, un tel salaire ne pouvait que couvrir mon loyer. Sans parler des prix de la nourriture, du carburant, des vêtements, qui ont presque doublé après la guerre. J’ai donc pris la difficile décision de démissionner et de travailler temporairement dans un domaine légèrement différent : celui de la communication publique, pour un organisme de charité.
Il est important de dire ici que je n’ai aucun ressentiment envers le projet dans lequel j’ai travaillé ou envers la chaîne. Au contraire, j’ai beaucoup de respect pour mes collègues, je pense que ce sont des gens formidables qui ont fait face au défi : personne n’a été licencié et le projet a continué. C’est très important.
Des collègues avec qui je reste en contact disent que les salaires ont été réduits de la même manière sur les autres chaînes de télé, de l’ordre de 40 à 60 %. Les salaires commencent à réaugmenter progressivement, mais on n’est pas encore revenus au niveau d’avant-guerre. Et ce, avec le fait que le dollar ne vaut plus 27 hryvnias comme avant l’invasion russe, mais 41. Bref, les choses vont mal, mais nous restons dans notre pays…
Je ne veux pas quitter mon pays
Avant la guerre, travaillant comme journaliste en Ukraine pour un maigre salaire, j’ai toujours rêvé de m’installer ailleurs en Europe. Pour trouver un travail prestigieux là-bas et gagner un vrai bon salaire. Je parle anglais, mais pour un journaliste de télévision, la langue ne doit pas être seulement bonne. Il faut qu’elle soit parfaite. C’est-à-dire que j’aurais dû quitter la profession, ce que je ne voulais pas…
Avec le début de la guerre totale de la Russie contre l’Ukraine, toutes les frontières européennes pour les Ukrainiens se sont effacées. Comme toute ma famille vit à Prague depuis longtemps, il ne me restait plus qu’à faire mes valises, charger la voiture et partir. Je n’étais pas menacée par l’enfer des centres collectifs pour réfugiés. Tout le soutien organisationnel m’a été garanti par mon frère, qui est presque citoyen tchèque. Parfois, il me semblait que je le ferais au moins pour le bien de ma mère, qui pleurait presque à chaque conversation parce que je refusais d’aller les voir à Prague pour me mettre en sécurité.
Mais je ne veux tout simplement pas quitter mon foyer (le mot « foyer » désigne ici l’Ukraine) maintenant, quand quelqu’un m’en chasse et m’écrase. Quand quelqu’un veut me tuer juste parce que je suis ukrainienne, parce que je parle ukrainien. Je ne veux pas quitter le pays et m’installer quelque part dans un endroit sûr et confortable, alors que des centaines et des milliers de gars sur la ligne de front donnent leur vie pour que ce pays existe. Je veux rester ici en Ukraine dans les moments les plus difficiles.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.