Dans la nuit du 29 au 30 octobre 1937, plus d’une centaine d’intellectuels bélarussiens ont été fusillés sommairement dans le cadre des purges staliniennes. Les dissidents en exil commémorent de nouveau cette année le tragique événement, qui résonne face à la répression violente du régime d’Alexandre Loukachenko.
C’était devenu, au fil des années, un cérémonial informel à la lueur de bougies. Celui d’une poignée de dissidents, drapés de blanc-rouge-blanc, soucieux d’honorer la mémoire de leur avant-garde bélarussienne, leurs « héros nationaux » décimés au plus fort des purges staliniennes de la seconde moitié des années 1930. Chaque 29 octobre, au milieu des conifères de la forêt de Kourapaty, en lisière de Minsk, on se serrait par dizaines, dans la pénombre, en récitant des poèmes face à des croix en bois plantées dans le sol froid.
Une manière d’entretenir la mémoire de ce lieu où des dizaines de milliers furent exécutés puis jetés dans des fosses communes. Une manière, également, de ne pas oublier les quelque 130 intellectuels bélarussiens disparus lors de la nuit du 29 au 30 octobre 1937. Artistes, écrivains, romanciers, militants politiques, poètes… Avant leur probable mise en terre à Kourapaty, ils avaient d’abord été fusillés sommairement dans les cachots du quartier général du NKVD, la police politique soviétique. L’endroit, reconnaissable à ses imposantes colonnes blanches au cœur de la capitale, a tout gardé de sa fonction répressive, plus de huit décennies plus tard : c’est là qu’est logé le siège du KGB bélarussien, à la solde du régime d’Alexandre Loukachenko, au pouvoir sans discontinuer depuis plus d’un quart de siècle.
Cette tragédie d’octobre 1937 ne constitue pourtant qu’un des épisodes de la « Grande Terreur », cette époque où déportations arbitraires, assassinats, tortures faisaient régner la peur partout dans l’ex-Union soviétique. Au Bélarus, les victimes de ces répressions, selon certaines estimations, pourraient s’élever à plus d’un million. Et rien que dans les environs de Kourapaty, jusqu’à 250 000 auraient péri durant cette même période, d’après les fouilles de Zianon Pazniak, historien et instigateur du Front populaire bélarussien qui a levé le voile sur ces massacres en 1988, au moment de la glasnost. Le régime Loukachencko préfère imputer la faute à l’Allemagne nazie, malgré l’impitoyabilité des faits historiques.
La « Nuit des poètes exécutés »
La « Nuit des poètes exécutés », tel qu’a été surnommée officieusement la date tragique, reste malgré tout un symbole fort pour la dissidence. C’est tout un pan de l’intelligentsia bélarussienne qui a été liquidé alors. Il s’agissait de mettre à bas l’émergence d’une conscience nationale au Bélarus, sur fond de russification soviétique intense. « Toute perspective de renaissance culturelle ou linguistique était contraire au projet communiste impérialiste russe réalisé par Joseph Staline, affirme ainsi au Courrier d’Europe centrale le politologue Pavel Ousov, exilé à Varsovie. Assoiffé de pouvoir, il lui était nécessaire de mettre au pas la société, en la rendant passive et absolument obéissante, dépourvue de réflexion indépendante, avec comme modus operandi l’idéologisation et la terreur totale. » « Ils ont éliminé les gens qui ne conformaient pas parfaitement au soviétisme, c’étaient des leaders nationaux », résume pour sa part Siarhej Budkin, à la tête du Conseil bélarussien de la culture, un organe militant en faveur d’un renouveau national et linguistique au pays.
Alors, pour commémorer leurs martyrs patriotes, les démocrates bélarussiens célèbrent les écrits de gens de lettres comme Aleś Dudar ou Michaś Čarot, tués comme tant d’autres lors de la purge du 29 octobre. Mais depuis deux ans désormais, en cette fin octobre, la forêt de Kourapaty se mure dans le complet silence. Fini, le temps des poèmes. Le soulèvement sans précédent dans l’ex-république soviétique, né dans la foulée de la fraude électorale du 9 août 2020, a été maté par une répression d’une brutalité inouïe. Alexandre Loukachenko, un ancien directeur de ferme collective soviétique devenu despote, n’a eu comme seule réponse que la violence. Arrestations arbitraires, torture, procès bidon. Les forces de l’ordre à la botte du « dernier dictateur d’Europe » règnent de nouveau en maître dans les rues du pays, verrouillant la société civile.
La dissidence, outre les plus de 1 300 prisonniers politiques croupissant derrière les geôles du régime, s’est ainsi réfugiée en masse à l’étranger. Cette année comme la précédente, dans une myriade de villes en Europe et au-delà, c’est depuis l’exil qu’ils ont commémoré ce 85e anniversaire de la « Nuit des poètes ». Lequel comporte une forte résonance au regard de la crispation autoritaire du dictateur moustachu. À Varsovie, foyer de la dissidence, une petite foule s’est réunie ce dimanche 30 octobre au « Musée du Bélarus libre » instauré par l’opposition pour une soirée littéraire.
Tatsiana, 26 ans, serre contre elle un recueil de poèmes bélarussiens. « Ce n’est que récemment que j’ai pris connaissance de cette date historique, on ne nous l’apprend pas au Bélarus. Il faut garder la mémoire vivante de ces gens tués parce qu’ils voulaient rester Bélarussiens », regrette cette employée du secteur informatique. Tatsiana, déjà, a connu le double exil : après avoir fui d’abord la répression au Bélarus en s’installant à Kyiv, il y a un peu plus d’un an, c’est l’Ukraine en guerre qu’elle a dû quitter en catastrophe quand Moscou a lancé l’agression du 24 février. « On n’habite plus dans notre pays, ils nous ont privés de notre patrie. Mais s’il est une chose que ce régime ne peut pas nous enlever, c’est l’appropriation de notre langue et de notre culture », abonde à ses côtés Kyril, son petit ami. Le couple s’efforce depuis quelque temps à ne parler que le bélarussien, un idiome slave proche de l’ukrainien et du polonais. Qualifiée de « langue vulnérable » par l’UNESCO, elle gagne peu à peu du terrain au sein de la dissidence. Une façon « de davantage nous sentir Bélarussiens », souligne Kyril.
« En 2020, la nation bélarussienne a connu un réveil et doit désormais se détacher du paradigme russifié dans lequel nous avons baigné pendant des années. Il s’agit aujourd’hui de réinventer nos symboles, de renouer avec notre langue, notre histoire », philosophe Maksim, 29 ans, qui préfère taire sa véritable identité.« Commémorer l’élite qui a été décimée pendant l’occupation soviétique fait partie du processus de bâtir un sentiment d’appartenance bélarussien, de se définir comme nation. C’est une redécouverte de notre propre histoire. »
Mais Alexandre Loukachenko, Homo sovieticus des temps modernes, balaie tout devoir de mémoire. Cultivant une vision passéiste de l’URSS, il se fait l’héritier d’une russification déjà bien entamée par deux siècles de domination tsariste et soviétique, et ne s’encombre pas à décréter une journée officielle à l’honneur des victimes de la répression stalinienne. Aussi de nombreuses organisations faisant la promotion de la culture et la langue bélarussiennes ont-elles été liquidées au pays en deux ans. Quiconque s’aventure à parler biélorusse en public s’expose à une arrestation arbitraire qui peut s’achever derrière les barreaux.
« La destruction de l’élite culturelle et de la mémoire nationale, le régime de Loukachenko s’y attèle, tout comme les communistes à l’époque », souligne Pavel Ousov. « Or, pour une grande partie de la société bélarussienne, le sujet de la terreur de Staline au Bélarus est encore peu connu. Les autorités bélarusses ont tenté de l’évacuer à force de ressasser le mythe d’une URSS heureuse et héroïque. »
Symbole de cette histoire travestie, à quelques encablures de la forêt de Kourapaty qui renferme d’anciens charniers, un restaurant a tout bonnement ouvert ces dernières années, suscitant l’indignation. Le régime de Minsk n’a rien trouvé à redire et, en 2015, a même réduit la zone de protection du site pour permettre sa construction réglementaire. Le nom de l’établissement ? « Allons manger ».
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.