Dans le quartier de Saltivka, les habitants de Kharkiv doivent se serrer les coudes pour survivre dans un décor postapocalyptique après les violents combats du printemps.
Kharkiv, Ukraine, envoyé spécial – Lentement, l’herbe commence à tout recouvrir. À Saltivka, quartier dortoir au nord-est de Kharkiv, elle n’a pas été tondue depuis le début du printemps. Par conséquent, la nature envahit les terrains de jeux, les cours des immeubles et les écoles de ce quartier, de loin le plus touché de la ville lors de l’offensive russe de février-avril. Les immeubles résidentiels et les centres commerciaux ont tous quasiment été sérieusement endommagés, quand ils n’ont pas brûlé de l’extérieur ou ne se sont pas en partie effondrés.
C’est donc dans une ambiance étrange de film postapocalyptique que vivent les habitants qu’on peine à apercevoir derrière les arbres et les hautes herbes. Ils sont quelques milliers à avoir décidé de rester et comparent les lieux à une scène de tournage, tant tous les événements depuis le 24 février paraissent surréalistes.
« C’était comme dans les films de guerre qu’on regardait en grandissant », confie Sergueï, DJ sans emploi depuis le 24 février, enfermé dans ce qui reste de son appartement trois pièces à Saltivka. « Les tirs ne cessaient pratiquement jamais [entre fin-février et fin-mars, lors de la phase la plus intense des combats à Kharkiv]. On avait cinq à dix minutes de repos tout au plus », explique-t-il.
En bas de chez Sergueï, une feuille A4 est collée au mur près de l’entrée : « We need help ! », clame-t-elle en anglais, avant de mentionner en ukrainien, que « des gens vivent dans ce bâtiment ».
Environ 200 000 personnes vivaient encore à Saltivka-Nord il y a quelques mois. Il n’en resterait plus que quelques milliers, ou quelques dizaines de milliers tout au plus, éparpillés dans les bâtiments en ruine. Des retraités pour la plupart, mais pas seulement, comme le montre l’exemple de Sergueï.
« Ma femme et mes deux filles sont parties en Israël quand tout ça a commencé. On y allait déjà de temps en temps avant, comme on a de la famille là-bas. Moi je ne peux pas partir, bien sûr », explique le trentenaire, faisant référence à l’ordre de mobilisation générale décrété le 24 février en Ukraine.
Distributions de repas
Depuis le début de l’offensive russe, l’ancien DJ essaie d’organiser la vie du quartier. Il rend visite à ses voisins âgés pour vérifier leur état de santé et a même réparé l’interphone à l’entrée de l’immeuble. « C’est pour empêcher les pilleurs de rentrer ». Il coordonne également la distribution de repas chauds dans les bâtiments environnants, initiative qui a été prise en charge par des volontaires de l’association kharkivienne « Zlahoda » (« l’accord » en ukrainien). D’autres organisations d’entre-aide apportent aussi leur soutien aux habitants.
Natalya et Dima, tous deux la trentaine environ, se sont portés volontaires aux côtés de « Zlahoda » dès le début de l’invasion : « À l’origine, l’association s’occupait surtout des enfants pauvres de la ville, mais depuis février, nous avons élargi nos missions pour aider les habitants de Saltivka », explique Natalya. Tous les jours, elle effectue des virées en voiture dans le quartier avec son mari, Dima. « On a commencé tous seuls, on a pris notre voiture et on a contacté des restos en ville qui voulaient bien nous aider ».
Selon Dima, les besoins du quartier sont immenses : lorsque le temps le permet, les habitants cuisinent en extérieur dans des conditions précaires. Se pose essentiellement la question de l’approvisionnement en vivres. En effet, les magasins ont quasiment tous fermé à cause des pannes d’électricité.
Face à cette situation, les restaurants se sont vite organisés. « Il y en a quelques-uns dans le centre-ville qui cuisinent des repas chauds pour les gens ici, deux fois par jour », explique Natalya. « On a un certain nombre de commandes, mais parfois, les restaurants manquent soit de nourriture, soit de temps pour les préparer… Tout le monde fait au mieux. En priorité, on vient en aide aux retraités et aux handicapés. »
« L’appartement bougeait comme un navire »
À Saltivka Nord, il n’y a plus de transports en commun. Les trois dernières stations de métro censées desservir le quartier sont fermées pour raisons de sécurité : plusieurs dizaines de locaux qui n’ont pas d’endroit où s’abriter vivent toujours sur les quais.
Dans certains rues, arbres à terre, câbles électriques, carcasses de voitures brûlées et barricades militaires déjà abandonnées s’entrelacent pour former des obstacles difficilement surmontables. De temps en temps, des bruits sourds de tirs d’artillerie se font entendre au loin. « Faut pas s’inquiéter, ça c’est nos gars ! », explique un habitant. Au fil des mois, ils ont appris à reconnaître les différents bruits de la guerre. Parmi tous les quartiers de Kharkiv, c’est bien à Saltivka que les tirs se font entendre plus qu’ailleurs. Les affrontements n’ont lieu qu’à une dizaine de kilomètres au Nord.
Plus on s’approche de ce que les locaux appellent la « première ligne » – la rangée d’immeubles résidentiels située la plus au nord, et donc au plus près des anciennes positions de l’armée russe –, plus les destructions sont visibles.
« C’était comme sur un navire, tu regardes autour de toi et tout bouge, les armoires, les portes, la baignoire dans la salle de bain… tout », raconte Sveta, sexagénaire, à propos des bombardements intenses qu’a subi son quartier. Elle fait partie de la dizaine de personnes qui habitent toujours dans des tentes au quai de la station de métro « Heroïv Pratsi ». « J’habitais le fameux immeuble au 82, rue Natalya Uzhvii [connu pour avoir été le plus détruit de tous à Saltivka] … Pendant plus d’un mois, je vivais comme ça, sous les tirs et les bombardements constants… Puis, fin mars, nos gars [les soldats ukrainiens] sont venus pour m’évacuer. Vite fait, ils m’ont ramenée à la station de métro. »
Sveta est ensuite partie en Ukraine de l’Ouest, où elle a été hébergée dans un sanatorium. « Je vous le dis, c’était comme des vacances ! J’y suis restée un mois au final … Il fallait bien que je revienne. Depuis, j’attends une place en dortoir, mais ça ne vient pas. Ma fille a un appartement où elle habite avec ses enfants, mais je ne veux pas les déranger… », conclut-elle.
Les habitants de « Heroïv Pratsi », dont Sveta, se plaignent surtout des conditions sanitaires à la station : le manque d’hygiène des toilettes et l’absence de douche. De plus, un froid ambiant règne dans les profondeurs du métro kharkivien : résultat, une grande partie de ses habitants est tombée malade.
Plus près de la « première ligne », les choses ne vont pas bien mieux.
« Non, je n’ai plus peur ! », s’emporte Lyuda, quinquagénaire aux cheveux gris courts, qui habite le quartier de la rue des constructeurs du métro. « On s’habitue, vous savez. De toute façon, on en a déjà vu trop ».
« Venez voir, je vais vous montrer mon appartement », intervient Anna. Chez elle, l’étendue des dégâts est frappante. Sur les trois pièces de son appartement, une seule est toujours habitable, l’air s’infiltre à travers les trous des vitres. Quant au salon, il n’y a plus de fenêtres.
« Le bâtiment tient encore, on attend toujours une commission d’experts pour dire s’il peut être rénové », explique Anna.
Pourtant, elle ne conçoit pas de quitter les lieux, tout comme la quasi-totalité de ses voisins. « Je voudrais bien partir : j’ai une fille qui habite en Allemagne, l’autre est en Norvège. Elles m’invitent chez elles sans cesse. Mais vous voyez bien ces petits chats autour… J’en ai retrouvé trois, deux autres sont toujours perdus et je n’arrive pas à les retrouver… Je ne pourrai jamais partir tant que je sais qu’ils sont quelque part dans les environs ».
90% des entreprises de Kharkiv toujours à l’arrêt
Malgré ces conditions extrêmes, des milliers d’habitants restent dans leur logement. Certains bâtiments n’ont pas été touchés par les obus et n’ont donc souffert que de dégâts superficiels, comme des vitres brisées. En revanche, l’ensemble des habitations de Saltivka-Nord n’aurait aucun accès au gaz et à l’eau courante.
Les cuisines et salles de bain ne sont pas fonctionnelles, même si l’électricité reste assurée pour une partie des logements. La question de l’hygiène personnelle est un point délicat sur lequel les habitants ne souhaitent pas s’attarder. « C’était vraiment un quartier très agréable avant, très vert », commente une passante. Aujourd’hui, ses habitants vivent dans de véritables bidonvilles en béton.
Dans ce contexte drastique, les habitants tentent de tuer le temps. Impossible de trouver un travail : 90 % des entreprises de la ville seraient toujours à l’arrêt. Les rares voisins de Sergueï du 15 rue Metrobudivnykiv (« rue des constructeurs du métro »), passent l’essentiel de leurs journées à l’extérieur, sous un abri en métal équipé d’une table et de bancs de camping. A côté, des brochettes ou chachliks attirent les passants par leur odeur alléchante. Sur la table, des jus de fruit, des bières et autres alcools. Les discussions sont ponctuées de voyages jusqu’au point d’eau le plus proche, à une centaine de mètres. Deux fois par jour, Vera remplit des bonbonnes de 10 litres d’eau à la source. « On est restés parce que nous n’avons pas où aller », explique la quadragénaire comme tant d’autres à Saltivka.
Mais comment les habitants pourront-ils s’organiser en hiver ? « Je ne sais pas », confie-t-elle, désorientée.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.